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« Wim Delvoye. Pigs, Cathedrals and Crucifix » [en collaboration avec Gilbert PERLEIN]
in Wim Delvoye, Dessins & Maquettes, cat. MAMAC, Nice / Flammarion, Paris, 2010.
Faisant suite à l’exposition À la Recherche d’Utopia de Jan Fabre en 2003, le MAMAC propose une autre facette de l’art contemporain belge à travers l’oeuvre surprenante de Wim Delvoye. La Belgique s’est toujours tenue à la fois en marge et au centre de la scène artistique internationale. En marge, par son originalité et son inventivité débridée ; au centre par sa force novatrice et avant-gardiste. Nombre de ses artistes sont à la fois emblématiques et atypiques : Jérôme Bosch, Pieter Bruegel, James Ensor, Félicien Rops, René Magritte, Jacques Lizène, Marcel Broodthaers pour ne citer qu’eux.
À l’heure de la mondialisation, Wim Delvoye revendique ses origines, véritables sources d’inspiration dans son travail. On retrouve chez lui ce goût pour le détournement et le renversement des valeurs, cher aux artistes flamands. À travers cette question de l’identité territoriale, Wim Delvoye aborde des sujets englobant l’ensemble de notre société consumériste.
Intitulée Wim Delvoye, Dessins et Maquettes, l’exposition regroupe trois thématiques intrinsèquement liées dont les oeuvres, à quelques exceptions près, proviennent de l’atelier de l’artiste situé à Gand. Les cochons tatoués, les maquettes gothiques et les torsions elliptiques du Christ en croix restituent le cheminement de l’artiste. Chaque série porte en germe le travail ultérieur sans qu’aucune d’elles ne soit achevée. Se répondant les unes aux autres, toutes confrontent l’art, la religion, les symboles socioculturels et l’industrie capitaliste de manière insolite. Avec les dessins préparatoires exécutés aux crayons de couleur, les objets finis ou en devenir décrivent le début et la fin du processus artistique de l’origine du projet à sa réalisation. Ensemble, ils font de son travail une oeuvre en constante gestation.
Cochons tatoués
Depuis la préhistoire, l’homme représente l’animal et l’utilise dans ses rites. En 1969, Janis Kounellis fait scandale en exposant douze chevaux vivants dans la galerie L’Attico à Rome. Par la suite Jan Fabre, mais aussi Damien Hirst et Maurizio Cattelan proposent des créations artistiques à partir d’animaux naturalisés. Wim Delvoye poursuit la critique du marché de l’art initiée par Kounellis en élevant des cochons tatoués en Chine.
Dans sa ferme située près de Pékin, Wim Delvoye fait tatouer des porcelets. De leur vivant, les bêtes choyées sont élevées dans l’Art Farm et soumises à la spéculation des collectionneurs et des investisseurs. Une fois morts, les cochons tatoués sont empaillés tels des trophées de chasse quand d’autres peaux sont présentées sous cadre. Menant à son paroxysme le mécanisme capitaliste, l’Art Farm propose d’enchérir sur le vivant. Elle en imite le processus économique (élevage, spéculation, mort, exportation, transformation…). L’être vivant comme marchandise fonctionne si bien que Delvoye tatoue également des humains [1] qu’il expose – bien vivants – et soumet au marché de l’art ! Il faut dire que le cochon renvoie inéluctablement à l’Homme, de par son alimentation, son épiderme et sa physiologie. Wim Delvoye tente de concilier, d’unifier cet animal fortement connoté à l’Homme, par l’intermédiaire du tatouage.
Wim Delvoye présente au MAMAC quelques-unes de ces bêtes face aux esquisses préparatoires. Figés dans des positions naturelles – là repose tout l’art de la taxidermie –, ces cochons arborent fièrement leur tatouage. Bien loin d’une marque d’élevage, leurs tatouages font référence à des signes communautaires profondément humains.
On retrouve ici tous les stéréotypes inhérents à l’art du tatouage, de l’esthétique heavy metal chère aux bikers au kitsch de la Vierge ou du Christ saint sulpicien jusqu’aux derniers effets de mode : logo publicitaire d’un Mr. Propre, sigle Louis Vuitton contrefait, héroïnes de Walt Disney… Les motifs foisonnent et s’entrechoquent. Mais ici ils sont dépourvus de valeur spirituelle ou symbolique ; au mieux ils représentent l’homme comme une bête domestiquée par la pression commerciale jusque dans sa chair.
Symbole de la tirelire, métaphore de l’humain, tabou et interdit religieux, le joli petit cochon a souvent mauvaise réputation. Synonymes de souillure et de gloutonnerie, les porcs incarnent le mal chez Jérôme Bosch ou Pieter Bruegel, tournent en dérision l’état de la société chez Jeff Koons ou Paul McCarthy. Ceux de Delvoye proposent une nouvelle iconographie reliant le trivial au religieux, l’animalité à l’humanité jusqu’à les rendre indissociables. Associant le cochon tatoué capitaliste au spirituel, l’artiste donne à voir moins l’humanisation du cochon, ou l’animalité de l’Homme, qu’un « entre-deux » [2]. Entre humanité et animalité, les cochons tatoués de Wim Delvoye interrogent notre rapport au corps et aux codes socioculturels.
Maquettes gothiques
« Nous ferons une cathédrale si grande que ceux qui la verront achevée croiront que nous étions fous.»
Un ecclésiastique de Séville un jour de l’an 1402
En réalisant des maquettes en métal dentelé dans un style gothique, Wim Delvoye revisite tout un pan de l’histoire de l’architecture médiévale fortement ancré dans notre mémoire collective et qui connaît un développement particulier en Belgique et ce durant près de quatre siècles [3]. Le gothique constitue pour lui un répertoire formel, symbole du catholicisme. En s’appropriant ce style artistique et religieux, Wim Delvoye en donne une vision postmoderne. Aux côtés des cathédrales métalliques, des machines de chantier (pelleteuses, bulldozers, bétonneuses…) rivalisent avec les ferronneries gothiques.
Wim Delvoye réalise des constructions rationnelles de bâtiments déments. L’exposition du MAMAC regroupe des maquettes de projets pouvant être réalisés à grande échelle comme c’est le cas pour la Chapelle du Mudam.
Avec les machines de chantier, il donne à des engins usuels et modernes un aspect gothique et religieux. Inversement, il confère à la cathédrale des attributs de notre époque. Le jeu de valeurs est essentiel. Les engins aux allures de « Meccano » comme les cathédrales sont détournés de leurs fonctions premières. Ensemble, ils jouent sur le rapprochement de deux réalités antagonistes : le monde matériel et le monde spirituel. Les engins de construction sont les cathédrales d’aujourd’hui. Ils symbolisent la modernisation de nos constructions, la mécanisation de notre société. La cathédrale devient un squelette métallique défiant les lois de la pesanteur, catalysant toutes les énergies de l’époque [4]. Véritable « gratte-ciel » du Moyen Âge, elle symbolise à l’image des machines « gothisées » la volonté de l’Homme de surpasser la nature [5].
C’est pourquoi Wim Delvoye, à contre-courant du spirituel, y fait l’apologie du vivant. L’artiste détourne le vitrail de sa fonction spirituelle, symbolique et morale, en l’ornant d’images impies réalisées aux rayons X. Son iconographie, bien loin d’enseigner la Bible, glorifie l’organique. Intestins, colons, scènes de copulations et de défécation subvertissent l’art du vitrail. Cette glorification rapproche encore une fois l’homme de son animalité en le réduisant à l’expression de ses besoins vitaux.
Christ en croix
Si la figure du Christ en croix hante le travail de Wim Delvoye, elle acquiert ici une totale autonomie. Au mur, des épures évoquant les croquis de Léonard de Vinci aboutissent à une série de torsions sculpturales en bronze ou en argent où le corps du Christ s’enroule à l’intérieur et à l’extérieur d’une croix elliptique. L’icône frontale et souffrante du crucifix latin laisse place à une conception cyclique reprenant tantôt la forme d’un anneau (Ring Jesus Inside), tantôt celle de la double hélice de l’ADN (Double Helix) ou du ruban de Moebius [6] (Helix), évoquant la forme d’un bretzel, comme il aime le rappeler. Ces crucifix s’allient à la génétique, à la géométrie et à la topologie pour aboutir à une forme fluide. Son flux perpétuel incarne le principe même du Christ torturé et ressuscité. Exhibé, le corps du Christ est maltraité, soumis à des étirements, des contorsions le réduisant à un motif ornemental baroque, nous rappelant une époque pas si lointaine où cet objet de dévotion était omniprésent. Malgré ces déformations corporelles, le Christ demeure triomphant, sa souffrance sublimée. Par sa mise en boucle et sa répétition, le caractère d’ubiquité divine est exacerbé. Vêtu d’un pagne et coiffé de la couronne d’épines, il reprend l’iconographie traditionnelle de la crucifixion. Évoquant l’art du culte des reliques et la magnificence du catholicisme, il nous renvoie au Christ mort de Mantegna et aux gravures de Dürer. C’est bien la multiplication de ces distorsions, la répétition à outrance de ce corps qui nous interpelle. Les Twisted insistent aussi bien sur l’idée de tournoiement que de tourment. Par cette mise en boucle, ils matérialisent les recherches de l’artiste qui fait fusionner et interagir des principes éloignés voire contradictoires. Cette synthèse conceptuelle et formelle mène son travail à son point culminant.
Ce processus de « vrillement » se retrouve dans les images numériques des Twisted Towers (Gastropod, Nautilus) dont la précision technique les rapproche de plans d’exécution. Rappelant une crosse ecclésiastique, ces dessins prennent la forme d’une cathédrale torsadée. Cette série crée un trait d’union entre les gothiques et les torsions. Elle relève d’un développement latent, d’un long processus de germination qui naît du va-et-vient constant que l’artiste opère entre les esquisses, les épures numériques, les maquettes et les objets finis.
De la germination
« D’innombrables beautés fleurissent de toutes parts dans cette germination de la terre fécondée par le catholicisme. »
Charles de Montalembert, La Vie de sainte Élisabeth de Hongrie, 1836
L’oeuvre tout entière de Wim Delvoye est imprégnée de culture catholique. Cette thématique traverse l’ensemble de son travail. Elle en est la source et la cible. Wim Delvoye met en scène nos tabous et les interdits religieux ; non pour choquer mais pour révéler leurs paradoxes. Il ne faudrait pas voir dans le travail provocateur de Wim Delvoye un acte ironique de profanation, pas plus qu’une restauration du spirituel, mais bien une volonté de saisir les contradictions de notre société. Elle en reprend le langage, la confronte au poids effectif des traditions, fait apparaître des survivances. Delvoye intensifie les marques socioculturelles de manière à susciter en nous des réactions. Porcs tatoués, engins de chantier ou nautiles élevés au rang d’édifices gothiques, cathédrales métalliques à l’imagerie subversive, crucifix torsadés interrogent notre rapport au corps et aux symboles. Par ces détournements, Wim Delvoye renverse l’ordre établi, délocalise les valeurs de notre société de manière grivoise et décomplexée. Bien loin d’une vision pessimiste, Wim Delvoye rejoue les postures de notre société, révèle ses inepties. L’artiste met en place un véritable processus de germination. Il fait cohabiter des images antagonistes fortement connotées jusqu’à ce qu’elles fusionnent et donnent naissance à une oeuvre d’art syncrétique. L’artiste assimile des valeurs contradictoires issues de sa Flandre natale et des pays qu’il côtoie. La magie opère quand le sacré se mêle au profane, le spirituel au matériel, le culturel au naturel jusqu’à ne former plus qu’un. Ces germinations forment un nouveau symbole autonome, une nouvelle entité dont les influences s’entremêlent jusqu’à devenir indiscernables [7]. N’est-ce pas l’un des paradigmes de l’art que de transcender la réalité en une oeuvre nouvelle et originale ? La force de l’oeuvre de Wim Delvoye réside incontestablement dans cette capacité d’absorption et de mutation latente.
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[1] Chaque humain tatoué a son homologue en cochon.
[2] Pierre Sterckx, Le Devenir-cochon de Wim Delvoye, La Lettre Volée, Bruxelles, 2006.
[3] La Belgique a produit une architecture gothique particulièrement riche et variée avec de nombreuses variantes régionales. L’artiste réalise d’ailleurs de nombreux beffrois inspirés des « clochers-porches » qui ornent les façades gothiques brabançonnes, comme à la cathédrale Saint-Bavon de Gand.
[4] Dans sa quête ascensionnelle, cette architecture démesurée constitue de véritables prouesses et virtuosités techniques. Si Delvoye délaisse la pierre au profit du métal, c’est bien pour perpétuer ces valeurs. Ses maquettes gothiques demeurent de véritables challenges d’un point de vue de leur réalisation et de leur montage que Delvoye confie en véritable maître d’oeuvre à des artisans spécialisés. Actuellement, l’artiste a pour ambition de poursuivre cette synergie par la construction de la plus haute tour gothique du monde.
[5] L’élan vertical typique du gothique dérive en une course effrénée au record qui détourne la cathédrale de ses ambitions premières. La cathédrale gothique devient le symbole de la puissance économique des villes et d’un certain fonctionnalisme, bien plus que l’image de la piété chrétienté.
[6] Le ruban de Moebius est un anneau ne possédant qu’une seule face.
[7] Pierre Sterckx, Le Devenir-cochon de Wim Delvoye, op. cit.
in Wim Delvoye, Dessins & Maquettes, cat. MAMAC, Nice / Flammarion, Paris, 2010.
Faisant suite à l’exposition À la Recherche d’Utopia de Jan Fabre en 2003, le MAMAC propose une autre facette de l’art contemporain belge à travers l’oeuvre surprenante de Wim Delvoye. La Belgique s’est toujours tenue à la fois en marge et au centre de la scène artistique internationale. En marge, par son originalité et son inventivité débridée ; au centre par sa force novatrice et avant-gardiste. Nombre de ses artistes sont à la fois emblématiques et atypiques : Jérôme Bosch, Pieter Bruegel, James Ensor, Félicien Rops, René Magritte, Jacques Lizène, Marcel Broodthaers pour ne citer qu’eux.
À l’heure de la mondialisation, Wim Delvoye revendique ses origines, véritables sources d’inspiration dans son travail. On retrouve chez lui ce goût pour le détournement et le renversement des valeurs, cher aux artistes flamands. À travers cette question de l’identité territoriale, Wim Delvoye aborde des sujets englobant l’ensemble de notre société consumériste.
Intitulée Wim Delvoye, Dessins et Maquettes, l’exposition regroupe trois thématiques intrinsèquement liées dont les oeuvres, à quelques exceptions près, proviennent de l’atelier de l’artiste situé à Gand. Les cochons tatoués, les maquettes gothiques et les torsions elliptiques du Christ en croix restituent le cheminement de l’artiste. Chaque série porte en germe le travail ultérieur sans qu’aucune d’elles ne soit achevée. Se répondant les unes aux autres, toutes confrontent l’art, la religion, les symboles socioculturels et l’industrie capitaliste de manière insolite. Avec les dessins préparatoires exécutés aux crayons de couleur, les objets finis ou en devenir décrivent le début et la fin du processus artistique de l’origine du projet à sa réalisation. Ensemble, ils font de son travail une oeuvre en constante gestation.
Cochons tatoués
Depuis la préhistoire, l’homme représente l’animal et l’utilise dans ses rites. En 1969, Janis Kounellis fait scandale en exposant douze chevaux vivants dans la galerie L’Attico à Rome. Par la suite Jan Fabre, mais aussi Damien Hirst et Maurizio Cattelan proposent des créations artistiques à partir d’animaux naturalisés. Wim Delvoye poursuit la critique du marché de l’art initiée par Kounellis en élevant des cochons tatoués en Chine.
Dans sa ferme située près de Pékin, Wim Delvoye fait tatouer des porcelets. De leur vivant, les bêtes choyées sont élevées dans l’Art Farm et soumises à la spéculation des collectionneurs et des investisseurs. Une fois morts, les cochons tatoués sont empaillés tels des trophées de chasse quand d’autres peaux sont présentées sous cadre. Menant à son paroxysme le mécanisme capitaliste, l’Art Farm propose d’enchérir sur le vivant. Elle en imite le processus économique (élevage, spéculation, mort, exportation, transformation…). L’être vivant comme marchandise fonctionne si bien que Delvoye tatoue également des humains [1] qu’il expose – bien vivants – et soumet au marché de l’art ! Il faut dire que le cochon renvoie inéluctablement à l’Homme, de par son alimentation, son épiderme et sa physiologie. Wim Delvoye tente de concilier, d’unifier cet animal fortement connoté à l’Homme, par l’intermédiaire du tatouage.
Wim Delvoye présente au MAMAC quelques-unes de ces bêtes face aux esquisses préparatoires. Figés dans des positions naturelles – là repose tout l’art de la taxidermie –, ces cochons arborent fièrement leur tatouage. Bien loin d’une marque d’élevage, leurs tatouages font référence à des signes communautaires profondément humains.
On retrouve ici tous les stéréotypes inhérents à l’art du tatouage, de l’esthétique heavy metal chère aux bikers au kitsch de la Vierge ou du Christ saint sulpicien jusqu’aux derniers effets de mode : logo publicitaire d’un Mr. Propre, sigle Louis Vuitton contrefait, héroïnes de Walt Disney… Les motifs foisonnent et s’entrechoquent. Mais ici ils sont dépourvus de valeur spirituelle ou symbolique ; au mieux ils représentent l’homme comme une bête domestiquée par la pression commerciale jusque dans sa chair.
Symbole de la tirelire, métaphore de l’humain, tabou et interdit religieux, le joli petit cochon a souvent mauvaise réputation. Synonymes de souillure et de gloutonnerie, les porcs incarnent le mal chez Jérôme Bosch ou Pieter Bruegel, tournent en dérision l’état de la société chez Jeff Koons ou Paul McCarthy. Ceux de Delvoye proposent une nouvelle iconographie reliant le trivial au religieux, l’animalité à l’humanité jusqu’à les rendre indissociables. Associant le cochon tatoué capitaliste au spirituel, l’artiste donne à voir moins l’humanisation du cochon, ou l’animalité de l’Homme, qu’un « entre-deux » [2]. Entre humanité et animalité, les cochons tatoués de Wim Delvoye interrogent notre rapport au corps et aux codes socioculturels.
Maquettes gothiques
« Nous ferons une cathédrale si grande que ceux qui la verront achevée croiront que nous étions fous.»
Un ecclésiastique de Séville un jour de l’an 1402
En réalisant des maquettes en métal dentelé dans un style gothique, Wim Delvoye revisite tout un pan de l’histoire de l’architecture médiévale fortement ancré dans notre mémoire collective et qui connaît un développement particulier en Belgique et ce durant près de quatre siècles [3]. Le gothique constitue pour lui un répertoire formel, symbole du catholicisme. En s’appropriant ce style artistique et religieux, Wim Delvoye en donne une vision postmoderne. Aux côtés des cathédrales métalliques, des machines de chantier (pelleteuses, bulldozers, bétonneuses…) rivalisent avec les ferronneries gothiques.
Wim Delvoye réalise des constructions rationnelles de bâtiments déments. L’exposition du MAMAC regroupe des maquettes de projets pouvant être réalisés à grande échelle comme c’est le cas pour la Chapelle du Mudam.
Avec les machines de chantier, il donne à des engins usuels et modernes un aspect gothique et religieux. Inversement, il confère à la cathédrale des attributs de notre époque. Le jeu de valeurs est essentiel. Les engins aux allures de « Meccano » comme les cathédrales sont détournés de leurs fonctions premières. Ensemble, ils jouent sur le rapprochement de deux réalités antagonistes : le monde matériel et le monde spirituel. Les engins de construction sont les cathédrales d’aujourd’hui. Ils symbolisent la modernisation de nos constructions, la mécanisation de notre société. La cathédrale devient un squelette métallique défiant les lois de la pesanteur, catalysant toutes les énergies de l’époque [4]. Véritable « gratte-ciel » du Moyen Âge, elle symbolise à l’image des machines « gothisées » la volonté de l’Homme de surpasser la nature [5].
C’est pourquoi Wim Delvoye, à contre-courant du spirituel, y fait l’apologie du vivant. L’artiste détourne le vitrail de sa fonction spirituelle, symbolique et morale, en l’ornant d’images impies réalisées aux rayons X. Son iconographie, bien loin d’enseigner la Bible, glorifie l’organique. Intestins, colons, scènes de copulations et de défécation subvertissent l’art du vitrail. Cette glorification rapproche encore une fois l’homme de son animalité en le réduisant à l’expression de ses besoins vitaux.
Christ en croix
Si la figure du Christ en croix hante le travail de Wim Delvoye, elle acquiert ici une totale autonomie. Au mur, des épures évoquant les croquis de Léonard de Vinci aboutissent à une série de torsions sculpturales en bronze ou en argent où le corps du Christ s’enroule à l’intérieur et à l’extérieur d’une croix elliptique. L’icône frontale et souffrante du crucifix latin laisse place à une conception cyclique reprenant tantôt la forme d’un anneau (Ring Jesus Inside), tantôt celle de la double hélice de l’ADN (Double Helix) ou du ruban de Moebius [6] (Helix), évoquant la forme d’un bretzel, comme il aime le rappeler. Ces crucifix s’allient à la génétique, à la géométrie et à la topologie pour aboutir à une forme fluide. Son flux perpétuel incarne le principe même du Christ torturé et ressuscité. Exhibé, le corps du Christ est maltraité, soumis à des étirements, des contorsions le réduisant à un motif ornemental baroque, nous rappelant une époque pas si lointaine où cet objet de dévotion était omniprésent. Malgré ces déformations corporelles, le Christ demeure triomphant, sa souffrance sublimée. Par sa mise en boucle et sa répétition, le caractère d’ubiquité divine est exacerbé. Vêtu d’un pagne et coiffé de la couronne d’épines, il reprend l’iconographie traditionnelle de la crucifixion. Évoquant l’art du culte des reliques et la magnificence du catholicisme, il nous renvoie au Christ mort de Mantegna et aux gravures de Dürer. C’est bien la multiplication de ces distorsions, la répétition à outrance de ce corps qui nous interpelle. Les Twisted insistent aussi bien sur l’idée de tournoiement que de tourment. Par cette mise en boucle, ils matérialisent les recherches de l’artiste qui fait fusionner et interagir des principes éloignés voire contradictoires. Cette synthèse conceptuelle et formelle mène son travail à son point culminant.
Ce processus de « vrillement » se retrouve dans les images numériques des Twisted Towers (Gastropod, Nautilus) dont la précision technique les rapproche de plans d’exécution. Rappelant une crosse ecclésiastique, ces dessins prennent la forme d’une cathédrale torsadée. Cette série crée un trait d’union entre les gothiques et les torsions. Elle relève d’un développement latent, d’un long processus de germination qui naît du va-et-vient constant que l’artiste opère entre les esquisses, les épures numériques, les maquettes et les objets finis.
De la germination
« D’innombrables beautés fleurissent de toutes parts dans cette germination de la terre fécondée par le catholicisme. »
Charles de Montalembert, La Vie de sainte Élisabeth de Hongrie, 1836
L’oeuvre tout entière de Wim Delvoye est imprégnée de culture catholique. Cette thématique traverse l’ensemble de son travail. Elle en est la source et la cible. Wim Delvoye met en scène nos tabous et les interdits religieux ; non pour choquer mais pour révéler leurs paradoxes. Il ne faudrait pas voir dans le travail provocateur de Wim Delvoye un acte ironique de profanation, pas plus qu’une restauration du spirituel, mais bien une volonté de saisir les contradictions de notre société. Elle en reprend le langage, la confronte au poids effectif des traditions, fait apparaître des survivances. Delvoye intensifie les marques socioculturelles de manière à susciter en nous des réactions. Porcs tatoués, engins de chantier ou nautiles élevés au rang d’édifices gothiques, cathédrales métalliques à l’imagerie subversive, crucifix torsadés interrogent notre rapport au corps et aux symboles. Par ces détournements, Wim Delvoye renverse l’ordre établi, délocalise les valeurs de notre société de manière grivoise et décomplexée. Bien loin d’une vision pessimiste, Wim Delvoye rejoue les postures de notre société, révèle ses inepties. L’artiste met en place un véritable processus de germination. Il fait cohabiter des images antagonistes fortement connotées jusqu’à ce qu’elles fusionnent et donnent naissance à une oeuvre d’art syncrétique. L’artiste assimile des valeurs contradictoires issues de sa Flandre natale et des pays qu’il côtoie. La magie opère quand le sacré se mêle au profane, le spirituel au matériel, le culturel au naturel jusqu’à ne former plus qu’un. Ces germinations forment un nouveau symbole autonome, une nouvelle entité dont les influences s’entremêlent jusqu’à devenir indiscernables [7]. N’est-ce pas l’un des paradigmes de l’art que de transcender la réalité en une oeuvre nouvelle et originale ? La force de l’oeuvre de Wim Delvoye réside incontestablement dans cette capacité d’absorption et de mutation latente.
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[1] Chaque humain tatoué a son homologue en cochon.
[2] Pierre Sterckx, Le Devenir-cochon de Wim Delvoye, La Lettre Volée, Bruxelles, 2006.
[3] La Belgique a produit une architecture gothique particulièrement riche et variée avec de nombreuses variantes régionales. L’artiste réalise d’ailleurs de nombreux beffrois inspirés des « clochers-porches » qui ornent les façades gothiques brabançonnes, comme à la cathédrale Saint-Bavon de Gand.
[4] Dans sa quête ascensionnelle, cette architecture démesurée constitue de véritables prouesses et virtuosités techniques. Si Delvoye délaisse la pierre au profit du métal, c’est bien pour perpétuer ces valeurs. Ses maquettes gothiques demeurent de véritables challenges d’un point de vue de leur réalisation et de leur montage que Delvoye confie en véritable maître d’oeuvre à des artisans spécialisés. Actuellement, l’artiste a pour ambition de poursuivre cette synergie par la construction de la plus haute tour gothique du monde.
[5] L’élan vertical typique du gothique dérive en une course effrénée au record qui détourne la cathédrale de ses ambitions premières. La cathédrale gothique devient le symbole de la puissance économique des villes et d’un certain fonctionnalisme, bien plus que l’image de la piété chrétienté.
[6] Le ruban de Moebius est un anneau ne possédant qu’une seule face.
[7] Pierre Sterckx, Le Devenir-cochon de Wim Delvoye, op. cit.