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© Laurence Aëgerter
« Laurence Aëgerter. Hermitage, the modernists »
in Laurence Aëgerter, Hermitage, the modernists, Galerie Art Affairs / 2x2 projects / C&H art space, Amsterdam, 2011.
Des personnages plantés devant une oeuvre d’art. Nous sommes dans un musée. Un visiteur nous obstrue la vue d’un tableau. Il nous gêne, nous empêche de voir, parasite l’objet observé, l’oblitère de sa silhouette. Ici, point d’agacement. Sa présence nous est agréable. Vu de dos, l’intrus se fond dans le tableau par des connivences formelles et colorées. Sa tenue vestimentaire joue avec les larges touches de couleurs diaprées des paysages et natures mortes fauves ou expressionnistes. Là, la reprise de motifs géométriques ou ornementaux l’englobe dans la planéité de la peinture. Plus loin, ce sont des regards, des attitudes, des effets de matière ou des coiffures soignées qui se répondent. Le tableau entre parfois en interaction avec le regardeur, comme ici où la collerette du personnage de Derain sied étrangement bien à la spectatrice contemporaine. Si certains perturbateurs ne font plus qu’un avec la toile, d’autres semblent réellement converser avec l’oeuvre peinte, comme cette jeune femme à la robe plissée devant La femme à l’éventail de Picasso. Parallèles mimétiques, restitutions d’une ambiance, d’une tonalité, références artistiques, jeux formels et structurels, la panoplie des similitudes est sans fin. Une nouvelle image apparaît. L’oeuvre en figure une nouvelle. La mise en abîme est complète ; le voyeur est lui-même observé, photographié. Parfois, le tableau est obstrué non pas par un visiteur mais par un objet : deux escabeaux renforcent la construction et la musicalité de Composition VI de Kandinsky ; un voilage brise-bise brodé de chatons s’affiche fièrement sur le haut du cadre de Composition V ; un rideau de porte en lanières plastique souples et colorées reprend les tonalités d’un Matisse et d’un Picasso ; un autre translucide crée un jeu optique chez Malévitch et Guérin ; un autre, en chenille cette fois, rejoue la féminité de La femme au chapeau noir de Van Dongen, quand ce n’est pas un jambon bien ficelé. A deux reprises, le champ s’élargit même à l’espace environnant, l’oeuvre est replacée au sein de l’espace muséal laissant apparaître les coulisses du montage.
Après les chefs d’oeuvres historiques du Rijksmuseum et du Louvre (La Laitière de Johannes Vermeer, La raie de Jean Siméon Chardin, le Bain Turc de Dominique Ingres…), Laurence Aëgerter s’attaque ici aux tenants de la modernité présents dans les collections du musée de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg actuellement exposés à Amsterdam [1] : Henri Matisse, Vassily Kandinsky, André Derain, Maurice De Vlaminck, Kees van Dongen, Pablo Picasso, Kasimir Malévitch... Cette série rejoue les solutions plastiques adoptées par les précurseurs de l’art abstrait : aplats de couleurs pures, modulation des surfaces, suppression de la perspective, géométrisation des formes... Dans la Chambre rouge, la spectatrice à la manière d’un caméléon se fond littéralement dans le décor. Son regard croise celui du personnage matissien. Portant le même chignon blond, les deux femmes prennent place de part et d’autre d’une table enserré dans un environnement rouge et luxuriant. Les arabesques du manteau de la spectatrice se perdent dans les motifs décoratifs du papier peint et de la nappe qui tapissent l’ensemble de la toile, à l’exception de la fenêtre située à droite de la composition et dont la dominante verte constitue un contrepoint au manteau de la jeune fille. La scénographie proposée par Laurence Aëgerter rejoue à merveilles la suppression de tout effet de profondeur voulue par le peintre ; tout est ramené au même plan. Si spontanéité il y a, force est de constater que ces associations sont savamment construites, pour ne pas dire théâtralisés. Evocation directe à Léon Battista Alberti, les rideaux déployés par Laurence Aëgerter parodient la conception du tableau comme fenêtre ouverte sur le monde sapant par la même l’autonomie de l’oeuvre d’art prônée par les peintres modernes.
Cachant une partie du tableau, l’anonyme visiteur réinterroge par sa simple présence les effigies des plus grands temples de l’art occidental, met en situation les rapports étroits qui unissent le spectateur et l’oeuvre d’art jusqu’à les rendre indissociables. Dans cette confrontation, deux espaces-temps se télescopent : celui qui a vu naître le tableau et celui de sa réception, dans l’enceinte muséale. Comment les oeuvres sont-elles soumises au public contemporain ? Qu’est-ce qui a changé dans nos modes de lecture et d’appréhension des images ? Quel supplément ou déviation de sens se produit-il ? Le message fondamentalement ambigu des oeuvres d’art, perméable à la pluralité de sens, est mis en scène par la participation active du regardeur. Par le parasitage d’objets ou de spectateurs, Laurence Aëgerter recontextualise les oeuvres au sein de l’espace muséal, y réinjecte de la vie.
Abordant aussi bien la vidéo, la performance, l’édition que la photographie, l’artiste s’approprie des systèmes qui classifient et régissent notre société : des encyclopédies, des annuaires, des journaux, et même nos musées. 180 degrees encyclopaedia (2007) est un fac-similé reproduisant une encyclopédie Larousse de 1970 où plus de deux cents visuels de paysage ou de monument ont été remplacés par des photographies prises exactement au même endroit mais dans une direction opposée. Avec Opening Soon / Opening Now (2009), l’atelier qui lui était assigné devient tour à tour une bibliothèque, un club de golf, un snack-bar turc et un musée dédié à Anne Frank... Parasitant le fonctionnement ou la structure de nos modes d’appréhension du monde, l’artiste bouleverse nos catégories de pensée, propose une nouvelle vision de ce qui nous entoure, et que l’on croyait figé.
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[1] « De Matisse à Malevitch - Les pionniers de l’art moderne du musée de l’Hermitage », Musée de l’Hermitage, Amsterdam, 6 mars - 17 septembre 2010
in Laurence Aëgerter, Hermitage, the modernists, Galerie Art Affairs / 2x2 projects / C&H art space, Amsterdam, 2011.
Des personnages plantés devant une oeuvre d’art. Nous sommes dans un musée. Un visiteur nous obstrue la vue d’un tableau. Il nous gêne, nous empêche de voir, parasite l’objet observé, l’oblitère de sa silhouette. Ici, point d’agacement. Sa présence nous est agréable. Vu de dos, l’intrus se fond dans le tableau par des connivences formelles et colorées. Sa tenue vestimentaire joue avec les larges touches de couleurs diaprées des paysages et natures mortes fauves ou expressionnistes. Là, la reprise de motifs géométriques ou ornementaux l’englobe dans la planéité de la peinture. Plus loin, ce sont des regards, des attitudes, des effets de matière ou des coiffures soignées qui se répondent. Le tableau entre parfois en interaction avec le regardeur, comme ici où la collerette du personnage de Derain sied étrangement bien à la spectatrice contemporaine. Si certains perturbateurs ne font plus qu’un avec la toile, d’autres semblent réellement converser avec l’oeuvre peinte, comme cette jeune femme à la robe plissée devant La femme à l’éventail de Picasso. Parallèles mimétiques, restitutions d’une ambiance, d’une tonalité, références artistiques, jeux formels et structurels, la panoplie des similitudes est sans fin. Une nouvelle image apparaît. L’oeuvre en figure une nouvelle. La mise en abîme est complète ; le voyeur est lui-même observé, photographié. Parfois, le tableau est obstrué non pas par un visiteur mais par un objet : deux escabeaux renforcent la construction et la musicalité de Composition VI de Kandinsky ; un voilage brise-bise brodé de chatons s’affiche fièrement sur le haut du cadre de Composition V ; un rideau de porte en lanières plastique souples et colorées reprend les tonalités d’un Matisse et d’un Picasso ; un autre translucide crée un jeu optique chez Malévitch et Guérin ; un autre, en chenille cette fois, rejoue la féminité de La femme au chapeau noir de Van Dongen, quand ce n’est pas un jambon bien ficelé. A deux reprises, le champ s’élargit même à l’espace environnant, l’oeuvre est replacée au sein de l’espace muséal laissant apparaître les coulisses du montage.
Après les chefs d’oeuvres historiques du Rijksmuseum et du Louvre (La Laitière de Johannes Vermeer, La raie de Jean Siméon Chardin, le Bain Turc de Dominique Ingres…), Laurence Aëgerter s’attaque ici aux tenants de la modernité présents dans les collections du musée de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg actuellement exposés à Amsterdam [1] : Henri Matisse, Vassily Kandinsky, André Derain, Maurice De Vlaminck, Kees van Dongen, Pablo Picasso, Kasimir Malévitch... Cette série rejoue les solutions plastiques adoptées par les précurseurs de l’art abstrait : aplats de couleurs pures, modulation des surfaces, suppression de la perspective, géométrisation des formes... Dans la Chambre rouge, la spectatrice à la manière d’un caméléon se fond littéralement dans le décor. Son regard croise celui du personnage matissien. Portant le même chignon blond, les deux femmes prennent place de part et d’autre d’une table enserré dans un environnement rouge et luxuriant. Les arabesques du manteau de la spectatrice se perdent dans les motifs décoratifs du papier peint et de la nappe qui tapissent l’ensemble de la toile, à l’exception de la fenêtre située à droite de la composition et dont la dominante verte constitue un contrepoint au manteau de la jeune fille. La scénographie proposée par Laurence Aëgerter rejoue à merveilles la suppression de tout effet de profondeur voulue par le peintre ; tout est ramené au même plan. Si spontanéité il y a, force est de constater que ces associations sont savamment construites, pour ne pas dire théâtralisés. Evocation directe à Léon Battista Alberti, les rideaux déployés par Laurence Aëgerter parodient la conception du tableau comme fenêtre ouverte sur le monde sapant par la même l’autonomie de l’oeuvre d’art prônée par les peintres modernes.
Cachant une partie du tableau, l’anonyme visiteur réinterroge par sa simple présence les effigies des plus grands temples de l’art occidental, met en situation les rapports étroits qui unissent le spectateur et l’oeuvre d’art jusqu’à les rendre indissociables. Dans cette confrontation, deux espaces-temps se télescopent : celui qui a vu naître le tableau et celui de sa réception, dans l’enceinte muséale. Comment les oeuvres sont-elles soumises au public contemporain ? Qu’est-ce qui a changé dans nos modes de lecture et d’appréhension des images ? Quel supplément ou déviation de sens se produit-il ? Le message fondamentalement ambigu des oeuvres d’art, perméable à la pluralité de sens, est mis en scène par la participation active du regardeur. Par le parasitage d’objets ou de spectateurs, Laurence Aëgerter recontextualise les oeuvres au sein de l’espace muséal, y réinjecte de la vie.
Abordant aussi bien la vidéo, la performance, l’édition que la photographie, l’artiste s’approprie des systèmes qui classifient et régissent notre société : des encyclopédies, des annuaires, des journaux, et même nos musées. 180 degrees encyclopaedia (2007) est un fac-similé reproduisant une encyclopédie Larousse de 1970 où plus de deux cents visuels de paysage ou de monument ont été remplacés par des photographies prises exactement au même endroit mais dans une direction opposée. Avec Opening Soon / Opening Now (2009), l’atelier qui lui était assigné devient tour à tour une bibliothèque, un club de golf, un snack-bar turc et un musée dédié à Anne Frank... Parasitant le fonctionnement ou la structure de nos modes d’appréhension du monde, l’artiste bouleverse nos catégories de pensée, propose une nouvelle vision de ce qui nous entoure, et que l’on croyait figé.
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[1] « De Matisse à Malevitch - Les pionniers de l’art moderne du musée de l’Hermitage », Musée de l’Hermitage, Amsterdam, 6 mars - 17 septembre 2010