« Emmanuel Régent. En suspens. »
in La Strada, N°186, 14 janvier - 4 février 2013.
© Emmanuel Régent - Photo François Fernandez
Emmanuel Régent part pour l’inconnu dans des territoires familiers. Il dessine des files d’attente, des mouvements de foule et des manifestants sans revendication. Ces images tirées du réel, de la presse ou du net témoignent de l’environnement visuel ambiant, de « l’actualité ». Elles font écho aux mass media quand d’autres décrivent la stabilité mouvante des paysages naturels ou architecturaux et notamment le chemin de ronde de Villefranche-sur-Mer qu’il aime arpenter pour admirer mer, falaises et rochers. Ici, un pont, là un tunnel, prolongent l’évocation d’un passage hypothétique de l’autre côté du miroir, toujours en noir et blanc. Si les cadrages, les points de vue et la technique peuvent être assimilés à la photographie et au cinéma, Emmanuel Régent compose comme un peintre, mêlant réel et fiction, figuration et abstraction.
La trame noire du dessin se mue alors en un tourbillon vibrant où le sens s’estompe peu à peu au profit de l’effet : effet de contamination, de basculement et d’envahissement. La lumière est vorace, elle grignote les nuées du dessin, produit vides et silences que le spectateur doit reconquérir par sa puissance imageante. La réintroduction d’une gymnastique de l’oeil dans la durée et dans l’espace implique une observation attentive et en mouvement où notre capacité à se souvenir est aussi sollicitée que celle à oublier ou à se projeter.
Lumière, turbulence et dilatation du temps se retrouvent dans les Nébuleuses. Constitué d’une superposition de couches de peinture monochrome, réalisée en respectant les temps de séchage, des couleurs les plus claires vers les plus sombres, le tableau une fois noir, rouge ou bleu est attaqué à la ponceuse pour révéler les strates picturales sous-jacentes. L’effort physique nécessitant un savant mélange de maîtrise et d’avancées à l’aveugle donne naissance à une irradiation luminescente et colorée. Enfouissement et excavation témoignent de manifestations cosmologiques et de trajectoires fulgurantes. On est au centre de l’infiniment petit et de l’infiniment grand.
À contre-courant de l’immédiateté promulguée par notre société, Emmanuel Régent opte pour la lenteur avec la divagation comme matière première. Il met en place des gestes mécaniques et laborieux mettant en retrait la subjectivité de l’artiste. Il hachure au feutre noir la feuille de papier comme un obsessionnel du remplissage et laisser les réserves du papier revenir au premier plan et animer les formes. Il ‘gratte’ la peinture comme un paléontologue réaliserait une fouille. Le grésillement du dessin répond aux bourdonnements picturales et même aux plaques de contreplaqué elles aussi poncées pour faire apparaître des auras miraculeuses, images archeopoïetiques (non faites de la main de l’Homme, à l’image du Saint Suaire). Tous ces bruits rappellent le pixel, unité matricielle de l’image numérique et de ce fait, la virtualité croissante de ce qui nous entoure. Ces phénomènes de résurgence produisent une sorte d’inquiétante étrangeté qui fait basculer la banalité du réel dans le domaine de la fiction. Et quoi de plus merveilleux que le mystère qui entoure l’univers ?
Derrière la reprise d’une imagerie contemporaine symptomatique de notre société (aussi bien sociales que spatiales et médicales), plusieurs constellations se dessinent. Parsemés dans l’espace entre les dessins et les peintures, des objets entrent dans ce mouvement ondoyant. Ils élaborent des relais entre les oeuvres : pas de point de non retour, toujours des hypothèses. Ces pierres recouvertes d’argent, cette boule en papier d’aluminium froissé, ce cadavre d’une grappe de raisin passée à l’or fin, cette ruine de blocs en inox inaltérable aux éclats épars sont autant d’éléments d’une archéologie d’un futur non advenu. Et si l’astronomie en tant que vestige intéresse tant Emmanuel Régent, c’est parce qu’elle repose sur la relativité. L’installation réalisée dans la galerie contemporaine du MAMAC de Nice recrée un microcosme aux résonances infinies jetant un trouble sur notre rapport au temps, à l’espace, et donc au réel.
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« Sortir de son lit, en parlant d’une rivière (dernière définition) », galerie contemporaine du MAMAC, Nice, 13 octobre 2012 -27 janvier 2013 / « Le triangle de Vespucci », galerie Bertrand Baraudou, Paris, 20 octobre – 8 décembre 2012.