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Photo Jean-Michel Sordello - © Gérald Panighi - SouthArt
« Pratiques d’atelier et Points à Relier »
in Impressions d’ateliers : La création contemporaine sur la Côte d'Azur, SouthArt, Nice, 2012.
Ce livre est un recueil d’impressions de simples amateurs d’art qui, curieux, ont poussé la porte de plus d’une trentaine d’ateliers d’artistes, avec comme périmètre géographique la région où ils résident : Nice.
Patrick Boussu, coordinateur de l’ouvrage et ancien imprimeur, Michel Franca, journaliste et Jean-Michel Sordello, photographe, ont choisi de ne pas imposer une approche critique. Conscients du risque engendré par l’immédiateté de leur discours, ils assument que si l’histoire n’est qu’une fiction, qu’un point de vue, la leur, se veut empirique, à l’image d’un dictionnaire amoureux. Issus de rencontres opportunes, ces morceaux choisis fonctionnent comme échantillonnage d’une population où différentes générations, familles artistiques et réseaux se recoupent. De cette compilation naissent des connivences et des confrontations qui esquissent, loin des légendes et des clichés, la richesse et la diversité de la création azuréenne. Sous cette pluralité subjective, pratiques d’atelier et connectivités sont à révéler telles l’image d’un jeu de Points à relier [1].
- Détourner et mixer -
Premier fait majeur, l’acte d’appropriation [hérité de Marcel Duchamp et du Nouveau Réalisme] laisse place au détournement et au mixage des références mêlant Low and High Culture. L’objet soustrait n’est plus utilisé tel quel. De ready-made, il est redirigé, retravaillé ; il participe désormais d’un art du remake et du sampling. Ainsi Gérald Panighi reprend à son compte, par un effet d’entrecroisement improbable et poétique, personnages de BD, motifs d’étiquettes de vin, faits divers et phrases vécues, lues ou entendues ici et là. Philippe Favier associe l’art de la miniature à de vieux papiers (cartes géographiques, cadastres, bouquins, partitions, etc.) qu’il peuple d’êtres grotesques délicieusement anticonformistes.
Bruno Mendonça écrit, édite et s’empare du livre dans ses peintures, sculptures et performances. Ève Pietruschi écrème autant de chutes de matériaux (papier, verre, contreplaqué, etc.) que ses propres photographies d’espaces sans qualités pour donner naissance à une oeuvre graphique et mémorielle.
Le palimpseste pictural de Denis Castellas se sédimente, lui, à partir d’images littéraires, journalistiques, cinématographiques ou sportives. Dans un tout autre registre, Thierry Lagalla émulsionne culture folklorique et artistique dans un style burlesque et engagé. En bon touche-à-tout, Éric Andreatta bricole tout ce qui lui passe sous la main. Le son et la lumière deviennent des phénomènes à explorer et à installer avec Ludovic Lignon, alors que ces dispositifs de prélèvement et de rapt détachent Jean-Baptiste Ganne du faire au profit de la non-productivité : graffitis, tracts, essais littéraires ou tirs au but, sont recontextualisés dans un discours alliant le politique à la banalité.
Embrassant cette propension au détournement, l’art de la citation s’amplifie. Le contenu des oeuvres est perpétuellement questionné, enrichit, fouillé, gratté, son champ de recherche et de résonance élargis. De manière tout à fait singulière et baroque, Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud mixent références, techniques, manières et styles en piochant aussi bien dans l’histoire de l’art et les savoir-faire ancestraux que dans les procédés industriels, l’artisanat et la vie domestique. À l’instar des anciens, ils multiplient, détails et anecdotes creusant inlassablement le champ des significations de la peinture et de son histoire. Chez Patrick Moya, la Renaissance italienne rencontre la culture underground et multimédia. Dans les images sophistiquées éminemment dix-neuviémistes de Cédric Tanguy, les avatars d’oeuvres célèbres s’enchevêtrent aux idiomes publicitaires et cinématographiques.
À contre-courant, Louis Cane réinterprète en une polysémie de langage pictural l’histoire de la peinture occidentale de la Préhistoire à la Modernité. Telle une ethnologue et naturaliste contemporaine, Caroline Challan Belval mêle références personnelles, artistiques et littéraires à ses investigations au sein du monde ouvrier et à ses butinages encyclopédistes. Jacqueline Gainon, enfin, développe une peinture figurative aux couleurs chaudes et expressives traversée tant par les thématiques de l’enfance que les récits mythiques.
Ces stratégies de dévoiement d’objets, pratiques, techniques et styles s’ancrent aussi dans les déconstructions analytiques et formelles du champ pictural initiées au cours des années soixante : c’est en effet dans la lignée de Supports-Surfaces [2] que naissent les explorations matériologiques du Groupe 70 [avec Louis Chacallis, Max Charvolen, Vivien Isnard, Serge Maccaferri, Martin Miguel] suivit d’un questionnement renouvelé sur les possibilités et les conditions d’apparition de la peinture [3].
Les artistes expérimentent, par le biais d’une grande variété de gestes et de techniques rudimentaires jusqu’alors extérieures au monde de l’art, différents supports et leurs rapports à l’espace. La démarche dialectiquement hétéroclite de Noël Dolla vise moins à établir une critique en acte de la peinture traditionnelle qu’à proposer des manières de peindre, conscientes de l’histoire du médium et libérées du projet moderne. Étendoirs, serpillières, torchons, draps, gants, hameçons, plats à socca [4], plumes, fumées... sont autant d’éléments extra-picturaux qu’il réinvestit, conciliant l’art, son histoire et la vie. Max Charvolen relève des empreintes d’éléments architectoniques (escalier, palier, encadrure, etc.) qu’il retravaille à la manière de signes indiciels picturaux tandis que Vivien Isnard se concentre sur la résurgence de formes archétypales (fenêtre, cercle…) et que Louis Chacallis met en exergue, en peinture ou par l’usage de matériaux précaires comme le carton, des motifs communs à l’Orient et à l’Occident. Le champ des matériaux et des techniques déviés s’élargit. Alberte Garibbo travaille à l’aérographe les propriétés optiques et lumineuses de l’outrenoir. Dès le début des années quatre-vingt-dix, Cédric Teisseire hyperbolise la verticalité de la peinture par différentes attitudes élémentaires mettant en retrait la main de l’artiste : coulures [Alias], juxtapositions [Bigoûts], gouttelettes [Gambit le frisson], affaissements [Saw City Destroyed Same], déformations [Point d’impact]... Marc Chevalier use du scotch adhésif qu’il tend sur châssis afin de donner naissance à des moirages sans cesse renouvelés. Sandra D. Lecoq réinterprète les techniques du patchwork et du tricot chères à Ariane, Pénélope et nos grands-mères. Plus récemment, travaillant par strates, Jérôme Robbe produit une peinture qui associe différents médiums (plexiglas, miroir, marbre, contreplaqué…) et pratiques (picturales ou artisanales) à des images allant de la peinture abstraite à la culture populaire, quand, par le recyclage de chutes d’atelier et l’imbrication de documents provenant du design, de l’architecture d’intérieur et de l’iconographie, Xavier Theunis rejoue avec une rigueur géométrique le rapport entre représentation et présentation.
Les recherches en sculpture n’échappent pas à ces refontes et transformations. Alors que les tours de force de Bernard Pagès apparaissent comme autant de défis, d’expérimentations et de tensions entre une action et un matériau, Martin Miguel sonde les propriétés physiques et symboliques du béton dans un rapport texture couleur. Henri Olivier prospecte du côté de l’art des jardins, du mobilier, du paysage construit ou rêvé pour créer à l’aide de matériaux immédiats (eau, souches d’olivier calcinées, plomb) ou médiats (miroir, néon, acier) des installations in situ accordant une large place au mot et à l’ombre. Frédérique Nalbandian manipule le plâtre, le savon, l’eau, la cire, le marbre, le verre, le tissu, le plastique, dans des environnements qui repositionnent notre rapport au corps et à la matière. Parmi la jeune génération, Tatiana Wolska transmue des matériaux de récupération (bouteille en plastique, bois, mousse polyuréthane…) en des sculptures aux formes ovoïdes ou organiques à la fois solides et fragiles. Aux allures de pierre philosophale, de météorite ou de nuée ardente, ses dessins, sculptures et installations étoilent une géographie multiple, substantielle et céleste, existentielle et onirique. Enfin, Florian Pugnuaire & David Raffini usent des arts martiaux, de l’hydraulique et des matériaux de construction pour rendre compte, dans leurs vidéos et installations, du processus narratif à l’oeuvre dans une destruction.
Les artistes ne se cantonnent donc plus à un médium ; ils combinent styles, techniques et disciplines venant de tous bords. Avec la peinture, la sculpture, l’installation, le dessin et la performance, l’édition, la musique, le son et l’informatique entrent dorénavant en jeu aux côtés des pratiques ordinaires, artisanales ou industrielles. L’art ne reproduit plus par principe mimétique la réalité, il prend ses sources dans le quotidien. Débauché et désormais célibataire, il fait avec le réel, s’en empare, prolongeant ainsi un des questionnements de Marcel Duchamp : « Peut-on créer une oeuvre qui ne soit pas d’art ? » [5]. C’est bien le principe de détournement qui permet aux artistes de multiplier les possibilités d’élargissement du champ artistique tant du point de vue des techniques et des matériaux mis en oeuvre que du sujet et des pratiques muséographiques.
- Face aux flots du numérique -
Le développement exponentiel et concurrentiel du flux des images favorise autant de nouvelles esthétiques que de remises en question. Les ponçages picturaux et les hachures à l’encre noire des dessins d’Emmanuel Régent évoquent sa fascination pour les images issues des nouvelles technologies (spatiales ou médicales). Les travaux de Marc Chevalier, Noël Dolla, Sandra D. Lecoq, Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud, Thierry Lagalla, Ludovic Lignon, Jérome Robbe, Cédric Teisseire et Xavier Theunis sont tous marqués par le pixel. L’idée du tableau comme écran ou de l’écran comme tableau est partout. L’image s’anime avec les vidéos et l’ordinateur envahit les ateliers. On y réalise les montages de scenari, on y programme des dispositifs. L’insaisissabilité, la performativité et l’instantanéité des oeuvres ne cessent de s’accroître. Patrick Moya se dirige vers les images de synthèse et l’interactivité des univers virtuels tel que Second Life où il construit tout un monde à son image. Via un programme informatique intégrant la notion d’aléatoire propre à la mécanique quantique, Ludovic Lignon parvient, lui, à créer des expériences contemplatives uniques (puisque non reproductibles) visibles sur écran ou directement sur le net.
Dès lors, un questionnement prégnant sur le statut des images se développe. À l’ère de leur numérisation et donc de leur dématérialisation, les procédés constitutifs des images sont mis en situation, les concepts d’originalité, d’aura, de reproductibilité et de rapport au réel inquiétés. De nombreux artistes travaillent, à partir d’images préexistantes et agrégées, la réminiscence d’un fonds iconographique ou rendent compte d’un processus de création. La thématique du double est au coeur des réflexions et se conjugue, tant dans les oeuvres que dans les manières de les agencer, à une mise en abyme des questions de représentation, des pratiques muséographiques et des modalités de réception. L’ombre, le reflet, le miroir abondent l’oeuvre des artistes. L’artificialité et l’hybridation des apparences hantent par exemple les décorums de Cédric Tanguy. La dualité, le clonage et la transhumanité sont omniprésents dans les méta-univers de Patrick Moya. L’imitation et la copie génèrent l’esthétique « carte postale » de Thierry Lagalla alors que les propositions de Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud jettent le trouble sur leur nature et de ce fait sur la perception du spectateur : Est-ce de la photographie, de la photographie d’une peinture ou une peinture réalisée par la combinaison de techniques et de médiums traditionnels et industriels ? Est-ce réel ou factice ? Est-ce un original ou une copie ? …
En réaction à la suprématie des nouvelles technologies et de La société du spectacle, l’oeuvre s’éloigne de l’idée de chef-d’oeuvre, se fait de « petits riens », transforme le banal en insolite, répond à une autre économie, critique et ironise.
À partir de l’observation lente et silencieuse de choses anodines, Emmanuel Régent ranime un sentiment d’émerveillement contemplatif et de rêverie génératrice que l’agressivité des images a fait disparaître de notre quotidien. Réalisées dans une économie de gestes et de moyens, ses oeuvres se frottent aux limites de la figuration et invitent le regardeur à s’y arrêter et à s’y perdre. Dans ses « faux-monochromes », la forme s’efface sous les différentes couches de peintures monochromes et devient imperceptible pour un spectateur pressé. Le travail de Ludovic Lignon se compose, lui, d’instantanés, de micro-bruits, de clignotements de leds modifiant légèrement notre appréhension de l’espace. Les retranscriptions en morse de Don Quichotte de Cervantès, les crépitements d’un vinyle, les graffitis tons sur tons ou les traces d’impacts d’un ballon sur les murs des salles d’exposition de Jean-Baptiste Ganne participent également d’un basculement dans l’infra-mince. La seconde vie que donne Philippe Favier à de vieux papiers délaissés, le réemploi et le décalquage de figures chez Gérald Panighi, la récupération de chutes et de photographies d’espaces abandonnés chez Ève Pietruschi, les gags et bricolages chez Thierry Lagalla, répondent d’une volonté Low-tech [6]. Certains encore comme Sandra D. Lecoq, Frédérique Nalbandian ou Tatiana Wolska mettent l’accent sur la corporalité et la matérialité de leurs environnements faits à la main quand d’autres valorisent des domaines de compétences spécifiques. Avec ses installations faites de croquettes pour chat, de saucissons sur roulette, de pains aux cactus, de prises électriques ou de fléchettes, Marc Chevalier participe à une analyse critique et décalée de l’art actuel quand Noël Dolla parle de « leurres », de « gants à débarbouiller la peinture », ou de « gâteaux bobos » et Thierry Lagalla de « Mortadella pintura », de « tantiflas e lume », de « ciarafi». La quête du chef-d’oeuvre est sapée, l’event et l’énoncé performatif réaffirmés. L’esprit Fluxus, présent dans la région par l’intermédiaire de Ben et de « la Cédille qui sourit », se manifeste d’ailleurs très différemment chez Thierry Lagalla, Jean-Baptiste Ganne, Bruno Mendonça, Patrick Moya… Leurs vidéos et performances peuvent se lire comme des intrusions de l’art dans la vie quotidienne en engageant parfois leur propre corps ou celui de leur avatar.
- Laboratoire vs Territorialité -
La question de l’influence territoriale semble liée à la pratique effective de chaque artiste. Certains y font des allusions explicites ou y puisent leur inspiration : la pêche traverse l’oeuvre et la vie de Noël Dolla ; Emmanuel Régent réalise une série de dessins, qu’il souhaite poursuivre toute sa vie, sur le chemin de ronde du bord de mer villefranchois ; Ève Pietruschi se nourrit de ses pérégrinations au coeur de l’arrière-pays niçois et des paysages varois tout comme de ses voyages. Thierry Lagalla et Patrick Moya se revendiquent comme des artistes méridionaux et accordent une grande importance à la figure humaine, aux couleurs vives et pures, à l’exacerbation joyeuse des sentiments, mais aussi aux coutumes locales. Thierry Lagalla use même de la langue nissart et la mêle à l’anglais. Cependant, beaucoup d’oeuvres s’inscrivent sur le territoire sans pour autant relever d’une spécificité locale. D’ici, les oeuvres in situ pourraient dessiner sous un autre angle d’approche la topographie de la création azuréenne. D’ailleurs, la fascination du matériau chez Florian Pugnuaire & David Raffini peut se rapprocher des travaux d’Arman, de César ou de Bernard Pagès alors que Marc Chevalier, Jérôme Robbe et Xavier Theunis ont été marqué par l’enseignement de Noël Dolla. Bref, si la notion de territorialité ne s’impose pas automatiquement, elle demeure primordiale.
Loin de tout régionalisme, le background incroyable de la région et la présence d’une école d’art influente [la villa Arson] favorisent la création actuelle. Dès la fin des années cinquante jusqu’aux années soixante-dix, l’émergence de mouvements éphémères mais percutants et persistants [le Nouveau Réalisme, Fluxus et Supports-Surfaces] ainsi que des individualités fortes assurent à Nice une vie créative intense qui lui confère un statut de laboratoire artistique à part entière. Après Paris, Nice est en effet l’une des premières villes françaises à jouir d’une renommée internationale. Dans les années quatre-vingt, elle est touchée par un élan d’ampleur national caractérisé par un boum associatif contestataire, un retour à la figuration et l’écriture de mythologies personnelles. Une tendance régionaliste tente de se faire entendre mais sans grand succès au-delà de ses propres bastions. Nice a alors du mal à être reconnue pour autre chose que son passé prestigieux. Sa scène artistique est sans doute trop marginale et repliée sur elle-même. L’arrivée de Christian Bernard à la direction du centre d’art de la Villa Arson en 1985, l’inauguration du MAMAC [Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain] par la municipalité cinq ans plus tard, l’éclosion renouvelée de galeries et de collectifs alternatifs, surtout, la présence et l’action des artistes changent la donne [7]. Sur fonds d’une vision critique de l’idéologie moderniste, l’interrogation du statut des images, le constat distancié, la pluridisciplinarité, l’attachement au réel et le détournement, unissent les artistes de ces dernières décennies alors que le processus, l’expérimentation et la prospection font oeuvre dans les travaux des plus jeunes. L’art devient de plus en plus citationnel, se pare d’anecdotes et de fragments ordinaires, répond à la surabondance et à l’immédiateté des images.
- Récits d’Atelier -
Les traits de caractère relevés ici ne sont pas plus exhaustifs que le panorama fragmentaire proposé dans cet ouvrage. Cependant, ils offrent une vision d’ensemble ainsi que des pistes de lecture et de réflexion (à partager ou à attaquer) qui permettent de mieux appréhender les différentes modalités qui entrent en jeu dans la création et rendent compte de l’évolution du statut de l’atelier de l’artiste. Car l’intérêt de cet ouvrage est bien son angle d’approche qui transmet une vision empirique de la création fondée sur des moments partagés au sein même des ateliers. Malgré la proclamation de sa disparition par Daniel Buren en 1971 [8], l’atelier joue encore un rôle majeur, même si son statut a évolué et diffère selon les pratiques de chacun.
À l’origine copeaux de bois résultant de l’activité du menuisier, l’atelier désigne par extension le lieu de travail de l’artisan et de l’artiste. Ainsi, il se réfère au métier quand le studio décrit davantage un lieu d’enregistrement et de captation. L’atelier donne donc à voir les résidus de la création, ses à côtés. Il rend palpable le phénomène d’émergence des oeuvres. On peut y surprendre les pièces en cours, avortées, délaissées ou achevées, les matériaux, objets ou éléments en attente, les collections, les sources, les influences et les outils (une table de travail, une ponceuse, une machine à écrire, un chalumeau, des pots de peintures, des vernis, des colles et des images, des croquis...), y déceler les rapports à la création et les logiques de travail. L’atelier est le lieu de toutes les expérimentations, là où tout se joue, où le faire se fait et se défait, où sont gardés les recettes d’atelier et les répertoires de figures. Pour Èric Andreatta, Noêl Dolla ou Philippe Favier, il est aussi maison, lieu de vie. Les pratiques in situ, le nomadisme, les collaborations avec différents corps de métiers, l’ordinateur et Internet entraînent sa délocalisation ne serait ce que temporaire. Dans ces conditions, l’atelier est tous les lieux. Il est espace d’élaboration et de mise au point où sont crées essais et prototypes, cellule de montage, d’assemblage, de retouche et de finition, lieu de stockage, plate-forme de postproduction. Il est une intimité à la fois privé et public puisqu’il est lieu de travail, de naissance, de vie, de sociabilité et de rencontre aussi, favorisant l’expérimentation, la découverte et l’apprentissage de savoir-faire, de techniques et de connaissances. Si le compagnonnage et les maîtres ont disparu, la transmission y est toujours de mise. Certains s’entourent d’assistants, d’autres collectionnent les oeuvres des autres, des livres et des objets de curiosités. L’atelier du peintre dans son acception moderne persiste. Il se montre et s’expose parfois. Certains y organisent même des expositions collectives. Premier espace de monstration, l’antre de l’artiste a laissé place à un espace social où l’on se rencontre et où l’on échange, entre artistes, critiques d’art, commissaires d’exposition, conservateurs, collectionneurs et amateurs.
L’atelier de Ben est en cela emblématique. Sa maison-atelier située à Saint-Pancrace sur les hauteurs de Nice est une institution incontournable pour les artistes et ce depuis la fin des années cinquante jusqu’à aujourd’hui. « Chez Malabar et Cunégonde » comme il l’a baptisé est une oeuvre d’art total et convivial où les objets d’art s’entassent et se collectionnent autour d’expositions et de débats, où l’on vient depuis toujours pour travailler, discuter, rire et passer une soirée comme Arman, Martial Raysse, Claude Viallat, Noël Dolla, Bernard Pagès ou Gérald Panighi…
À chaque pratique et à chaque personnalité répond donc une topologie d’atelier. Espace physique et mental [lieu de projection], l’atelier est extrêmement ordonné chez Xavier Theunis, divisé en modules pour répondre à différents temps de travail chez Ève Pietruschi, toujours accompagné d’un fonds musical chez Gérald Panighi, loufoque chez Cédric Tanguy, véritable capharnaüm chez Patrick Moya, rocambolesque chez Ben…
Si l’atelier désigne moins un lieu géographique qu’une fonction, sa localisation est en outre vecteur de sens : Philippe Favier est installé à Aspremont, Bernard Pagès et Henri Olivier à Contes, Ève Pietruschi dans le local d’une entreprise de La Trinité, Noël Dolla au port de Nice, Emmanuel Régent à Villefranche, Louis Cane à Beaulieu quand d’autres investissent les ateliers municipaux de la Halle Spada [Gérald Panighi, Thierry Lagalla, Sandra D. Lecoq et Frédérique Nalbandian] ou participent au collectif La Station [Ludovic Lignon, Jean-Baptiste Ganne, Florian Pugnuaire & David Raffini, Cédric Teisseire, Tatiana Wolska].
Peu à peu, une poétique de l’espace se profile. L’immensité intime de l’atelier se fait jour. Sa fonction, sa géographie et sa détermination produisent en nous sensations et résonances qui nous laissent rêver à une immersion au coeur du mystère de la création. Il n’y a qu’à dénombrer les ateliers des célèbres peintres qu’il est encore possible de visiter aujourd’hui. Paradoxalement, l’atelier, lieu de spontanéité, peut aussi se penser comme prolongement de la parole de l’artiste. N’est-on pas dans ces pages face à des représentations des ateliers par les artistes eux-mêmes [comme ont pu le faire Constantin Brancusi ou sur le mode allégorique Vermeer, Gustave Courbet et tant d’autres] reprises elles-mêmes par le photographe ? Finalement, les clichés de Jean-Michel Sordello restituent quelque chose qui est de l’ordre d’une confidentialité dévoilée et jouée où la figure de l’artiste est omniprésente. Ces portraits en situation sont en quelque sorte des instantanés scénographiés qui en disent longs sur leurs hôtes : mises en scènes excentriques, personnalités borderline, naturels déguisés, jeux de rôles, etc. Derrière ces photographies, il nous est rappelé que l’atelier nous raconte une histoire, celle que l’artiste veut bien transmettre. Face à ce discours hégémonique, les mots de Michel Franca donnent à voir un point de vue personnel sur ces mondes à explorer. Car il s’agit bien là d’impressions d’ateliers et de leurs occupants auxquelles s’ajoutent celles de nos trois camarades et bientôt les vôtres.
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[1] Jeu pour enfants qui consiste à relier des points pour faire apparaître une image.
[2] Groupe d’artistes qui, à partir de 1969, s’interrogent sur les éléments constitutifs de la peinture traditionnelle (la toile, le châssis, le geste et le sujet…) et en proposent des déconstructions analytiques. Marc Devade, Patrick Saytour, Vincent Bioulès, Daniel Dezeuze, André Valensi et Claude Vialat, puis par la suite Adré-Pierre Arnal, Pierre Burraglio, Louis Cane, Noël Dolla, Toni Grand, Bernard Pagès et Jean-Pierre Pincemin y participeront.
[3] Cette thématique a fait l’objet en 2011 d’une exposition, aux Musées nationaux des Alpes-Maritimes, intitulée « La peinture autrement ».
[4] Spécialité niçoise, crêpe salée à base de farine de pois chiche.
[5] Marcel Duchamp, « Notes », 1913, in Milton W. Brown, « The Story of the Armory Show », ed. Joseph Hirschhorn Foundation, New York, 1963.
[6] Cette orientation a donné lieu dans la région à l’exposition « Low-Tech 1 » organisée par Le Lab0 dans la salle « Temps Réels » de la Villa Arson à Nice en 2005 et au Centre d’art contemporain d’Istres en 2006. Lire aussi le texte « LOW TECH 2000 » à l’initiative du projet de Frédéric Pohl.
[7] Pour un historique exhaustif accompagné de nombreuses sources documentaires se référer à Chroniques niçoises, Tome I et II, ACME, Nice, 1991 ainsi qu’à La Côte d’Azur et la modernité : 1918-1958, RMN, Paris, 1997, et pour la période plus contemporaine à L’Art Contemporain et la Côte d’Azur : Un territoire pour l’expérimentation : 1951-2011, Les Presses du réel, Dijon, 2011.
[8] Daniel Buren, « Fonction d’atelier », 1971 in Daniel Buren, Écrits (1965-1990), vol. 1 : 1965-1976, CAPC-Bordeaux, 1991, p.195-205.
in Impressions d’ateliers : La création contemporaine sur la Côte d'Azur, SouthArt, Nice, 2012.
Ce livre est un recueil d’impressions de simples amateurs d’art qui, curieux, ont poussé la porte de plus d’une trentaine d’ateliers d’artistes, avec comme périmètre géographique la région où ils résident : Nice.
Patrick Boussu, coordinateur de l’ouvrage et ancien imprimeur, Michel Franca, journaliste et Jean-Michel Sordello, photographe, ont choisi de ne pas imposer une approche critique. Conscients du risque engendré par l’immédiateté de leur discours, ils assument que si l’histoire n’est qu’une fiction, qu’un point de vue, la leur, se veut empirique, à l’image d’un dictionnaire amoureux. Issus de rencontres opportunes, ces morceaux choisis fonctionnent comme échantillonnage d’une population où différentes générations, familles artistiques et réseaux se recoupent. De cette compilation naissent des connivences et des confrontations qui esquissent, loin des légendes et des clichés, la richesse et la diversité de la création azuréenne. Sous cette pluralité subjective, pratiques d’atelier et connectivités sont à révéler telles l’image d’un jeu de Points à relier [1].
- Détourner et mixer -
Premier fait majeur, l’acte d’appropriation [hérité de Marcel Duchamp et du Nouveau Réalisme] laisse place au détournement et au mixage des références mêlant Low and High Culture. L’objet soustrait n’est plus utilisé tel quel. De ready-made, il est redirigé, retravaillé ; il participe désormais d’un art du remake et du sampling. Ainsi Gérald Panighi reprend à son compte, par un effet d’entrecroisement improbable et poétique, personnages de BD, motifs d’étiquettes de vin, faits divers et phrases vécues, lues ou entendues ici et là. Philippe Favier associe l’art de la miniature à de vieux papiers (cartes géographiques, cadastres, bouquins, partitions, etc.) qu’il peuple d’êtres grotesques délicieusement anticonformistes.
Bruno Mendonça écrit, édite et s’empare du livre dans ses peintures, sculptures et performances. Ève Pietruschi écrème autant de chutes de matériaux (papier, verre, contreplaqué, etc.) que ses propres photographies d’espaces sans qualités pour donner naissance à une oeuvre graphique et mémorielle.
Le palimpseste pictural de Denis Castellas se sédimente, lui, à partir d’images littéraires, journalistiques, cinématographiques ou sportives. Dans un tout autre registre, Thierry Lagalla émulsionne culture folklorique et artistique dans un style burlesque et engagé. En bon touche-à-tout, Éric Andreatta bricole tout ce qui lui passe sous la main. Le son et la lumière deviennent des phénomènes à explorer et à installer avec Ludovic Lignon, alors que ces dispositifs de prélèvement et de rapt détachent Jean-Baptiste Ganne du faire au profit de la non-productivité : graffitis, tracts, essais littéraires ou tirs au but, sont recontextualisés dans un discours alliant le politique à la banalité.
Embrassant cette propension au détournement, l’art de la citation s’amplifie. Le contenu des oeuvres est perpétuellement questionné, enrichit, fouillé, gratté, son champ de recherche et de résonance élargis. De manière tout à fait singulière et baroque, Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud mixent références, techniques, manières et styles en piochant aussi bien dans l’histoire de l’art et les savoir-faire ancestraux que dans les procédés industriels, l’artisanat et la vie domestique. À l’instar des anciens, ils multiplient, détails et anecdotes creusant inlassablement le champ des significations de la peinture et de son histoire. Chez Patrick Moya, la Renaissance italienne rencontre la culture underground et multimédia. Dans les images sophistiquées éminemment dix-neuviémistes de Cédric Tanguy, les avatars d’oeuvres célèbres s’enchevêtrent aux idiomes publicitaires et cinématographiques.
À contre-courant, Louis Cane réinterprète en une polysémie de langage pictural l’histoire de la peinture occidentale de la Préhistoire à la Modernité. Telle une ethnologue et naturaliste contemporaine, Caroline Challan Belval mêle références personnelles, artistiques et littéraires à ses investigations au sein du monde ouvrier et à ses butinages encyclopédistes. Jacqueline Gainon, enfin, développe une peinture figurative aux couleurs chaudes et expressives traversée tant par les thématiques de l’enfance que les récits mythiques.
Ces stratégies de dévoiement d’objets, pratiques, techniques et styles s’ancrent aussi dans les déconstructions analytiques et formelles du champ pictural initiées au cours des années soixante : c’est en effet dans la lignée de Supports-Surfaces [2] que naissent les explorations matériologiques du Groupe 70 [avec Louis Chacallis, Max Charvolen, Vivien Isnard, Serge Maccaferri, Martin Miguel] suivit d’un questionnement renouvelé sur les possibilités et les conditions d’apparition de la peinture [3].
Les artistes expérimentent, par le biais d’une grande variété de gestes et de techniques rudimentaires jusqu’alors extérieures au monde de l’art, différents supports et leurs rapports à l’espace. La démarche dialectiquement hétéroclite de Noël Dolla vise moins à établir une critique en acte de la peinture traditionnelle qu’à proposer des manières de peindre, conscientes de l’histoire du médium et libérées du projet moderne. Étendoirs, serpillières, torchons, draps, gants, hameçons, plats à socca [4], plumes, fumées... sont autant d’éléments extra-picturaux qu’il réinvestit, conciliant l’art, son histoire et la vie. Max Charvolen relève des empreintes d’éléments architectoniques (escalier, palier, encadrure, etc.) qu’il retravaille à la manière de signes indiciels picturaux tandis que Vivien Isnard se concentre sur la résurgence de formes archétypales (fenêtre, cercle…) et que Louis Chacallis met en exergue, en peinture ou par l’usage de matériaux précaires comme le carton, des motifs communs à l’Orient et à l’Occident. Le champ des matériaux et des techniques déviés s’élargit. Alberte Garibbo travaille à l’aérographe les propriétés optiques et lumineuses de l’outrenoir. Dès le début des années quatre-vingt-dix, Cédric Teisseire hyperbolise la verticalité de la peinture par différentes attitudes élémentaires mettant en retrait la main de l’artiste : coulures [Alias], juxtapositions [Bigoûts], gouttelettes [Gambit le frisson], affaissements [Saw City Destroyed Same], déformations [Point d’impact]... Marc Chevalier use du scotch adhésif qu’il tend sur châssis afin de donner naissance à des moirages sans cesse renouvelés. Sandra D. Lecoq réinterprète les techniques du patchwork et du tricot chères à Ariane, Pénélope et nos grands-mères. Plus récemment, travaillant par strates, Jérôme Robbe produit une peinture qui associe différents médiums (plexiglas, miroir, marbre, contreplaqué…) et pratiques (picturales ou artisanales) à des images allant de la peinture abstraite à la culture populaire, quand, par le recyclage de chutes d’atelier et l’imbrication de documents provenant du design, de l’architecture d’intérieur et de l’iconographie, Xavier Theunis rejoue avec une rigueur géométrique le rapport entre représentation et présentation.
Les recherches en sculpture n’échappent pas à ces refontes et transformations. Alors que les tours de force de Bernard Pagès apparaissent comme autant de défis, d’expérimentations et de tensions entre une action et un matériau, Martin Miguel sonde les propriétés physiques et symboliques du béton dans un rapport texture couleur. Henri Olivier prospecte du côté de l’art des jardins, du mobilier, du paysage construit ou rêvé pour créer à l’aide de matériaux immédiats (eau, souches d’olivier calcinées, plomb) ou médiats (miroir, néon, acier) des installations in situ accordant une large place au mot et à l’ombre. Frédérique Nalbandian manipule le plâtre, le savon, l’eau, la cire, le marbre, le verre, le tissu, le plastique, dans des environnements qui repositionnent notre rapport au corps et à la matière. Parmi la jeune génération, Tatiana Wolska transmue des matériaux de récupération (bouteille en plastique, bois, mousse polyuréthane…) en des sculptures aux formes ovoïdes ou organiques à la fois solides et fragiles. Aux allures de pierre philosophale, de météorite ou de nuée ardente, ses dessins, sculptures et installations étoilent une géographie multiple, substantielle et céleste, existentielle et onirique. Enfin, Florian Pugnuaire & David Raffini usent des arts martiaux, de l’hydraulique et des matériaux de construction pour rendre compte, dans leurs vidéos et installations, du processus narratif à l’oeuvre dans une destruction.
Les artistes ne se cantonnent donc plus à un médium ; ils combinent styles, techniques et disciplines venant de tous bords. Avec la peinture, la sculpture, l’installation, le dessin et la performance, l’édition, la musique, le son et l’informatique entrent dorénavant en jeu aux côtés des pratiques ordinaires, artisanales ou industrielles. L’art ne reproduit plus par principe mimétique la réalité, il prend ses sources dans le quotidien. Débauché et désormais célibataire, il fait avec le réel, s’en empare, prolongeant ainsi un des questionnements de Marcel Duchamp : « Peut-on créer une oeuvre qui ne soit pas d’art ? » [5]. C’est bien le principe de détournement qui permet aux artistes de multiplier les possibilités d’élargissement du champ artistique tant du point de vue des techniques et des matériaux mis en oeuvre que du sujet et des pratiques muséographiques.
- Face aux flots du numérique -
Le développement exponentiel et concurrentiel du flux des images favorise autant de nouvelles esthétiques que de remises en question. Les ponçages picturaux et les hachures à l’encre noire des dessins d’Emmanuel Régent évoquent sa fascination pour les images issues des nouvelles technologies (spatiales ou médicales). Les travaux de Marc Chevalier, Noël Dolla, Sandra D. Lecoq, Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud, Thierry Lagalla, Ludovic Lignon, Jérome Robbe, Cédric Teisseire et Xavier Theunis sont tous marqués par le pixel. L’idée du tableau comme écran ou de l’écran comme tableau est partout. L’image s’anime avec les vidéos et l’ordinateur envahit les ateliers. On y réalise les montages de scenari, on y programme des dispositifs. L’insaisissabilité, la performativité et l’instantanéité des oeuvres ne cessent de s’accroître. Patrick Moya se dirige vers les images de synthèse et l’interactivité des univers virtuels tel que Second Life où il construit tout un monde à son image. Via un programme informatique intégrant la notion d’aléatoire propre à la mécanique quantique, Ludovic Lignon parvient, lui, à créer des expériences contemplatives uniques (puisque non reproductibles) visibles sur écran ou directement sur le net.
Dès lors, un questionnement prégnant sur le statut des images se développe. À l’ère de leur numérisation et donc de leur dématérialisation, les procédés constitutifs des images sont mis en situation, les concepts d’originalité, d’aura, de reproductibilité et de rapport au réel inquiétés. De nombreux artistes travaillent, à partir d’images préexistantes et agrégées, la réminiscence d’un fonds iconographique ou rendent compte d’un processus de création. La thématique du double est au coeur des réflexions et se conjugue, tant dans les oeuvres que dans les manières de les agencer, à une mise en abyme des questions de représentation, des pratiques muséographiques et des modalités de réception. L’ombre, le reflet, le miroir abondent l’oeuvre des artistes. L’artificialité et l’hybridation des apparences hantent par exemple les décorums de Cédric Tanguy. La dualité, le clonage et la transhumanité sont omniprésents dans les méta-univers de Patrick Moya. L’imitation et la copie génèrent l’esthétique « carte postale » de Thierry Lagalla alors que les propositions de Cynthia Lemesle & Jean-Philippe Roubaud jettent le trouble sur leur nature et de ce fait sur la perception du spectateur : Est-ce de la photographie, de la photographie d’une peinture ou une peinture réalisée par la combinaison de techniques et de médiums traditionnels et industriels ? Est-ce réel ou factice ? Est-ce un original ou une copie ? …
En réaction à la suprématie des nouvelles technologies et de La société du spectacle, l’oeuvre s’éloigne de l’idée de chef-d’oeuvre, se fait de « petits riens », transforme le banal en insolite, répond à une autre économie, critique et ironise.
À partir de l’observation lente et silencieuse de choses anodines, Emmanuel Régent ranime un sentiment d’émerveillement contemplatif et de rêverie génératrice que l’agressivité des images a fait disparaître de notre quotidien. Réalisées dans une économie de gestes et de moyens, ses oeuvres se frottent aux limites de la figuration et invitent le regardeur à s’y arrêter et à s’y perdre. Dans ses « faux-monochromes », la forme s’efface sous les différentes couches de peintures monochromes et devient imperceptible pour un spectateur pressé. Le travail de Ludovic Lignon se compose, lui, d’instantanés, de micro-bruits, de clignotements de leds modifiant légèrement notre appréhension de l’espace. Les retranscriptions en morse de Don Quichotte de Cervantès, les crépitements d’un vinyle, les graffitis tons sur tons ou les traces d’impacts d’un ballon sur les murs des salles d’exposition de Jean-Baptiste Ganne participent également d’un basculement dans l’infra-mince. La seconde vie que donne Philippe Favier à de vieux papiers délaissés, le réemploi et le décalquage de figures chez Gérald Panighi, la récupération de chutes et de photographies d’espaces abandonnés chez Ève Pietruschi, les gags et bricolages chez Thierry Lagalla, répondent d’une volonté Low-tech [6]. Certains encore comme Sandra D. Lecoq, Frédérique Nalbandian ou Tatiana Wolska mettent l’accent sur la corporalité et la matérialité de leurs environnements faits à la main quand d’autres valorisent des domaines de compétences spécifiques. Avec ses installations faites de croquettes pour chat, de saucissons sur roulette, de pains aux cactus, de prises électriques ou de fléchettes, Marc Chevalier participe à une analyse critique et décalée de l’art actuel quand Noël Dolla parle de « leurres », de « gants à débarbouiller la peinture », ou de « gâteaux bobos » et Thierry Lagalla de « Mortadella pintura », de « tantiflas e lume », de « ciarafi». La quête du chef-d’oeuvre est sapée, l’event et l’énoncé performatif réaffirmés. L’esprit Fluxus, présent dans la région par l’intermédiaire de Ben et de « la Cédille qui sourit », se manifeste d’ailleurs très différemment chez Thierry Lagalla, Jean-Baptiste Ganne, Bruno Mendonça, Patrick Moya… Leurs vidéos et performances peuvent se lire comme des intrusions de l’art dans la vie quotidienne en engageant parfois leur propre corps ou celui de leur avatar.
- Laboratoire vs Territorialité -
La question de l’influence territoriale semble liée à la pratique effective de chaque artiste. Certains y font des allusions explicites ou y puisent leur inspiration : la pêche traverse l’oeuvre et la vie de Noël Dolla ; Emmanuel Régent réalise une série de dessins, qu’il souhaite poursuivre toute sa vie, sur le chemin de ronde du bord de mer villefranchois ; Ève Pietruschi se nourrit de ses pérégrinations au coeur de l’arrière-pays niçois et des paysages varois tout comme de ses voyages. Thierry Lagalla et Patrick Moya se revendiquent comme des artistes méridionaux et accordent une grande importance à la figure humaine, aux couleurs vives et pures, à l’exacerbation joyeuse des sentiments, mais aussi aux coutumes locales. Thierry Lagalla use même de la langue nissart et la mêle à l’anglais. Cependant, beaucoup d’oeuvres s’inscrivent sur le territoire sans pour autant relever d’une spécificité locale. D’ici, les oeuvres in situ pourraient dessiner sous un autre angle d’approche la topographie de la création azuréenne. D’ailleurs, la fascination du matériau chez Florian Pugnuaire & David Raffini peut se rapprocher des travaux d’Arman, de César ou de Bernard Pagès alors que Marc Chevalier, Jérôme Robbe et Xavier Theunis ont été marqué par l’enseignement de Noël Dolla. Bref, si la notion de territorialité ne s’impose pas automatiquement, elle demeure primordiale.
Loin de tout régionalisme, le background incroyable de la région et la présence d’une école d’art influente [la villa Arson] favorisent la création actuelle. Dès la fin des années cinquante jusqu’aux années soixante-dix, l’émergence de mouvements éphémères mais percutants et persistants [le Nouveau Réalisme, Fluxus et Supports-Surfaces] ainsi que des individualités fortes assurent à Nice une vie créative intense qui lui confère un statut de laboratoire artistique à part entière. Après Paris, Nice est en effet l’une des premières villes françaises à jouir d’une renommée internationale. Dans les années quatre-vingt, elle est touchée par un élan d’ampleur national caractérisé par un boum associatif contestataire, un retour à la figuration et l’écriture de mythologies personnelles. Une tendance régionaliste tente de se faire entendre mais sans grand succès au-delà de ses propres bastions. Nice a alors du mal à être reconnue pour autre chose que son passé prestigieux. Sa scène artistique est sans doute trop marginale et repliée sur elle-même. L’arrivée de Christian Bernard à la direction du centre d’art de la Villa Arson en 1985, l’inauguration du MAMAC [Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain] par la municipalité cinq ans plus tard, l’éclosion renouvelée de galeries et de collectifs alternatifs, surtout, la présence et l’action des artistes changent la donne [7]. Sur fonds d’une vision critique de l’idéologie moderniste, l’interrogation du statut des images, le constat distancié, la pluridisciplinarité, l’attachement au réel et le détournement, unissent les artistes de ces dernières décennies alors que le processus, l’expérimentation et la prospection font oeuvre dans les travaux des plus jeunes. L’art devient de plus en plus citationnel, se pare d’anecdotes et de fragments ordinaires, répond à la surabondance et à l’immédiateté des images.
- Récits d’Atelier -
Les traits de caractère relevés ici ne sont pas plus exhaustifs que le panorama fragmentaire proposé dans cet ouvrage. Cependant, ils offrent une vision d’ensemble ainsi que des pistes de lecture et de réflexion (à partager ou à attaquer) qui permettent de mieux appréhender les différentes modalités qui entrent en jeu dans la création et rendent compte de l’évolution du statut de l’atelier de l’artiste. Car l’intérêt de cet ouvrage est bien son angle d’approche qui transmet une vision empirique de la création fondée sur des moments partagés au sein même des ateliers. Malgré la proclamation de sa disparition par Daniel Buren en 1971 [8], l’atelier joue encore un rôle majeur, même si son statut a évolué et diffère selon les pratiques de chacun.
À l’origine copeaux de bois résultant de l’activité du menuisier, l’atelier désigne par extension le lieu de travail de l’artisan et de l’artiste. Ainsi, il se réfère au métier quand le studio décrit davantage un lieu d’enregistrement et de captation. L’atelier donne donc à voir les résidus de la création, ses à côtés. Il rend palpable le phénomène d’émergence des oeuvres. On peut y surprendre les pièces en cours, avortées, délaissées ou achevées, les matériaux, objets ou éléments en attente, les collections, les sources, les influences et les outils (une table de travail, une ponceuse, une machine à écrire, un chalumeau, des pots de peintures, des vernis, des colles et des images, des croquis...), y déceler les rapports à la création et les logiques de travail. L’atelier est le lieu de toutes les expérimentations, là où tout se joue, où le faire se fait et se défait, où sont gardés les recettes d’atelier et les répertoires de figures. Pour Èric Andreatta, Noêl Dolla ou Philippe Favier, il est aussi maison, lieu de vie. Les pratiques in situ, le nomadisme, les collaborations avec différents corps de métiers, l’ordinateur et Internet entraînent sa délocalisation ne serait ce que temporaire. Dans ces conditions, l’atelier est tous les lieux. Il est espace d’élaboration et de mise au point où sont crées essais et prototypes, cellule de montage, d’assemblage, de retouche et de finition, lieu de stockage, plate-forme de postproduction. Il est une intimité à la fois privé et public puisqu’il est lieu de travail, de naissance, de vie, de sociabilité et de rencontre aussi, favorisant l’expérimentation, la découverte et l’apprentissage de savoir-faire, de techniques et de connaissances. Si le compagnonnage et les maîtres ont disparu, la transmission y est toujours de mise. Certains s’entourent d’assistants, d’autres collectionnent les oeuvres des autres, des livres et des objets de curiosités. L’atelier du peintre dans son acception moderne persiste. Il se montre et s’expose parfois. Certains y organisent même des expositions collectives. Premier espace de monstration, l’antre de l’artiste a laissé place à un espace social où l’on se rencontre et où l’on échange, entre artistes, critiques d’art, commissaires d’exposition, conservateurs, collectionneurs et amateurs.
L’atelier de Ben est en cela emblématique. Sa maison-atelier située à Saint-Pancrace sur les hauteurs de Nice est une institution incontournable pour les artistes et ce depuis la fin des années cinquante jusqu’à aujourd’hui. « Chez Malabar et Cunégonde » comme il l’a baptisé est une oeuvre d’art total et convivial où les objets d’art s’entassent et se collectionnent autour d’expositions et de débats, où l’on vient depuis toujours pour travailler, discuter, rire et passer une soirée comme Arman, Martial Raysse, Claude Viallat, Noël Dolla, Bernard Pagès ou Gérald Panighi…
À chaque pratique et à chaque personnalité répond donc une topologie d’atelier. Espace physique et mental [lieu de projection], l’atelier est extrêmement ordonné chez Xavier Theunis, divisé en modules pour répondre à différents temps de travail chez Ève Pietruschi, toujours accompagné d’un fonds musical chez Gérald Panighi, loufoque chez Cédric Tanguy, véritable capharnaüm chez Patrick Moya, rocambolesque chez Ben…
Si l’atelier désigne moins un lieu géographique qu’une fonction, sa localisation est en outre vecteur de sens : Philippe Favier est installé à Aspremont, Bernard Pagès et Henri Olivier à Contes, Ève Pietruschi dans le local d’une entreprise de La Trinité, Noël Dolla au port de Nice, Emmanuel Régent à Villefranche, Louis Cane à Beaulieu quand d’autres investissent les ateliers municipaux de la Halle Spada [Gérald Panighi, Thierry Lagalla, Sandra D. Lecoq et Frédérique Nalbandian] ou participent au collectif La Station [Ludovic Lignon, Jean-Baptiste Ganne, Florian Pugnuaire & David Raffini, Cédric Teisseire, Tatiana Wolska].
Peu à peu, une poétique de l’espace se profile. L’immensité intime de l’atelier se fait jour. Sa fonction, sa géographie et sa détermination produisent en nous sensations et résonances qui nous laissent rêver à une immersion au coeur du mystère de la création. Il n’y a qu’à dénombrer les ateliers des célèbres peintres qu’il est encore possible de visiter aujourd’hui. Paradoxalement, l’atelier, lieu de spontanéité, peut aussi se penser comme prolongement de la parole de l’artiste. N’est-on pas dans ces pages face à des représentations des ateliers par les artistes eux-mêmes [comme ont pu le faire Constantin Brancusi ou sur le mode allégorique Vermeer, Gustave Courbet et tant d’autres] reprises elles-mêmes par le photographe ? Finalement, les clichés de Jean-Michel Sordello restituent quelque chose qui est de l’ordre d’une confidentialité dévoilée et jouée où la figure de l’artiste est omniprésente. Ces portraits en situation sont en quelque sorte des instantanés scénographiés qui en disent longs sur leurs hôtes : mises en scènes excentriques, personnalités borderline, naturels déguisés, jeux de rôles, etc. Derrière ces photographies, il nous est rappelé que l’atelier nous raconte une histoire, celle que l’artiste veut bien transmettre. Face à ce discours hégémonique, les mots de Michel Franca donnent à voir un point de vue personnel sur ces mondes à explorer. Car il s’agit bien là d’impressions d’ateliers et de leurs occupants auxquelles s’ajoutent celles de nos trois camarades et bientôt les vôtres.
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[1] Jeu pour enfants qui consiste à relier des points pour faire apparaître une image.
[2] Groupe d’artistes qui, à partir de 1969, s’interrogent sur les éléments constitutifs de la peinture traditionnelle (la toile, le châssis, le geste et le sujet…) et en proposent des déconstructions analytiques. Marc Devade, Patrick Saytour, Vincent Bioulès, Daniel Dezeuze, André Valensi et Claude Vialat, puis par la suite Adré-Pierre Arnal, Pierre Burraglio, Louis Cane, Noël Dolla, Toni Grand, Bernard Pagès et Jean-Pierre Pincemin y participeront.
[3] Cette thématique a fait l’objet en 2011 d’une exposition, aux Musées nationaux des Alpes-Maritimes, intitulée « La peinture autrement ».
[4] Spécialité niçoise, crêpe salée à base de farine de pois chiche.
[5] Marcel Duchamp, « Notes », 1913, in Milton W. Brown, « The Story of the Armory Show », ed. Joseph Hirschhorn Foundation, New York, 1963.
[6] Cette orientation a donné lieu dans la région à l’exposition « Low-Tech 1 » organisée par Le Lab0 dans la salle « Temps Réels » de la Villa Arson à Nice en 2005 et au Centre d’art contemporain d’Istres en 2006. Lire aussi le texte « LOW TECH 2000 » à l’initiative du projet de Frédéric Pohl.
[7] Pour un historique exhaustif accompagné de nombreuses sources documentaires se référer à Chroniques niçoises, Tome I et II, ACME, Nice, 1991 ainsi qu’à La Côte d’Azur et la modernité : 1918-1958, RMN, Paris, 1997, et pour la période plus contemporaine à L’Art Contemporain et la Côte d’Azur : Un territoire pour l’expérimentation : 1951-2011, Les Presses du réel, Dijon, 2011.
[8] Daniel Buren, « Fonction d’atelier », 1971 in Daniel Buren, Écrits (1965-1990), vol. 1 : 1965-1976, CAPC-Bordeaux, 1991, p.195-205.