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© Lavinia Marinotti – WonderingSolo
« – Enivrez-vous. [Baudelaire] »[1]
in KLEIN BYARS KAPOOR [en collaboration avec Gilbert PERLEIN] [textes de Richard Leydier et de Klaus Ottmann], cat. MAMAC, Nice / Cudemo, Bordighera, 2012.
Associer trois artistes aussi fondamentaux qu’énigmatiques qui ne se sont jamais croisés ni en personne, ni dans le monde de l’art, par le biais d’une exposition ou d’un ouvrage commun, voilà le nouveau challenge du MAMAC. Après la rétrospective‐événement d’Yves Klein en 2000, le musée souhaitait mettre en perspective sous la forme d’un dialogue fécond cette oeuvre phare qui, grâce au soutien des Archives Yves Klein, est profondément ancrée dans les collections. Yves Klein (Nice, 1928 – Paris, 1962) rencontre ici deux artistes de générations et de nationalités différentes avec lesquels il partage un attrait pour le sublime et les moments en suspens : James Lee Byars (Détroit, 1932 – Le Caire, 1997) et Anish Kapoor (Mumbai, 1954). Cette association met en image leurs complicités à partir d’un point de vue bien particulier : la matière monochrome. L’immersion dans le bleu Klein se décline en propositions monochromes, objets imprégnés, pigment pur, « Reliefs planétaires », « Reliefs éponges » et « Anthropométries ». Les sculptures en marbre blanc aux formes rectilignes ou ovoïdes de James Lee Byars composent une scénographie où la blancheur immaculée triomphe de l’obscurité. L’environnement de cire rouge d’Anish Kapoor est créé à partir d’une série d’oeuvres qui se constelle autour d’une pièce monumentale mécanisée. Individualisée par l’architecture même du musée, cette trilogie s’articule autour de trois salles de 400 m², chacune dévolue à un artiste et reliée à l’autre par les longues passerelles vides et silencieuses.
– UNE COULEUR –
Tout d’abord, la monochromie : se plonger dans la couleur sans aucune distraction possible ; se laisser porter par l’unicité, l’immersion introspective et le pouvoir des correspondances ; le bleu, le blanc et le rouge, trois couleurs puissantes, bibliques, liées à l’histoire, qui suggèrent ici l’immensité, l’absolu.
L’outremer n° 1311 est un bleu mat, dense et opaque. À l’image de la Vierge Marie, il est ascension spirituelle, il apaise et console. Couleur nocturne et froide, il condense le principe féminin de l’eau et l’immensité masculine du ciel. Mélancolique, il nous transporte dans la profondeur insondable, originelle et intime de l’univers, dans une évasion onirique. En hommage au ciel azuréen, Yves Klein s’empare de la couleur bleue, parce qu’elle est selon lui la plus abstraite des couleurs, celle qu’il y a au‐delà du lointain, celle qui sombre « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »[2].
La blancheur est cérémonieuse et virginale. Pacifique, elle est la couleur des glaciers et du lait maternel, elle est clarté, lumière, dépouillement et perfection. Elle est l’habit du moine shintô tant assimilé par Byars. Elle est ce qui permet à l’artiste, dans sa quête de perfection, de s’élever dans les sphères de l’imperceptible et de l’intouchable. Mais elle évoque aussi une peur immémorielle et incontrôlable, presque cathartique. Elle est la différence et l’albinisme. Couleur du linceul et des os, elle est continuité, mort et deuil. « Le blanc agit sur notre âme comme un grand silence, absolu pour nous »[3].
Le rouge, lui, nous tire vers les profondeurs ardentes et infernales de la terre. Comme Adam, fait de terre, il désigne la couleur des muscles, du coeur et de la bouche sensuelle. Il est le sang des mammifères et des vertébrés. Humide, pesant et vaginal, il regénère et réchauffe, excite et attire l’oeil. Il est courage et sacrifice. Il est le peuple. Couleur sacrée en Inde, il est le tilak (le troisième oeil) et la couleur de la robe de certains moines bouddhistes. Il est la force vitale qui contient la puissance et la vigueur du chêne. Présent dès les grottes de Chauvet, il incarne l’Opéra, la vie et la mort, l’amour et la passion, le plaisir et le désir mais aussi la fougue et le signe de l’interdit.
- UNE MATIÈRE –
La couleur devient ici matière. Elle n’est pas un élément qui vient s’ajouter ou recouvrir autre chose. Elle est énergie, indissociable de son support. Le pigment, essence de la peinture, poudre volatile, insaisissable et fragile, exprime pour Yves Klein la sensibilité picturale à l’état pur, la matérialité immatérielle, la substance. Klein, qui ne veut pas perdre l’éclat, le grain et la force colorante et couvrante du pigment pur, parvient, avec le soutien de son ami marchand de couleurs Édouard Adam, à mettre au point en 1955 un médium lui permettant de l’utiliser sans l’altérer. C’est précisément ce mélange de pigment outremer n° 1311, de Rhodopas et d’acétate polyvinylique et éthylique qu’il baptise du nom d’IKB et qu’il enregistre le 19 mai 1960 sous Enveloppe Soleau à l’Institut National de la Propriété. Le bleu outremer est ainsi perçu dans toute son identité originelle.
À l’inverse, la pesanteur et la dureté du marbre n’ont de cesse de rappeler son caractère quasi éternel. Majestueux, rare et précieux, il évoque l’Antiquité et la Renaissance, l’architecture et la sculpture classique, le monumental, la richesse, la puissance et la virtuosité. Mais ce serait oublier que cette roche métamorphique est née dans des temps immémoriaux au plus profond de nos océans à partir de la cristallisation d’un immense dépôt calcaire. Réputé pour sa froideur et sa luminosité, le marbre évoque dès lors l’alchimie et les pouvoirs mystérieux des pierres. À l’image de la monochromie, le marbre parle lui aussi d’unicité, d’individualité et de regard sur soi. Le marbre de Thassos, d’une exceptionnelle blancheur et dépourvu de nervure, est extrêmement poreux. Cette imperfectibilité met en exergue le caractère fragile, naturel et organique de ce matériau noble et pur.
La cire d’Anish Kapoor renvoie à Dédale et Icare, aux peintures à l’encaustique, à la valeur religieuse et cérémonielle des cierges, à la chandelle et aux sceaux. Ancestrale, elle accompagne l’homme dans sa vie quotidienne et spirituelle. Malléable, douce et épaisse, elle est pourtant résistante au temps qui passe et même aux flots. Elle est enveloppe protectrice, seconde peau à l’odeur prégnante. Elle n’a peur que du feu et de la chaleur. Dès lors, elle devient matière molle, chaude et informe, pâte liquéfiante à remodeler et à cristalliser qui sans cesse renaît de ses fontes. C’est ainsi que Kapoor la transmue après l’avoir teintée en la mélangeant à la peinture à l’huile glycérophtalique.
– UNE FORME –
À la couleur‐matière, est donnée une forme dont la dimension haptique, cette sensation jubilatoire de toucher du regard, nous magnétise. Durant l’Epoca Blu, le pouvoir couvrant de l’IKB est mené à son paroxysme. En retrait, Yves Klein fait face à l’émergence de l’oeuvre. Il dit s’imprégner du grand tout du monde, le répercuter dans ses oeuvres afin que cette sensibilité pénètre entièrement le regardeur‐acteur. Sur papier, sur gaze ou sur panneau de bois, l’IKB est d’abord appliqué de manière aléatoire et grossière ou par l’emploi de « pinceaux vivants » puis au rouleau afin d’abstraire le geste du peintre. Mais Klein semble rester indifférent au support et à la technique, seule la couleur lui importe. Un échantillonnage de ses expériences monochromatiques sera présenté dans l’exposition et notamment plusieurs IKB (IKB 100, IKB 104) réalisés pour l’exposition de la Galleria Apollinaire de Milan en 1957 (où onze monochromes bleus de même format ayant reçu une imprégnation sensible distincte sont mis en vente à des prix différents) ainsi que l’IKB Godet (1958), monochrome estampillé d’un corps féminin en mouvement jusqu’à saturation de la toile. Ce premier essai dans l’appartement de Robert Godet, son professeur de Judo, jugé trop aléatoire et proche de l’Abstraction lyrique, donnera toutefois naissance aux « Anthropométries » deux ans plus tard. Sans cadre, aux angles souvent arrondis et accrochés à légère distance du mur (et aujourd’hui malheureusement pour la plupart sous Plexiglass), les monochromes, véritables blocs de couleur rayonnants suspendus dans l’espace, invitent à l’immersion visuelle et mentale. En cela, leur disposition spatiale est primordiale. Le vide, la respiration, l’articulation des formats, les notions d’horizontalité et de verticalité, sont intrinsèquement liés à l’oeuvre. Au sol, en contre‐point, une installation de pigment pur s’étend ici sur une surface de 8 par 5 mètres ; dans l’espace, des objets imprégnés d’IKB. S’emparant de la topographie de la planète, un magnifique Relief éponge (R 39), assemblage d’éponges et de cailloux sur panneau monochrome crée un lien entre le cosmos et la terre. Les états-moments de la sensibilité picturale, de la nature et de la chair deviennent perceptibles. Résultat d’une action, les « Anthropométries », empreintes sur papier de corps féminins enduits d’IKB, rappellent celles du Saint‐Suaire ou de manière plus pragmatique celles déposées sur le tatami lors des combats de Judo. Devant un public, Klein invite de jeunes femmes à se badigeonner de peinture bleue et à déposer, selon ses instructions, l’empreinte de leur corps sur un papier disposé au sol ou au mur. Aujourd’hui, seules les traces sensuelles et charnelles de leurs passages fugaces nous sont données à voir : seins, cuisses, fesses, symboles originels, maternels et vitaux, parfois facilement identifiables, parfois peu reconnaissables tant le duel avec la toile et l’IKB a été orgasmique. Rituels de la déesse‐mère incarnée souvent accompagnés de la Symphonie Monoton-Silence, ces séances, réalisées à partir de 1960, en public ou dans l’intimité de l’appartement d’Yves et Rotraut Klein, rue Campagne‐Première, impliquent autant les modèles que les spectateurs devenus co‐auteurs. Yves Klein est à la recherche d’une kinesthésie la plus totale, d’une harmonie spirituelle et matérielle. Par la suite, l’artiste déclinera cette série en y combinant ses recherches sur les forces vitales de la nature, la trilogie bleu‐rose‐or et le feu [4].
Les formes de Byars sont élémentaires, pures, parfaites et élégantes. Accomplies, elles fonctionnent en série et s’érigent dans l’espace. Sphères posées au sol à la manière d’un collier surdimensionné, monolithes incurvés et lisses aux angles arrondis, stèles hiératiques, ces marbres sont gonflés d’énergie. Autonomes et parfaits, ouverts ou fermés, droits ou courbes, féminins ou masculins, ils sont l’absolu, la « totalité totalisante » pour reprendre une expression de Jean‐Michel Ribettes [5] qui analyse ces oppositions unifiées : la rotondité parfaite refermée sur elle‐même, la présence physique et déclarative du pilier, l’inflexion et la concavité qui dissolvent la dureté du matériau pour le rendre doux et humain. Distantes, froides et charnelles, ces sculptures s’adressent au corps et évoquent l’autre. Elles rappellent les kouroï [6]. Mais leur gravité est pesante. Stables et transcendantales, elles ouvrent les portes du monde des signifiants. Elles participent à un rituel ésotérique dont la symbolique nous échapperait à la manière d’un Stonehenge, cromlech mondialement connu ou d’un Ryaon‐ji, jardin zen de Kyoto qui fascinait James Lee Byars. S’agit‐il d’une représentation du monde ou de l’univers, d’instruments cultuels ou de totems ? Supports de réflexion à l’image des pierres de lettrés chinois, ces marbres interrogent. Comme l’a relevé Klaus Ottmann, l’action qui caractérise habituellement la démarche de Byars, est ici substituée aux objets comme acteurs performatifs [7]. Par leur disposition, ces non‐sculptures se construisent par le vide, le silence et l’absence qui les entourent, comme si celles‐ci entretenaient un lien caché avec la magie, les mathématiques, l’astronomie (Concave Figure, 1994 – The Moon Column, 1990) et l’humain aussi (le terme figure renvoyant aussi bien aux chiffres qu’à une personne). Concave Figure est composée de 5 formes : le 5 marque le début de la série et la totalité du monde ; 5 comme les 5 sens, les 5 doigts de la main et les 5 éléments, comme l’alliance du carré et du cercle, du féminin et du masculin... Les 100 sphères de The Human Figure forment une ellipse à même le sol, symboles du micro et du macrocosme. Matière monochrome, chiffre, forme et disposition ne cessent d’évoquer cette quête d’absolue perfection. Par un jeu d’éclairage, les marbres paraissent sortir de la pénombre et se figer de manière instable dans l’espace. Ils sont lumière, présence immédiate et divinité oraculaire. Car même dans un matériau si pérenne, Byars parvient à inclure l’instantanéité la plus fugace.
Chez Anish Kapoor, des formes pleines et géométriques, principalement rondes, semblent sortir du mur ou du plancher ou s’y ancrer telles des sangsues, certaines rappellent l’univers de Gargantua, la toupie ou le tour de potier. En fait, ces formes sont difficiles à nommer car elles ne correspondent à aucune typologie prédéfinie. Il s’agit davantage de « non‐formes », dont on ne verrait que la partie émergée et autoformée. Mésomorphiques (ni informes, ni cristallisées), elles nous renvoient au rêve de la pâte génératrice, au désir jouissif et parfois scatophile de création, de malaxation et de pétrissage, à la « joie mâle de pénétrer la substance, de palper l’intérieur des substances […] pour retrouver une force élémentaire, de prendre part au combat des éléments, de participer à une forme dissolvante sans recours »[8]. Les expressions « mettre la main à la pâte » et « toucher du regard » sont ici en adéquation. Notre propre rapport au corps est sans cesse sollicité. Avant/Arrière, Haut/Bas, Pousser/Tirer : machinisme et taylorisme sont aussi présents. Cycliques et répétitives, ces masses naissantes parlent de la vie et de la mort et de nos plus grandes peurs. De la rondeur épanouie à la concavité béante, ces formes proliférantes nous aspirent et veulent peut‐être même nous engloutir, car elles ont quelque chose d’envahissant. À l’apparente fragilité de la cire s’opposent leur monumentalité et leur poids colossal. Vivantes et organiques, ces irruptions évoquent les inselbergs (reliefs qui se détachent d’une zone plane). L’ombre et les ténèbres, la cavité, le trou, le vide, la dualité, les astres et la géomorphie sont des thématiques récurrentes dans le travail d’Anish Kapoor et possèdent à l’image des contes de fée une fonction cathartique. L’odeur de la cire et le bruit mécanique participent aussi à cet ensevelissement introspectif. Retiré du monde comme dans le ventre de notre mère dont on entendrait le coeur battre, tout devient possible, nul besoin de mots. Au centre, la matrice mécanique est en marche et s’autogénère. Une plaque de métal pivote et fabrique la forme dans un mouvement rotatif. En périphérie, des oeuvres arpentent l’espace. Il est formidable qu’Anish Kapoor nous donne ici à voir une oeuvre motorisée et gigantesque confrontée à des oeuvres de plus petit format car elles rendent palpable le phénomène d’émergence des formes et des concepts mis en oeuvre par l’artiste. Forme primitive d’un objet en formation, premier test matériel, ces « non‐formes » expriment un potentiel en devenir. Mais vont‐elles s’animer ? Car si terrifiantes soient‐elles, ces sculptures sont aussi attractives et ludiques. Féminines et tentaculaires, elles habitent l’espace et le redéfinissent par un jeu de rapport d’échelle, de couleur et de forme.
– UNE TRILOGIE BAUDELAIRIENNE –
À la matière monochrome est donnée une forme picturale, philosophique ou sculpturale à la signature esthétique bien marquée. Si Yves Klein conçoit son oeuvre comme une installation, s’il s’approprie des objets et l’immensité, lui « qui a bu le goût de peindre dans le lait maternel », adopte toujours une attitude proprement picturale. Face au « peintre de l’espace » et de l’immatériel qu’était Klein, James Lee Byars n’en est pas plus sculpteur mais « momenteer », homme de l’instant donnant aux formes une valeur performative et interrogative. En revanche, Anish Kapoor s’inscrit totalement dans un questionnement sur les possibilités d’élargissement et d’apparition du champ sculptural et son insertion dans l’espace public. Cependant, tous trois travaillent en négatif, en creux, le silence, l’absence et l’immatériel ; tous trois créent des sortes de théâtres performatifs influencés du théâtre nô, du Groupe Zero et de Gutai où le cadre laisse place à une ambiance, à un dispositif environnemental toujours en suspens, où l’artiste s’efface pour laisser surgir la forme, où le contemplateur est englobé dans le processus artistique.
Polysémie de langage et indécision de sens confèrent, à ces oeuvres, un « message fondamentalement ambigu »[9] qui crée un potentiel, un nouveau champ de possibles sollicitant tous nos sens et débouchant sur une re‐création, une poïétique [10]. Intraduisible, l’oeuvre d’art aspire à découvrir l’énigme du monde par le biais du voyage, de l’imagination créatrice, de l’univers des correspondances et de la poésie. Les oeuvres de nos trois thaumaturges fonctionnent comme une fiction, une mythologie, où elles semblent se créer d’elles‐mêmes à l’instar des formes modelées durant des millénaires par la nature. Habitées par la philosophie animiste sous la chape d’un protocole céré‐ moniel, elles sont la manifestation d’une création (formelle et intellectuelle) qui est en train de se faire, où le travail de la main s’efface, à l’image d’une « Achéiropoïésie » [11]. Par les phénomènes d’apparition, d’émergence, de formation, de naissance, l’énergie primordiale du monde peut être captée l’espace d’un instant. Car « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »[12] Il n’imite pas la réalité, il est une manière singulière d’appréhender le monde. « Il possède l’attribut divin : il crée ; il rend visible l’invisible et permanentes les choses les plus fugaces. »[13]
Régies par l’interaction des éléments, les oeuvres d’Yves Klein imprègnent le spectateur, celles de James Lee Byars l’interrogent et celles d’Anish Kapoor l’absorbent. Nous voilà plongés dans une atmosphère chromatique et sensorielle où les oeuvres répondent à la fois au site et à notre propre corps. Inscrites de manière spécifique et minimaliste dans l’espace, elles modifient ne serait‐ce que de manière temporaire notre perception et appréhension du monde. Ici, la couleur et la matière, l’intérieur et l’extérieur, le plein et le vide, le haut et le bas, la gravité et l’apesanteur, l’ordre et le chaos, la présence et l’absence, l’éternité et l’instant, la lumière et les ténèbres, la vie et la mort ne font qu’un. Ici, tout n’est que continuité. Ces expériences syncrétiques où regardé et regardant communient, nous donnent à ressentir la possible harmonie fusionnelle, l’unicité et la connaturalité [14] entre les choses, les êtres et le monde. Elles sont un hymne à la dualité de l’esthétique baudelairienne [15] où le dandysme est vénéré autant que la couleur, où la beauté bizarre, artificielle et surnaturelle invite à l’évasion mnémonique. Elles parlent d’avènement, d’âge d’or, d’alchimie et de silence. Synesthésiques, elles nous relient à la chair du monde et touchent au sublime.
28 avril 2012
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[1] Charles BAUDELAIRE, « Enivrez‐vous » in Charles BAUDELAIRE, Petits Poèmes en Prose – Paris : Pocket, 2006, XXXIII.
[2] Charles BAUDELAIRE, « Le Voyage » in Charles BAUDELAIRE, Les fleurs du mal – Paris : Garnier‐Flammarion, 1964, p. 155.
[3] Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier – Paris : Folio Essais, 1989, p. 155.
[4] Paramètres non représentés dans l’exposition car s’éloignant du propos monochromatique.
[5] Jean‐Michel RIBETTES, « L’attitude de la Perfection » in James Lee Byars : The Monument to Language : The Diamond Floor [cat.] – Paris : Fondation Cartier, 1995, p. 9‐43.
[6] Ancêtre de l’Apollon, le kouros est une statue de la période de la Grèce Archaïque d’abord en bois puis en marbre ou en pierre représentant un jeune homme nu.
[7] Klaus OTTMANN, « Épiphanies de beauté et de connaissance. Le monde de la vie de James Lee Byars » in Klaus OTTMANN, James Lee Byars, Life, Love and Death [cat.] – Strasbourg : Musées de Strasbourg, 2004, p. 15‐51.
[8] Gaston BACHELARD, L’Eau et les Rêves, « Essai sur l’imagination de la matière » – Paris : Librairie José Corti, 2007, p. 123.
[9] Umberto ECO, L’oeuvre ouverte – Paris : Seuil, 2003, p. 9.
[10] Oeuvre dont les potentialités débouchent sur une création nouvelle ou plutôt une re‐création, une réinterprétation.
[11] Images considérées comme miraculeuses, non faites de la main de l’homme comme le Saint‐Suaire par exemple. Richard LEYDIER, « Achéiropoésie » in Richard LEYDIER (dir.), Je n’ai rien à dire, « Entretiens avec Anish Kapoor » – Paris : RMN‐Grand Palais, 2011, p. 157‐160.
[12] Paul KLEE, Théorie de l’art moderne – Paris : Gonthier, 1964, p. 34.
[13] Joséphin PELADAN, La dernière leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan (1499) [Retranscription] – Paris : France Univers, 2006, p. 45.
[14] Maurice MERLEAU‐PONTY, La phénoménologie de la perception – Paris : Gallimard, 1976.
[15] Charles BAUDELAIRE, Écrits sur l’art – Paris : Poche, 1999.
in KLEIN BYARS KAPOOR [en collaboration avec Gilbert PERLEIN] [textes de Richard Leydier et de Klaus Ottmann], cat. MAMAC, Nice / Cudemo, Bordighera, 2012.
Associer trois artistes aussi fondamentaux qu’énigmatiques qui ne se sont jamais croisés ni en personne, ni dans le monde de l’art, par le biais d’une exposition ou d’un ouvrage commun, voilà le nouveau challenge du MAMAC. Après la rétrospective‐événement d’Yves Klein en 2000, le musée souhaitait mettre en perspective sous la forme d’un dialogue fécond cette oeuvre phare qui, grâce au soutien des Archives Yves Klein, est profondément ancrée dans les collections. Yves Klein (Nice, 1928 – Paris, 1962) rencontre ici deux artistes de générations et de nationalités différentes avec lesquels il partage un attrait pour le sublime et les moments en suspens : James Lee Byars (Détroit, 1932 – Le Caire, 1997) et Anish Kapoor (Mumbai, 1954). Cette association met en image leurs complicités à partir d’un point de vue bien particulier : la matière monochrome. L’immersion dans le bleu Klein se décline en propositions monochromes, objets imprégnés, pigment pur, « Reliefs planétaires », « Reliefs éponges » et « Anthropométries ». Les sculptures en marbre blanc aux formes rectilignes ou ovoïdes de James Lee Byars composent une scénographie où la blancheur immaculée triomphe de l’obscurité. L’environnement de cire rouge d’Anish Kapoor est créé à partir d’une série d’oeuvres qui se constelle autour d’une pièce monumentale mécanisée. Individualisée par l’architecture même du musée, cette trilogie s’articule autour de trois salles de 400 m², chacune dévolue à un artiste et reliée à l’autre par les longues passerelles vides et silencieuses.
– UNE COULEUR –
Tout d’abord, la monochromie : se plonger dans la couleur sans aucune distraction possible ; se laisser porter par l’unicité, l’immersion introspective et le pouvoir des correspondances ; le bleu, le blanc et le rouge, trois couleurs puissantes, bibliques, liées à l’histoire, qui suggèrent ici l’immensité, l’absolu.
L’outremer n° 1311 est un bleu mat, dense et opaque. À l’image de la Vierge Marie, il est ascension spirituelle, il apaise et console. Couleur nocturne et froide, il condense le principe féminin de l’eau et l’immensité masculine du ciel. Mélancolique, il nous transporte dans la profondeur insondable, originelle et intime de l’univers, dans une évasion onirique. En hommage au ciel azuréen, Yves Klein s’empare de la couleur bleue, parce qu’elle est selon lui la plus abstraite des couleurs, celle qu’il y a au‐delà du lointain, celle qui sombre « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »[2].
La blancheur est cérémonieuse et virginale. Pacifique, elle est la couleur des glaciers et du lait maternel, elle est clarté, lumière, dépouillement et perfection. Elle est l’habit du moine shintô tant assimilé par Byars. Elle est ce qui permet à l’artiste, dans sa quête de perfection, de s’élever dans les sphères de l’imperceptible et de l’intouchable. Mais elle évoque aussi une peur immémorielle et incontrôlable, presque cathartique. Elle est la différence et l’albinisme. Couleur du linceul et des os, elle est continuité, mort et deuil. « Le blanc agit sur notre âme comme un grand silence, absolu pour nous »[3].
Le rouge, lui, nous tire vers les profondeurs ardentes et infernales de la terre. Comme Adam, fait de terre, il désigne la couleur des muscles, du coeur et de la bouche sensuelle. Il est le sang des mammifères et des vertébrés. Humide, pesant et vaginal, il regénère et réchauffe, excite et attire l’oeil. Il est courage et sacrifice. Il est le peuple. Couleur sacrée en Inde, il est le tilak (le troisième oeil) et la couleur de la robe de certains moines bouddhistes. Il est la force vitale qui contient la puissance et la vigueur du chêne. Présent dès les grottes de Chauvet, il incarne l’Opéra, la vie et la mort, l’amour et la passion, le plaisir et le désir mais aussi la fougue et le signe de l’interdit.
- UNE MATIÈRE –
La couleur devient ici matière. Elle n’est pas un élément qui vient s’ajouter ou recouvrir autre chose. Elle est énergie, indissociable de son support. Le pigment, essence de la peinture, poudre volatile, insaisissable et fragile, exprime pour Yves Klein la sensibilité picturale à l’état pur, la matérialité immatérielle, la substance. Klein, qui ne veut pas perdre l’éclat, le grain et la force colorante et couvrante du pigment pur, parvient, avec le soutien de son ami marchand de couleurs Édouard Adam, à mettre au point en 1955 un médium lui permettant de l’utiliser sans l’altérer. C’est précisément ce mélange de pigment outremer n° 1311, de Rhodopas et d’acétate polyvinylique et éthylique qu’il baptise du nom d’IKB et qu’il enregistre le 19 mai 1960 sous Enveloppe Soleau à l’Institut National de la Propriété. Le bleu outremer est ainsi perçu dans toute son identité originelle.
À l’inverse, la pesanteur et la dureté du marbre n’ont de cesse de rappeler son caractère quasi éternel. Majestueux, rare et précieux, il évoque l’Antiquité et la Renaissance, l’architecture et la sculpture classique, le monumental, la richesse, la puissance et la virtuosité. Mais ce serait oublier que cette roche métamorphique est née dans des temps immémoriaux au plus profond de nos océans à partir de la cristallisation d’un immense dépôt calcaire. Réputé pour sa froideur et sa luminosité, le marbre évoque dès lors l’alchimie et les pouvoirs mystérieux des pierres. À l’image de la monochromie, le marbre parle lui aussi d’unicité, d’individualité et de regard sur soi. Le marbre de Thassos, d’une exceptionnelle blancheur et dépourvu de nervure, est extrêmement poreux. Cette imperfectibilité met en exergue le caractère fragile, naturel et organique de ce matériau noble et pur.
La cire d’Anish Kapoor renvoie à Dédale et Icare, aux peintures à l’encaustique, à la valeur religieuse et cérémonielle des cierges, à la chandelle et aux sceaux. Ancestrale, elle accompagne l’homme dans sa vie quotidienne et spirituelle. Malléable, douce et épaisse, elle est pourtant résistante au temps qui passe et même aux flots. Elle est enveloppe protectrice, seconde peau à l’odeur prégnante. Elle n’a peur que du feu et de la chaleur. Dès lors, elle devient matière molle, chaude et informe, pâte liquéfiante à remodeler et à cristalliser qui sans cesse renaît de ses fontes. C’est ainsi que Kapoor la transmue après l’avoir teintée en la mélangeant à la peinture à l’huile glycérophtalique.
– UNE FORME –
À la couleur‐matière, est donnée une forme dont la dimension haptique, cette sensation jubilatoire de toucher du regard, nous magnétise. Durant l’Epoca Blu, le pouvoir couvrant de l’IKB est mené à son paroxysme. En retrait, Yves Klein fait face à l’émergence de l’oeuvre. Il dit s’imprégner du grand tout du monde, le répercuter dans ses oeuvres afin que cette sensibilité pénètre entièrement le regardeur‐acteur. Sur papier, sur gaze ou sur panneau de bois, l’IKB est d’abord appliqué de manière aléatoire et grossière ou par l’emploi de « pinceaux vivants » puis au rouleau afin d’abstraire le geste du peintre. Mais Klein semble rester indifférent au support et à la technique, seule la couleur lui importe. Un échantillonnage de ses expériences monochromatiques sera présenté dans l’exposition et notamment plusieurs IKB (IKB 100, IKB 104) réalisés pour l’exposition de la Galleria Apollinaire de Milan en 1957 (où onze monochromes bleus de même format ayant reçu une imprégnation sensible distincte sont mis en vente à des prix différents) ainsi que l’IKB Godet (1958), monochrome estampillé d’un corps féminin en mouvement jusqu’à saturation de la toile. Ce premier essai dans l’appartement de Robert Godet, son professeur de Judo, jugé trop aléatoire et proche de l’Abstraction lyrique, donnera toutefois naissance aux « Anthropométries » deux ans plus tard. Sans cadre, aux angles souvent arrondis et accrochés à légère distance du mur (et aujourd’hui malheureusement pour la plupart sous Plexiglass), les monochromes, véritables blocs de couleur rayonnants suspendus dans l’espace, invitent à l’immersion visuelle et mentale. En cela, leur disposition spatiale est primordiale. Le vide, la respiration, l’articulation des formats, les notions d’horizontalité et de verticalité, sont intrinsèquement liés à l’oeuvre. Au sol, en contre‐point, une installation de pigment pur s’étend ici sur une surface de 8 par 5 mètres ; dans l’espace, des objets imprégnés d’IKB. S’emparant de la topographie de la planète, un magnifique Relief éponge (R 39), assemblage d’éponges et de cailloux sur panneau monochrome crée un lien entre le cosmos et la terre. Les états-moments de la sensibilité picturale, de la nature et de la chair deviennent perceptibles. Résultat d’une action, les « Anthropométries », empreintes sur papier de corps féminins enduits d’IKB, rappellent celles du Saint‐Suaire ou de manière plus pragmatique celles déposées sur le tatami lors des combats de Judo. Devant un public, Klein invite de jeunes femmes à se badigeonner de peinture bleue et à déposer, selon ses instructions, l’empreinte de leur corps sur un papier disposé au sol ou au mur. Aujourd’hui, seules les traces sensuelles et charnelles de leurs passages fugaces nous sont données à voir : seins, cuisses, fesses, symboles originels, maternels et vitaux, parfois facilement identifiables, parfois peu reconnaissables tant le duel avec la toile et l’IKB a été orgasmique. Rituels de la déesse‐mère incarnée souvent accompagnés de la Symphonie Monoton-Silence, ces séances, réalisées à partir de 1960, en public ou dans l’intimité de l’appartement d’Yves et Rotraut Klein, rue Campagne‐Première, impliquent autant les modèles que les spectateurs devenus co‐auteurs. Yves Klein est à la recherche d’une kinesthésie la plus totale, d’une harmonie spirituelle et matérielle. Par la suite, l’artiste déclinera cette série en y combinant ses recherches sur les forces vitales de la nature, la trilogie bleu‐rose‐or et le feu [4].
Les formes de Byars sont élémentaires, pures, parfaites et élégantes. Accomplies, elles fonctionnent en série et s’érigent dans l’espace. Sphères posées au sol à la manière d’un collier surdimensionné, monolithes incurvés et lisses aux angles arrondis, stèles hiératiques, ces marbres sont gonflés d’énergie. Autonomes et parfaits, ouverts ou fermés, droits ou courbes, féminins ou masculins, ils sont l’absolu, la « totalité totalisante » pour reprendre une expression de Jean‐Michel Ribettes [5] qui analyse ces oppositions unifiées : la rotondité parfaite refermée sur elle‐même, la présence physique et déclarative du pilier, l’inflexion et la concavité qui dissolvent la dureté du matériau pour le rendre doux et humain. Distantes, froides et charnelles, ces sculptures s’adressent au corps et évoquent l’autre. Elles rappellent les kouroï [6]. Mais leur gravité est pesante. Stables et transcendantales, elles ouvrent les portes du monde des signifiants. Elles participent à un rituel ésotérique dont la symbolique nous échapperait à la manière d’un Stonehenge, cromlech mondialement connu ou d’un Ryaon‐ji, jardin zen de Kyoto qui fascinait James Lee Byars. S’agit‐il d’une représentation du monde ou de l’univers, d’instruments cultuels ou de totems ? Supports de réflexion à l’image des pierres de lettrés chinois, ces marbres interrogent. Comme l’a relevé Klaus Ottmann, l’action qui caractérise habituellement la démarche de Byars, est ici substituée aux objets comme acteurs performatifs [7]. Par leur disposition, ces non‐sculptures se construisent par le vide, le silence et l’absence qui les entourent, comme si celles‐ci entretenaient un lien caché avec la magie, les mathématiques, l’astronomie (Concave Figure, 1994 – The Moon Column, 1990) et l’humain aussi (le terme figure renvoyant aussi bien aux chiffres qu’à une personne). Concave Figure est composée de 5 formes : le 5 marque le début de la série et la totalité du monde ; 5 comme les 5 sens, les 5 doigts de la main et les 5 éléments, comme l’alliance du carré et du cercle, du féminin et du masculin... Les 100 sphères de The Human Figure forment une ellipse à même le sol, symboles du micro et du macrocosme. Matière monochrome, chiffre, forme et disposition ne cessent d’évoquer cette quête d’absolue perfection. Par un jeu d’éclairage, les marbres paraissent sortir de la pénombre et se figer de manière instable dans l’espace. Ils sont lumière, présence immédiate et divinité oraculaire. Car même dans un matériau si pérenne, Byars parvient à inclure l’instantanéité la plus fugace.
Chez Anish Kapoor, des formes pleines et géométriques, principalement rondes, semblent sortir du mur ou du plancher ou s’y ancrer telles des sangsues, certaines rappellent l’univers de Gargantua, la toupie ou le tour de potier. En fait, ces formes sont difficiles à nommer car elles ne correspondent à aucune typologie prédéfinie. Il s’agit davantage de « non‐formes », dont on ne verrait que la partie émergée et autoformée. Mésomorphiques (ni informes, ni cristallisées), elles nous renvoient au rêve de la pâte génératrice, au désir jouissif et parfois scatophile de création, de malaxation et de pétrissage, à la « joie mâle de pénétrer la substance, de palper l’intérieur des substances […] pour retrouver une force élémentaire, de prendre part au combat des éléments, de participer à une forme dissolvante sans recours »[8]. Les expressions « mettre la main à la pâte » et « toucher du regard » sont ici en adéquation. Notre propre rapport au corps est sans cesse sollicité. Avant/Arrière, Haut/Bas, Pousser/Tirer : machinisme et taylorisme sont aussi présents. Cycliques et répétitives, ces masses naissantes parlent de la vie et de la mort et de nos plus grandes peurs. De la rondeur épanouie à la concavité béante, ces formes proliférantes nous aspirent et veulent peut‐être même nous engloutir, car elles ont quelque chose d’envahissant. À l’apparente fragilité de la cire s’opposent leur monumentalité et leur poids colossal. Vivantes et organiques, ces irruptions évoquent les inselbergs (reliefs qui se détachent d’une zone plane). L’ombre et les ténèbres, la cavité, le trou, le vide, la dualité, les astres et la géomorphie sont des thématiques récurrentes dans le travail d’Anish Kapoor et possèdent à l’image des contes de fée une fonction cathartique. L’odeur de la cire et le bruit mécanique participent aussi à cet ensevelissement introspectif. Retiré du monde comme dans le ventre de notre mère dont on entendrait le coeur battre, tout devient possible, nul besoin de mots. Au centre, la matrice mécanique est en marche et s’autogénère. Une plaque de métal pivote et fabrique la forme dans un mouvement rotatif. En périphérie, des oeuvres arpentent l’espace. Il est formidable qu’Anish Kapoor nous donne ici à voir une oeuvre motorisée et gigantesque confrontée à des oeuvres de plus petit format car elles rendent palpable le phénomène d’émergence des formes et des concepts mis en oeuvre par l’artiste. Forme primitive d’un objet en formation, premier test matériel, ces « non‐formes » expriment un potentiel en devenir. Mais vont‐elles s’animer ? Car si terrifiantes soient‐elles, ces sculptures sont aussi attractives et ludiques. Féminines et tentaculaires, elles habitent l’espace et le redéfinissent par un jeu de rapport d’échelle, de couleur et de forme.
– UNE TRILOGIE BAUDELAIRIENNE –
À la matière monochrome est donnée une forme picturale, philosophique ou sculpturale à la signature esthétique bien marquée. Si Yves Klein conçoit son oeuvre comme une installation, s’il s’approprie des objets et l’immensité, lui « qui a bu le goût de peindre dans le lait maternel », adopte toujours une attitude proprement picturale. Face au « peintre de l’espace » et de l’immatériel qu’était Klein, James Lee Byars n’en est pas plus sculpteur mais « momenteer », homme de l’instant donnant aux formes une valeur performative et interrogative. En revanche, Anish Kapoor s’inscrit totalement dans un questionnement sur les possibilités d’élargissement et d’apparition du champ sculptural et son insertion dans l’espace public. Cependant, tous trois travaillent en négatif, en creux, le silence, l’absence et l’immatériel ; tous trois créent des sortes de théâtres performatifs influencés du théâtre nô, du Groupe Zero et de Gutai où le cadre laisse place à une ambiance, à un dispositif environnemental toujours en suspens, où l’artiste s’efface pour laisser surgir la forme, où le contemplateur est englobé dans le processus artistique.
Polysémie de langage et indécision de sens confèrent, à ces oeuvres, un « message fondamentalement ambigu »[9] qui crée un potentiel, un nouveau champ de possibles sollicitant tous nos sens et débouchant sur une re‐création, une poïétique [10]. Intraduisible, l’oeuvre d’art aspire à découvrir l’énigme du monde par le biais du voyage, de l’imagination créatrice, de l’univers des correspondances et de la poésie. Les oeuvres de nos trois thaumaturges fonctionnent comme une fiction, une mythologie, où elles semblent se créer d’elles‐mêmes à l’instar des formes modelées durant des millénaires par la nature. Habitées par la philosophie animiste sous la chape d’un protocole céré‐ moniel, elles sont la manifestation d’une création (formelle et intellectuelle) qui est en train de se faire, où le travail de la main s’efface, à l’image d’une « Achéiropoïésie » [11]. Par les phénomènes d’apparition, d’émergence, de formation, de naissance, l’énergie primordiale du monde peut être captée l’espace d’un instant. Car « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »[12] Il n’imite pas la réalité, il est une manière singulière d’appréhender le monde. « Il possède l’attribut divin : il crée ; il rend visible l’invisible et permanentes les choses les plus fugaces. »[13]
Régies par l’interaction des éléments, les oeuvres d’Yves Klein imprègnent le spectateur, celles de James Lee Byars l’interrogent et celles d’Anish Kapoor l’absorbent. Nous voilà plongés dans une atmosphère chromatique et sensorielle où les oeuvres répondent à la fois au site et à notre propre corps. Inscrites de manière spécifique et minimaliste dans l’espace, elles modifient ne serait‐ce que de manière temporaire notre perception et appréhension du monde. Ici, la couleur et la matière, l’intérieur et l’extérieur, le plein et le vide, le haut et le bas, la gravité et l’apesanteur, l’ordre et le chaos, la présence et l’absence, l’éternité et l’instant, la lumière et les ténèbres, la vie et la mort ne font qu’un. Ici, tout n’est que continuité. Ces expériences syncrétiques où regardé et regardant communient, nous donnent à ressentir la possible harmonie fusionnelle, l’unicité et la connaturalité [14] entre les choses, les êtres et le monde. Elles sont un hymne à la dualité de l’esthétique baudelairienne [15] où le dandysme est vénéré autant que la couleur, où la beauté bizarre, artificielle et surnaturelle invite à l’évasion mnémonique. Elles parlent d’avènement, d’âge d’or, d’alchimie et de silence. Synesthésiques, elles nous relient à la chair du monde et touchent au sublime.
28 avril 2012
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[1] Charles BAUDELAIRE, « Enivrez‐vous » in Charles BAUDELAIRE, Petits Poèmes en Prose – Paris : Pocket, 2006, XXXIII.
[2] Charles BAUDELAIRE, « Le Voyage » in Charles BAUDELAIRE, Les fleurs du mal – Paris : Garnier‐Flammarion, 1964, p. 155.
[3] Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier – Paris : Folio Essais, 1989, p. 155.
[4] Paramètres non représentés dans l’exposition car s’éloignant du propos monochromatique.
[5] Jean‐Michel RIBETTES, « L’attitude de la Perfection » in James Lee Byars : The Monument to Language : The Diamond Floor [cat.] – Paris : Fondation Cartier, 1995, p. 9‐43.
[6] Ancêtre de l’Apollon, le kouros est une statue de la période de la Grèce Archaïque d’abord en bois puis en marbre ou en pierre représentant un jeune homme nu.
[7] Klaus OTTMANN, « Épiphanies de beauté et de connaissance. Le monde de la vie de James Lee Byars » in Klaus OTTMANN, James Lee Byars, Life, Love and Death [cat.] – Strasbourg : Musées de Strasbourg, 2004, p. 15‐51.
[8] Gaston BACHELARD, L’Eau et les Rêves, « Essai sur l’imagination de la matière » – Paris : Librairie José Corti, 2007, p. 123.
[9] Umberto ECO, L’oeuvre ouverte – Paris : Seuil, 2003, p. 9.
[10] Oeuvre dont les potentialités débouchent sur une création nouvelle ou plutôt une re‐création, une réinterprétation.
[11] Images considérées comme miraculeuses, non faites de la main de l’homme comme le Saint‐Suaire par exemple. Richard LEYDIER, « Achéiropoésie » in Richard LEYDIER (dir.), Je n’ai rien à dire, « Entretiens avec Anish Kapoor » – Paris : RMN‐Grand Palais, 2011, p. 157‐160.
[12] Paul KLEE, Théorie de l’art moderne – Paris : Gonthier, 1964, p. 34.
[13] Joséphin PELADAN, La dernière leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan (1499) [Retranscription] – Paris : France Univers, 2006, p. 45.
[14] Maurice MERLEAU‐PONTY, La phénoménologie de la perception – Paris : Gallimard, 1976.
[15] Charles BAUDELAIRE, Écrits sur l’art – Paris : Poche, 1999.