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© Éric Michel / La Tourette
«-lumières matérialisées et moments en suspens- »
in Derrière le visible : Rencontre Le Corbusier/Éric Michel - Regard contemporain/Franck Christen à La Tourette, [textes de Marc Chauveau et Eric Michel et Damien Sausset], Bernard Chauveau, Paris 2013
-l’invitation-
Éric Michel génère des installations fluorescentes aux sources dévoilées sans aucune emphase. Loin de toute froideur, néons et tubes produisent en ses mains des caisses de résonance topographique. Le dispositif produit une émanation colorée enveloppante qui épouse l’espace et le reconfigure. À l’échelle de l’architecture, la couleur-lumière devient une zone diffuse et indiscernable que l’on palpe et entend du regard. À la fois visibles et indéfinissables, tangibles et insaisissables, les environnements d’Éric Michel expérimentent les notions de limite, de frontière. Ils mettent à jour un monde de sensations enfouies et intraduisibles. Ici, l’émulsion alchimique prend corps dans l’impressionnant couvent dominicain Sainte-Marie de La Tourette, construit par Le Corbusier, à Éveux près de Lyon.
Il me semble que cette intervention est bien davantage qu’une occasion favorable pour l’artiste, elle est comme quelque chose d’indispensable à son parcours. Après la chapelle de l’Observance à Draguignan, la bibliothèque de La Sapienza à Rome, les Archives Yves Klein à Paris, les Grands Moulins de Pantin, le MAMAC de Nice et la collégiale Saint-Lazare à Avalon, l’invitation formulée par La Tourette lui confirme le chemin qu’il doit suivre. Elle est le prolongement de sa mission de « Passeur de lumières ». Elle est une rencontre symbolique, humaine et spirituelle. Car, pour l’artiste, investir un espace n’est pas exposer mais proposer : aux visiteurs, et ici aux dominicains, d’en disposer. Voici ma version.
La Tourette ne se dévoile que subrepticement au détour d’un chemin sinueux. À la lisière de la forêt, le mur aveugle de l’église avec sa crypte aux trois canons de lumière différemment orientés se détache de manière singulière. À cet endroit précis, certains observeront un phénomène merveilleux qui s’immisce avec subtilité dans la réalité. Les trois canons de lumière, qui sont censés attirer le jour à l’intérieur du bâtiment, fument un souffle bleu, détail presque imperceptible signifiant pourtant le renversement immatériel mis en oeuvre par l’artiste. On est dans le domaine de l’apparition miraculeuse, de l’avènement poétique. Le bâtiment respire. Extraordinaire, l’inexplicable exhalation bleue amorce un basculement troublant, une réversibilité des choses.
Plus loin, le coeur du couvent laisse entrapercevoir une lueur étrangement colorée, encore inaccessible et mystérieuse. Encore intrigué par ces premières découvertes, notre regard glisse jusqu’à l’imposante barre horizontale du couvent venant à fleur du sentier ; aux pilotis d’aller rejoindre le sol. Sous les cellules en saillie, un faisceau de lumière bleue se dégage avec force. La percée horizontale renforce la lévitation du couvent gravitant déjà au-dessus du sol. « Morceaux de sucre[1] » et « fenêtres en bandeau » donnent le rythme à la mélodie. Le cordeau irradie de l’intérieur, d’un passage (au sens littéral et symbolique). Puis, la rampe de lumière forme un coude guidant à la façade sud. À ce détour, la troisième façade du couvent se donne enfin à voir. Deux « fleurs de béton[2] » bleues nous accueillent et laissent filer l’incision lumineuse jusqu’aux élégantes et magistrales échasses de La Tourette : point-virgule, horizontalité et immensité. Des tempos contradictoires : des loggias aux galets incrustés ; des pans de verre étirés verticalement ; le vallon ; la forêt ; le vide. Fluo Blue Line est un panorama en harmonie avec le monde, une invitation au recueillement mais surtout à l’imagination. La propagation lumineuse n’éclaire pas le vaisseau, elle le souligne, le redéfinit, invite à une exploration particulière, inoubliable pour moi. Contemplez comme la fluorescence de cette veine interstellaire se diffuse et filez car l’intensité du bleu vous happe vers un escalier ouvrant sur l’atrium.
-l’atrium-
Fluo Blue Square vs Fluo Pink Square
Deux entités lumineuses se font face. L’une émet une aura bleue, l’autre un halo rouge orangé. Le dispositif est minimal : quatre tubes fluorescents de 120 cm de long forment un carré basculé sur un angle. L’émission circulaire de la lumière allie la structure du carré au cercle rayonnant ; puis les deux champs d’énergie fusionnent en une région indiscernable. Au jumelage de ces deux couleurs flotte une vibration chromatique magenta. Un spectre magenta, niché dans la partie supérieure et triangulaire de l’atrium, renforce l’onde lumineuse. Tout bascule. Le béton projeté des murs se mue en un corps grumeleux enveloppant ou en un immense corail chantant sous les éclaboussures de lumières. Dans cet espace, pourtant ouvert sur l’extérieur, le bleu alentour se fait plus intime. En accentuant la musicalité des pans de verre ondulatoires de Iannis Xenakis, il donne toute sa respiration et son élévation au lieu qui, l’espace d’un instant, devient une boîte à rythme organique aux allures de cathédrale. Nous voilà immergés dans un bain chromatique où les frontières se brouillent, où l’harmonie fusionnelle entre les choses et les êtres devient palpable. Il nous faut toucher l’ineffable, s’en imprégner comme une éponge jusqu’à devenir nous-mêmes cette substance fluorescente.
De l’atrium, on accède à la salle du chapitre et au réfectoire.
modulation en trois temps
Dans la salle du chapitre, trois néons de même couleur, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, jouent avec un horizon oscillant. Une partition colorée, une aura quasi spectrale, une modulation en lien avec Xenakis. L’onde bleue est calme et reposante, elle fluctue et parle d’infini. Elle joue avec l’espace et la géométrie. Unie dans l’espace-temps par la lumière, elle élabore un rythme apaisant et symphonique. Des murs de béton aux espaces vitrés, du mobilier au sol, tout semble lié. À partir d’une structure élémentaire, échos et correspondances se déploient.
hommage à Yves Klein
Dans le réfectoire, une photographie se décline en trois variations colorées. Bleu, rose et or : hommage au peintre de l’espace qu’était Yves Klein qui, en quête de retranscrire la puissance et la spiritualité des énergies primordiales (l’eau, l’air, le feu, la nature et la chair), s’est emparé des trois couleurs de la flamme (bleu, rose et or).
Traversée en son centre par un horizon irradiant, l’image unit deux atmosphères égales en dimensions : une section supérieure grumeleuse et une surface inférieure lisse. Une couleur : des matières et des lumières. C’est un triptyque photographique d’une installation, devenu lui-même oeuvre à part entière. Ces zooms sur les fluo et alentours se muent en paysages lunaires. Lisez les bourdonnements chromatiques, les matérialités lumineuses. L’instant figé semble grésiller. Frappé par les jeux de reflets provoqués par les pans de verre de Xenakis, le triptyque s’infiltre dans le béton projeté qui devient cotonneux.
Retour à l’atrium.
Biblioteca Fluo (Acte II)[3]
Ici, la substance s’agrippe aux ouvertures de la bibliothèque et l’inonde de bleu. Les blocs de lumière agissent comme les « Carrés Mondrian » qu’ils encadrent ; ils sont destinés à reposer le regard. Cependant, ils ne se donnent à voir qu’au travers des pans de verre ondulatoires de Iannis Xenakis, qui sont, à eux seuls, une raison d’arpenter le bâtiment au rythme du soleil. Ils dessinent au sol et au mur des ombres portées aux modulations rythmiques fascinantes. Xenakis, qui était à la fois compositeur, ingénieur et architecte, fascine Éric Michel, lui qui tend à l’alliance de la musique, des mathématiques et de l’art du fait de sa formation et de sa pratique. Inatteignable, le dessin de lumières nous incite, lui aussi, à déambuler pour écouter les énergies en puissance, il faut s’en éloigner et s’en approcher, tirer profit des interférences optiques. Ce sont simplement des ponctuations lévitantes, et pourtant elles reconfigurent notre positionnement dans l’espace et dans le monde. Les découpes de ce bleu si intense ne sont malheureusement pas encore à notre portée, notre chemin vers la connaissance de soi et du monde ne fait que débuter.
Bengale Red
Bien que nous soyons happés par ce monde où tout est bleu, au fond du petit conduit, dans la pénombre, un monochrome de lumière rouge se consume près d’un tube. Au mur, une toile immaculée. Absorbée par la monochromie sans aucune distraction possible, seule face au tableau, dans un moment de pure contemplation statique, c’est toute l’histoire de la peinture, sa verticalité, son autonomie et sa planéité qui me viennent à l’esprit. Ce carré fonctionne comme une fenêtre ouverte sur le bruissement de l’univers. Il s’incarne, se révèle par la source lumineuse, devient une force magnétisante et irradiante. Le rayonnement transforme le monochrome en atmosphère. Les murs au béton banché deviennent poreux à l’émulsion. Le rouge du mur latéral lui fait écho et se fond dans la masse. Un filtre magenta placé devant les compositions vitrées de Xenakis en contre-haut renforce la magie des lieux. Tout un monde émerge et bourgeonne.
La lumière d’Éric Michel n’est ni douce ni vaporeuse, elle est franche, elle perturbe notre regard, pousse à une observation autre, à une imprégnation qui à la fois nous hypnotise et nous tient à distance. La lumière attire et éblouit. On virevolte en tous sens. On se pose longuement par ici. On entrevoit une écriture blanche et luminescente ; on repart lentement par là. On ne cesse de se tourner et de se retourner dans un va-et-vient constant. On perd ses repères. Toutes les échappées architecturales de l’atrium sont mises à profit pour créer une déambulation en zigzags : des gammes vitrées à la peau du béton, des rayonnements colorés aux brouillards évanescents. Éric Michel tire parti des ouvertures et des points de vue multiples de l’atrium, des différentes hauteurs et inclinaisons des espaces de circulation, des textures (béton projeté ou banché, espace vitré), des zones d’ombre et de lumière. Il redessine avec son répertoire de couleurs le cheminement physique et spirituel suggéré par le plan en croix ajouré de l’atrium. Il exprime la perméabilité du monde par de savants jeux de lumière entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Ici, nous faisons l’expérience du croisement où tout se coupe et se recoupe. Écoutez les vibrations et les correspondances ; laissez-vous absorber par cette onde magnétique car un bruit sourd et profond s’en échappe. Le rythme, la répétition et la fragmentation y composent des parcours fluorescents qui demandent des temps d’adaptation oculaire. La lumière ouvre un nouveau champ de possibles ; car les résonances de l’espace et du vide nous attirent, toujours et de manière chaque fois renouvelée, vers une nouvelle traversée introspective.
-l’église-
veritas
Un jaillissement de lumière à la blancheur immaculée. Telle une enseigne, un néon dessine, au-dessus de la porte monumentale de l’église, un mot, un avènement : « veritas ». C’est la devise des Dominicains. Écrit en néon, veritas donne naissance à une aura blanche, symbole de pureté, de sobriété, de paix et de perfection. Je crois qu’elle nous invite à entrer tout en nous mettant en garde.
trois ponctuations magenta et une croix
Dans l’église, la maîtrise de la lumière par Le Corbusier est époustouflante. J’y suis restée abasourdie comme devant l’oculus du Panthéon de Rome. Dans ce volume colossal en béton banché, l’agrément d’effets visuels colorés contraste dans tant de sobriété. Ils matérialisent les différentes fonctions de l’église dans une alchimie faite de pénombre et de lumière, de béton brut et de couleurs primaires (jaune, rouge, vert, bleu), de vides et de blocs géométriques.
La lumière et la couleur sont déjà tant présentes qu’Éric Michel intervient ici avec modestie et justesse. Son intervention se fond dans le bâtiment. Il faut s’en approcher et s’en laisser imprégner pour y déceler sa paternité. La proposition se situe sur le mur est. L’artiste filtre les trois petites meurtrières de magenta et place une croix de lumière. Le triolet magenta répond aux ponctuations chromatiques de Le Corbusier. Rétroéclairée par une lumière blanche, la croix se détache du mur et lévite à légère distance. Sa couleur rappelle la devise des Dominicains ; veritas résonne en nous. Ses proportions reprennent celles de la croix métallique dessinée par Le Corbusier sur la base du modulor et placée à gauche de l’autel. Les mathématiques et le nombre d’or demeurent latents. Puis, la fluorescence dématérialise la croix qui, d’objet, se mue en une aura irradiante. Accompagnée des ponctuations magenta, elle est un contrepoint musical mais discret à l’orgue situé en face. L’interaction opère, tout communique et fusionne. Les veines et les aspérités du béton banché apparaissent comme autant de signes d’humanité avec ses défauts et toute la poésie qu’ils engendrent. Le béton semble bien participer à la chair du monde, cette peau intersubjective permettant d’être en parfaite osmose avec ce qui nous entoure. La boîte à lumière imaginée par Le Corbusier résonne, calme et immuable.
-les cryptes en traversée-
Seven Keys vs Invisible blue
On descend vers la crypte. Aucun éclairage, seulement les rayonnements proposés par Éric Michel.
Un passage de lumières se forme à partir d’une allée de plaques fluorescentes disposées contre les murs latéraux à même le sol. Derrière des tubes de lumière noire, deux séries de sept modules créent une musique aux notes colorées et colorantes : bleu, vert, bleu, rose, or, bleu, rouge. Le dispositif forme un ruisseau expérimental menant à un monochrome de lumière dont l’aura bleue habite l’espace de manière magistrale. Le « tableau » brûlant de l’atrium nous revient en mémoire. La traversée polychrome et le bloc monochromatique nous transportent de l’autre côté du miroir dans un champ magnétique bouillonnant, dans une zone d’amplifications, véritable aquarium d’entités luminescentes. Dans cette sorte de rituel initiatique, l’ablution chatoyante génère des reviviscences d’un passé éprouvé, archaïque et originel. Un environnement intuitif et empathique où tout passe par les sens. La porte de lumière bleue s’ouvre sur un horizon à la fois proche et lointain, en suspens. Elle est l’apparition de la quatrième dimension, celle du souvenir et des temporalités imbriquées.
une rencontre
Un faisceau magenta nous indique une autre voie. Il vient d’une petite ouverture nichée au niveau du sol. Émerveillés par cette fente immatérielle, nous la suivons jusqu’à la crypte nord où elle se perd dans « une profondeur bleue[4] ».
Seven Blue Altars
Nous longeons un mur ondulant et le sol s’échelonne en pans gradués. À droite, sept autels se dressent, juxtaposés latéralement. Disposés en gradin, les autels sont soulignés par les tubes fluorescents, là où leurs bases s’ancrent dans le sol. L’espace tout entier est comme imbibé de cette aura bleue. Nous sommes là dans une sorte d’abstraction à l’écho spirituel. Il nous faut nous habituer à ce monde abyssal alliant l’ordonnancement humain à l’irrégularité de la grotte, comme si nous étions à l’intérieur du monde et l’entendions respirer. Son souffle atteint l’église en contre-haut. Plus encore, les trois canons de lumière qui, habituellement, éclairent l’espace en focus circulaire (noir, rouge et blanc) irradient jusqu’à l’extérieur de l’église. Leurs percées ovales sont béantes ; elles pourraient nous aspirer. Voilà d’où provenait le flux initiateur de notre premier étonnement. Notre corps semble alors réagir différemment, sans doute parce que le climat y est plus organique. Cependant, dans cet environnement en apparence clos et souterrain, l’immersion pourtant totale n’est pas oppressante. Loin de se sentir isolée ou enfermée, cette profondeur s’ouvre sur tous les infinis possibles. L’expérience est kinesthésique, elle s’appréhende par notre corps, par notre interaction avec les éléments, sans passer par le filtre du langage. Elle est un phénomène haptique qui se touche du regard. Dans ce monde où tout est bleu et semble connecté, nous regardons tout autant que nous sommes regardés. Le plaisir y est scopique, immédiat, sans intermédiaire. Des légers brouillages aux étendues contemplatives, nous faisons l’expérience d’un monde non limitatif où l’infiniment grand peut être, également, petit.
« Je l’entends. Parfois.[5] » On ressort. Toutes les découvertes de l’atrium nous reviennent de manière renouvelée. Impressions de déjà-vu ; mais l’émulsion est comme changée. Tout revient différemment… Et là, certains apercevront une écriture qu’ils n’ont peut-être pas encore découverte. À l’exact opposé de veritas, au-dessus de l’entrée de l’atrium, un néon à la typographie identique calligraphie la phrase suivante : « La lumière parle. » Tout résonne en nous. Toute cette expérience indéfinissable devient une fiction en rétroaction faite d’images rémanentes. L’émotion et le souvenir, tant refoulés par une certaine conception de l’art contemporain, nous touchent de plein fouet. L’aphorisme sonne comme une déclaration performative. Le rendu lumineux, recherche omniprésente dans l’histoire de l’art, nous transmet non pas un sentiment, mais un effet, intraduisible.
-« la lumière et l’ombre sont les porte-parole de l’architecture de vérité.[6] »-
La Tourette réagit et vit en phase avec la lumière naturelle pour créer des instants magiques et des modulations poétiques. Le Corbusier met en place tout un arsenal (fentes, mitraillettes, canons, fenêtres à béton, ouïes, carrés « Mondrian ») qui répond aux pans de verre ondulatoires de Xenakis. Peu de lumière artificielle, seulement quand cela est nécessaire et presque exclusivement du néon. L’architecte, comme à son habitude, ne masque pas les dispositifs : tout est assumé. Et c’est cette simplicité, cette clarté des intentions qui donnent tant de force à cette construction. Dans cet hymne à la rigueur et à la simplicité, la beauté est limpide (trop brute pour certains, extrêmement réfléchie pour moi). Aujourd’hui, dans une période de façadisme architectural et de débauche de matériaux nouveaux, on oublie que le bâtiment doit se vivre de l’intérieur[7]. Ici, dans cette architecture humaine qui allie la spiritualité au quotidien, la maîtrise de la lumière va de pair avec la connaissance de soi et du monde.
Dans ce bâtiment de béton et de lumière, comme l’architecte lui-même le définissait, Éric Michel intervient de manière très simple et non ostentatoire, jusqu’à proposer un renversement. Il y injecte une lumière artificielle jaillissante. Ce n’est donc pas un hasard du calendrier s’il intervient ici l’hiver : c’est parce que la lumière naturelle se fait plus discrète et que La Tourette est alors plus réceptive aux fleurissements fluorescents. D’une ligne d’horizon bleu qui lévitait entre ciel et terre, nous voilà plongés dans des champs chromatiques variés. Libéré de la peinture, le bleu cosmique nous téléporte au-delà du lointain, au beau milieu de nulle part, « au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau[8] ». D’une relation entre un rayonnement et une source, la couleur s’exprime désormais dans le Vide. Le bleu, couleur élue par tant d’artistes – de Giotto à James Turell en passant par Yves Klein –, parce qu’elle permet l’évasion onirique tout en évoquant l’immensité du ciel et de la mer, parce que, à l’image de la Vierge Marie, elle apaise et réconforte, parce qu’elle nous transporte dans les profondeurs insondables et intimes de l’univers, nous conduit à une expérience intersubjective…
Au bleu, s’ajoutent l’or et le magenta et toute une symphonie de couleurs. L’oeuvre engendre, à l’image du bâtiment, une vision en mouvement. Elle invite, par la lumière, aux contournements et aux découvertes, aux déséquilibres et aux tangentes, aux surprises et aux recueillements. Elle est un labyrinthe optique, physique et mental dont il nous faut trouver l’entrée : l’entrée dans ce monde de sensations enfouies, l’entrée vers soi et vers le monde. Elle est un territoire ramifié qui invoque le mystère et non l’énigme. Elle est une voie rhizomique dans laquelle on se perd pour mieux se connaître et appréhender l’univers.
-« ainsi l’architecture devient-elle le miroir du monde[9] »-
La traversée dans l’espace-temps fluctuant, la frontière à franchir vers l’immatériel qu’Éric Michel matérialise ici naît d’un savant mélange fait de maîtrise et d’accidents miraculeux qui modifie l’espace. La lumière a le pouvoir de transmutation. Elle influe sur notre appréhension du monde dans une symbiose d’impressions visuelles, auditives, tactiles, olfactives et mémorielles. Tous les sens sont convoqués et s’entremêlent. Elle est une région que l’on renifle et qui nous englobe. La clé du mystère sonne désormais comme une évidence : « la lumière parle » et naît dans l’obscurité. Ce parcours dessine une constellation qui se passe du filtre du langage et de la représentation pour atteindre, par le non-dit, l’univers des Correspondances. Parce que la propagation lumineuse est énergie physique et immatérielle. Parce que les oeuvres se découvrent selon nos propres cheminements. Parce qu’elles proposent une exploration dans l’espace et le temps, un « voyage intérieur ».
Ce passage de lumières est un sas de déconditionnement qui nous écarte des codes de représentation traditionnelle. Il est un dispositif permettant une ouverture interstitielle ; non pour que l’on contemple, mais pour que l’on ressente et expérimente. Dans une société où la perception est de plus en plus détachée de l’appréhension physique, Éric Michel réintroduit de la corporéité dans l’expérience visuelle. Il rattache l’oeil non seulement à notre esprit mais aussi et avant tout à notre enveloppe charnelle. Il invoque la collaboration du sens et de la matière, l’interaction entre les éléments.
Ces phénomènes en suspens, ces purs moments de latence agissent comme des extraits ou plutôt des fragments de quelque chose de plus grand qui demeure « un effort avorté pour dire quelque chose qui reste toujours à dire[10] ». Ils ne font qu’évoquer, affleurer et suggérer tous les champs des possibles, précisément parce qu’ils sont du domaine de l’intuition ; et c’est cette appréhension directe et immédiate qui recèle « la vérité » du monde. Fluctuante, cette oeuvre est installée dans un mouvement continué, polysémique et mésomorphe, qui ne dédaigne pas la puissance imaginaire du regard. Elle réactive des évocations personnelles et primordiales. Elle est une épiphanie, une manifestation d’une réalité cachée où se reflète l’essence vibratoire du monde. Elle est une alchimie, une transformation de la réalité en une fiction poétique. Elle est la résurgence d’une énergie fossile. Elle amplifie les traces d’un « futur antérieur[11] », d’un rayonnement originel de l’univers dans une interpolation des espaces-temps. Elle est une archéologie subjective. Elle définit en creux ce que « être au monde » signifie.
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[1] Au niveau des fenêtres en bandeau, les piliers prennent une forme architectonique différente appelée sucre ou morceau de sucre en raison de leur forme et de leur disposition.
[2] Comme les « sucres », les « fleurs de béton » sont des solutions architectoniques poétiques. Ces sortes de boucliers sont disposées de façon à oblitérer la lumière et la vue sur le paysage pour rediriger le regard.
[3] Biblioteca Fluo est le nom d’une installation réalisée par l’artiste en 2007 à la bibliothèque de la faculté de La Sapienza à Rome et réactivée au couvent.
[4] Gaston Bachelard [cité par Yves Klein] : « D’abord, il n’y a rien, ensuite un rien profond, puis une profondeur bleue. »
[5] Éric Michel, Le Passeur, Rome, 2007.
[6] « […] On ne pourrait rien y ajouter de plus. En ces jours de « béton brut », saluons et bénissons, tout en suivant notre chemin, une si merveilleuse rencontre », Le Corbusier, préface du catalogue de l’exposition Zurich : Kunsthaus, 1957, p. 6 in Le Corbusier, Vers une architecture – Paris : Vincent, Fréal & Cie, 1958.
[7] Cette expérience, proposée par Le Corbusier, nous rappelle les temples grecs, romains et égyptiens, les monastères romans (et notamment à la chartreuse de Galluzzo et l’abbaye du Thoronet), et aussi pour moi le couvent des augustines à Monte Carasso en Suisse, réhabilité par Luigi Snozzi, l’église-mairie de Sophia Antipolis conçu par Pierre Fauroux, l’architecture de Louis Kahn et d’Aldo Rossi (pour ne citer qu’eux).
[8] Charles Baudelaire, « Le Voyage » in Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Garnier‐Flammarion, 1964, p. 155.
[9] Le Corbusier, Vers une architecture, op. cit.
[10] Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
[11] Arnauld Pierre, Futur antérieur, Paris, M 19, 2012.
in Derrière le visible : Rencontre Le Corbusier/Éric Michel - Regard contemporain/Franck Christen à La Tourette, [textes de Marc Chauveau et Eric Michel et Damien Sausset], Bernard Chauveau, Paris 2013
-l’invitation-
Éric Michel génère des installations fluorescentes aux sources dévoilées sans aucune emphase. Loin de toute froideur, néons et tubes produisent en ses mains des caisses de résonance topographique. Le dispositif produit une émanation colorée enveloppante qui épouse l’espace et le reconfigure. À l’échelle de l’architecture, la couleur-lumière devient une zone diffuse et indiscernable que l’on palpe et entend du regard. À la fois visibles et indéfinissables, tangibles et insaisissables, les environnements d’Éric Michel expérimentent les notions de limite, de frontière. Ils mettent à jour un monde de sensations enfouies et intraduisibles. Ici, l’émulsion alchimique prend corps dans l’impressionnant couvent dominicain Sainte-Marie de La Tourette, construit par Le Corbusier, à Éveux près de Lyon.
Il me semble que cette intervention est bien davantage qu’une occasion favorable pour l’artiste, elle est comme quelque chose d’indispensable à son parcours. Après la chapelle de l’Observance à Draguignan, la bibliothèque de La Sapienza à Rome, les Archives Yves Klein à Paris, les Grands Moulins de Pantin, le MAMAC de Nice et la collégiale Saint-Lazare à Avalon, l’invitation formulée par La Tourette lui confirme le chemin qu’il doit suivre. Elle est le prolongement de sa mission de « Passeur de lumières ». Elle est une rencontre symbolique, humaine et spirituelle. Car, pour l’artiste, investir un espace n’est pas exposer mais proposer : aux visiteurs, et ici aux dominicains, d’en disposer. Voici ma version.
La Tourette ne se dévoile que subrepticement au détour d’un chemin sinueux. À la lisière de la forêt, le mur aveugle de l’église avec sa crypte aux trois canons de lumière différemment orientés se détache de manière singulière. À cet endroit précis, certains observeront un phénomène merveilleux qui s’immisce avec subtilité dans la réalité. Les trois canons de lumière, qui sont censés attirer le jour à l’intérieur du bâtiment, fument un souffle bleu, détail presque imperceptible signifiant pourtant le renversement immatériel mis en oeuvre par l’artiste. On est dans le domaine de l’apparition miraculeuse, de l’avènement poétique. Le bâtiment respire. Extraordinaire, l’inexplicable exhalation bleue amorce un basculement troublant, une réversibilité des choses.
Plus loin, le coeur du couvent laisse entrapercevoir une lueur étrangement colorée, encore inaccessible et mystérieuse. Encore intrigué par ces premières découvertes, notre regard glisse jusqu’à l’imposante barre horizontale du couvent venant à fleur du sentier ; aux pilotis d’aller rejoindre le sol. Sous les cellules en saillie, un faisceau de lumière bleue se dégage avec force. La percée horizontale renforce la lévitation du couvent gravitant déjà au-dessus du sol. « Morceaux de sucre[1] » et « fenêtres en bandeau » donnent le rythme à la mélodie. Le cordeau irradie de l’intérieur, d’un passage (au sens littéral et symbolique). Puis, la rampe de lumière forme un coude guidant à la façade sud. À ce détour, la troisième façade du couvent se donne enfin à voir. Deux « fleurs de béton[2] » bleues nous accueillent et laissent filer l’incision lumineuse jusqu’aux élégantes et magistrales échasses de La Tourette : point-virgule, horizontalité et immensité. Des tempos contradictoires : des loggias aux galets incrustés ; des pans de verre étirés verticalement ; le vallon ; la forêt ; le vide. Fluo Blue Line est un panorama en harmonie avec le monde, une invitation au recueillement mais surtout à l’imagination. La propagation lumineuse n’éclaire pas le vaisseau, elle le souligne, le redéfinit, invite à une exploration particulière, inoubliable pour moi. Contemplez comme la fluorescence de cette veine interstellaire se diffuse et filez car l’intensité du bleu vous happe vers un escalier ouvrant sur l’atrium.
-l’atrium-
Fluo Blue Square vs Fluo Pink Square
Deux entités lumineuses se font face. L’une émet une aura bleue, l’autre un halo rouge orangé. Le dispositif est minimal : quatre tubes fluorescents de 120 cm de long forment un carré basculé sur un angle. L’émission circulaire de la lumière allie la structure du carré au cercle rayonnant ; puis les deux champs d’énergie fusionnent en une région indiscernable. Au jumelage de ces deux couleurs flotte une vibration chromatique magenta. Un spectre magenta, niché dans la partie supérieure et triangulaire de l’atrium, renforce l’onde lumineuse. Tout bascule. Le béton projeté des murs se mue en un corps grumeleux enveloppant ou en un immense corail chantant sous les éclaboussures de lumières. Dans cet espace, pourtant ouvert sur l’extérieur, le bleu alentour se fait plus intime. En accentuant la musicalité des pans de verre ondulatoires de Iannis Xenakis, il donne toute sa respiration et son élévation au lieu qui, l’espace d’un instant, devient une boîte à rythme organique aux allures de cathédrale. Nous voilà immergés dans un bain chromatique où les frontières se brouillent, où l’harmonie fusionnelle entre les choses et les êtres devient palpable. Il nous faut toucher l’ineffable, s’en imprégner comme une éponge jusqu’à devenir nous-mêmes cette substance fluorescente.
De l’atrium, on accède à la salle du chapitre et au réfectoire.
modulation en trois temps
Dans la salle du chapitre, trois néons de même couleur, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, jouent avec un horizon oscillant. Une partition colorée, une aura quasi spectrale, une modulation en lien avec Xenakis. L’onde bleue est calme et reposante, elle fluctue et parle d’infini. Elle joue avec l’espace et la géométrie. Unie dans l’espace-temps par la lumière, elle élabore un rythme apaisant et symphonique. Des murs de béton aux espaces vitrés, du mobilier au sol, tout semble lié. À partir d’une structure élémentaire, échos et correspondances se déploient.
hommage à Yves Klein
Dans le réfectoire, une photographie se décline en trois variations colorées. Bleu, rose et or : hommage au peintre de l’espace qu’était Yves Klein qui, en quête de retranscrire la puissance et la spiritualité des énergies primordiales (l’eau, l’air, le feu, la nature et la chair), s’est emparé des trois couleurs de la flamme (bleu, rose et or).
Traversée en son centre par un horizon irradiant, l’image unit deux atmosphères égales en dimensions : une section supérieure grumeleuse et une surface inférieure lisse. Une couleur : des matières et des lumières. C’est un triptyque photographique d’une installation, devenu lui-même oeuvre à part entière. Ces zooms sur les fluo et alentours se muent en paysages lunaires. Lisez les bourdonnements chromatiques, les matérialités lumineuses. L’instant figé semble grésiller. Frappé par les jeux de reflets provoqués par les pans de verre de Xenakis, le triptyque s’infiltre dans le béton projeté qui devient cotonneux.
Retour à l’atrium.
Biblioteca Fluo (Acte II)[3]
Ici, la substance s’agrippe aux ouvertures de la bibliothèque et l’inonde de bleu. Les blocs de lumière agissent comme les « Carrés Mondrian » qu’ils encadrent ; ils sont destinés à reposer le regard. Cependant, ils ne se donnent à voir qu’au travers des pans de verre ondulatoires de Iannis Xenakis, qui sont, à eux seuls, une raison d’arpenter le bâtiment au rythme du soleil. Ils dessinent au sol et au mur des ombres portées aux modulations rythmiques fascinantes. Xenakis, qui était à la fois compositeur, ingénieur et architecte, fascine Éric Michel, lui qui tend à l’alliance de la musique, des mathématiques et de l’art du fait de sa formation et de sa pratique. Inatteignable, le dessin de lumières nous incite, lui aussi, à déambuler pour écouter les énergies en puissance, il faut s’en éloigner et s’en approcher, tirer profit des interférences optiques. Ce sont simplement des ponctuations lévitantes, et pourtant elles reconfigurent notre positionnement dans l’espace et dans le monde. Les découpes de ce bleu si intense ne sont malheureusement pas encore à notre portée, notre chemin vers la connaissance de soi et du monde ne fait que débuter.
Bengale Red
Bien que nous soyons happés par ce monde où tout est bleu, au fond du petit conduit, dans la pénombre, un monochrome de lumière rouge se consume près d’un tube. Au mur, une toile immaculée. Absorbée par la monochromie sans aucune distraction possible, seule face au tableau, dans un moment de pure contemplation statique, c’est toute l’histoire de la peinture, sa verticalité, son autonomie et sa planéité qui me viennent à l’esprit. Ce carré fonctionne comme une fenêtre ouverte sur le bruissement de l’univers. Il s’incarne, se révèle par la source lumineuse, devient une force magnétisante et irradiante. Le rayonnement transforme le monochrome en atmosphère. Les murs au béton banché deviennent poreux à l’émulsion. Le rouge du mur latéral lui fait écho et se fond dans la masse. Un filtre magenta placé devant les compositions vitrées de Xenakis en contre-haut renforce la magie des lieux. Tout un monde émerge et bourgeonne.
La lumière d’Éric Michel n’est ni douce ni vaporeuse, elle est franche, elle perturbe notre regard, pousse à une observation autre, à une imprégnation qui à la fois nous hypnotise et nous tient à distance. La lumière attire et éblouit. On virevolte en tous sens. On se pose longuement par ici. On entrevoit une écriture blanche et luminescente ; on repart lentement par là. On ne cesse de se tourner et de se retourner dans un va-et-vient constant. On perd ses repères. Toutes les échappées architecturales de l’atrium sont mises à profit pour créer une déambulation en zigzags : des gammes vitrées à la peau du béton, des rayonnements colorés aux brouillards évanescents. Éric Michel tire parti des ouvertures et des points de vue multiples de l’atrium, des différentes hauteurs et inclinaisons des espaces de circulation, des textures (béton projeté ou banché, espace vitré), des zones d’ombre et de lumière. Il redessine avec son répertoire de couleurs le cheminement physique et spirituel suggéré par le plan en croix ajouré de l’atrium. Il exprime la perméabilité du monde par de savants jeux de lumière entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. Ici, nous faisons l’expérience du croisement où tout se coupe et se recoupe. Écoutez les vibrations et les correspondances ; laissez-vous absorber par cette onde magnétique car un bruit sourd et profond s’en échappe. Le rythme, la répétition et la fragmentation y composent des parcours fluorescents qui demandent des temps d’adaptation oculaire. La lumière ouvre un nouveau champ de possibles ; car les résonances de l’espace et du vide nous attirent, toujours et de manière chaque fois renouvelée, vers une nouvelle traversée introspective.
-l’église-
veritas
Un jaillissement de lumière à la blancheur immaculée. Telle une enseigne, un néon dessine, au-dessus de la porte monumentale de l’église, un mot, un avènement : « veritas ». C’est la devise des Dominicains. Écrit en néon, veritas donne naissance à une aura blanche, symbole de pureté, de sobriété, de paix et de perfection. Je crois qu’elle nous invite à entrer tout en nous mettant en garde.
trois ponctuations magenta et une croix
Dans l’église, la maîtrise de la lumière par Le Corbusier est époustouflante. J’y suis restée abasourdie comme devant l’oculus du Panthéon de Rome. Dans ce volume colossal en béton banché, l’agrément d’effets visuels colorés contraste dans tant de sobriété. Ils matérialisent les différentes fonctions de l’église dans une alchimie faite de pénombre et de lumière, de béton brut et de couleurs primaires (jaune, rouge, vert, bleu), de vides et de blocs géométriques.
La lumière et la couleur sont déjà tant présentes qu’Éric Michel intervient ici avec modestie et justesse. Son intervention se fond dans le bâtiment. Il faut s’en approcher et s’en laisser imprégner pour y déceler sa paternité. La proposition se situe sur le mur est. L’artiste filtre les trois petites meurtrières de magenta et place une croix de lumière. Le triolet magenta répond aux ponctuations chromatiques de Le Corbusier. Rétroéclairée par une lumière blanche, la croix se détache du mur et lévite à légère distance. Sa couleur rappelle la devise des Dominicains ; veritas résonne en nous. Ses proportions reprennent celles de la croix métallique dessinée par Le Corbusier sur la base du modulor et placée à gauche de l’autel. Les mathématiques et le nombre d’or demeurent latents. Puis, la fluorescence dématérialise la croix qui, d’objet, se mue en une aura irradiante. Accompagnée des ponctuations magenta, elle est un contrepoint musical mais discret à l’orgue situé en face. L’interaction opère, tout communique et fusionne. Les veines et les aspérités du béton banché apparaissent comme autant de signes d’humanité avec ses défauts et toute la poésie qu’ils engendrent. Le béton semble bien participer à la chair du monde, cette peau intersubjective permettant d’être en parfaite osmose avec ce qui nous entoure. La boîte à lumière imaginée par Le Corbusier résonne, calme et immuable.
-les cryptes en traversée-
Seven Keys vs Invisible blue
On descend vers la crypte. Aucun éclairage, seulement les rayonnements proposés par Éric Michel.
Un passage de lumières se forme à partir d’une allée de plaques fluorescentes disposées contre les murs latéraux à même le sol. Derrière des tubes de lumière noire, deux séries de sept modules créent une musique aux notes colorées et colorantes : bleu, vert, bleu, rose, or, bleu, rouge. Le dispositif forme un ruisseau expérimental menant à un monochrome de lumière dont l’aura bleue habite l’espace de manière magistrale. Le « tableau » brûlant de l’atrium nous revient en mémoire. La traversée polychrome et le bloc monochromatique nous transportent de l’autre côté du miroir dans un champ magnétique bouillonnant, dans une zone d’amplifications, véritable aquarium d’entités luminescentes. Dans cette sorte de rituel initiatique, l’ablution chatoyante génère des reviviscences d’un passé éprouvé, archaïque et originel. Un environnement intuitif et empathique où tout passe par les sens. La porte de lumière bleue s’ouvre sur un horizon à la fois proche et lointain, en suspens. Elle est l’apparition de la quatrième dimension, celle du souvenir et des temporalités imbriquées.
une rencontre
Un faisceau magenta nous indique une autre voie. Il vient d’une petite ouverture nichée au niveau du sol. Émerveillés par cette fente immatérielle, nous la suivons jusqu’à la crypte nord où elle se perd dans « une profondeur bleue[4] ».
Seven Blue Altars
Nous longeons un mur ondulant et le sol s’échelonne en pans gradués. À droite, sept autels se dressent, juxtaposés latéralement. Disposés en gradin, les autels sont soulignés par les tubes fluorescents, là où leurs bases s’ancrent dans le sol. L’espace tout entier est comme imbibé de cette aura bleue. Nous sommes là dans une sorte d’abstraction à l’écho spirituel. Il nous faut nous habituer à ce monde abyssal alliant l’ordonnancement humain à l’irrégularité de la grotte, comme si nous étions à l’intérieur du monde et l’entendions respirer. Son souffle atteint l’église en contre-haut. Plus encore, les trois canons de lumière qui, habituellement, éclairent l’espace en focus circulaire (noir, rouge et blanc) irradient jusqu’à l’extérieur de l’église. Leurs percées ovales sont béantes ; elles pourraient nous aspirer. Voilà d’où provenait le flux initiateur de notre premier étonnement. Notre corps semble alors réagir différemment, sans doute parce que le climat y est plus organique. Cependant, dans cet environnement en apparence clos et souterrain, l’immersion pourtant totale n’est pas oppressante. Loin de se sentir isolée ou enfermée, cette profondeur s’ouvre sur tous les infinis possibles. L’expérience est kinesthésique, elle s’appréhende par notre corps, par notre interaction avec les éléments, sans passer par le filtre du langage. Elle est un phénomène haptique qui se touche du regard. Dans ce monde où tout est bleu et semble connecté, nous regardons tout autant que nous sommes regardés. Le plaisir y est scopique, immédiat, sans intermédiaire. Des légers brouillages aux étendues contemplatives, nous faisons l’expérience d’un monde non limitatif où l’infiniment grand peut être, également, petit.
« Je l’entends. Parfois.[5] » On ressort. Toutes les découvertes de l’atrium nous reviennent de manière renouvelée. Impressions de déjà-vu ; mais l’émulsion est comme changée. Tout revient différemment… Et là, certains apercevront une écriture qu’ils n’ont peut-être pas encore découverte. À l’exact opposé de veritas, au-dessus de l’entrée de l’atrium, un néon à la typographie identique calligraphie la phrase suivante : « La lumière parle. » Tout résonne en nous. Toute cette expérience indéfinissable devient une fiction en rétroaction faite d’images rémanentes. L’émotion et le souvenir, tant refoulés par une certaine conception de l’art contemporain, nous touchent de plein fouet. L’aphorisme sonne comme une déclaration performative. Le rendu lumineux, recherche omniprésente dans l’histoire de l’art, nous transmet non pas un sentiment, mais un effet, intraduisible.
-« la lumière et l’ombre sont les porte-parole de l’architecture de vérité.[6] »-
La Tourette réagit et vit en phase avec la lumière naturelle pour créer des instants magiques et des modulations poétiques. Le Corbusier met en place tout un arsenal (fentes, mitraillettes, canons, fenêtres à béton, ouïes, carrés « Mondrian ») qui répond aux pans de verre ondulatoires de Xenakis. Peu de lumière artificielle, seulement quand cela est nécessaire et presque exclusivement du néon. L’architecte, comme à son habitude, ne masque pas les dispositifs : tout est assumé. Et c’est cette simplicité, cette clarté des intentions qui donnent tant de force à cette construction. Dans cet hymne à la rigueur et à la simplicité, la beauté est limpide (trop brute pour certains, extrêmement réfléchie pour moi). Aujourd’hui, dans une période de façadisme architectural et de débauche de matériaux nouveaux, on oublie que le bâtiment doit se vivre de l’intérieur[7]. Ici, dans cette architecture humaine qui allie la spiritualité au quotidien, la maîtrise de la lumière va de pair avec la connaissance de soi et du monde.
Dans ce bâtiment de béton et de lumière, comme l’architecte lui-même le définissait, Éric Michel intervient de manière très simple et non ostentatoire, jusqu’à proposer un renversement. Il y injecte une lumière artificielle jaillissante. Ce n’est donc pas un hasard du calendrier s’il intervient ici l’hiver : c’est parce que la lumière naturelle se fait plus discrète et que La Tourette est alors plus réceptive aux fleurissements fluorescents. D’une ligne d’horizon bleu qui lévitait entre ciel et terre, nous voilà plongés dans des champs chromatiques variés. Libéré de la peinture, le bleu cosmique nous téléporte au-delà du lointain, au beau milieu de nulle part, « au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau[8] ». D’une relation entre un rayonnement et une source, la couleur s’exprime désormais dans le Vide. Le bleu, couleur élue par tant d’artistes – de Giotto à James Turell en passant par Yves Klein –, parce qu’elle permet l’évasion onirique tout en évoquant l’immensité du ciel et de la mer, parce que, à l’image de la Vierge Marie, elle apaise et réconforte, parce qu’elle nous transporte dans les profondeurs insondables et intimes de l’univers, nous conduit à une expérience intersubjective…
Au bleu, s’ajoutent l’or et le magenta et toute une symphonie de couleurs. L’oeuvre engendre, à l’image du bâtiment, une vision en mouvement. Elle invite, par la lumière, aux contournements et aux découvertes, aux déséquilibres et aux tangentes, aux surprises et aux recueillements. Elle est un labyrinthe optique, physique et mental dont il nous faut trouver l’entrée : l’entrée dans ce monde de sensations enfouies, l’entrée vers soi et vers le monde. Elle est un territoire ramifié qui invoque le mystère et non l’énigme. Elle est une voie rhizomique dans laquelle on se perd pour mieux se connaître et appréhender l’univers.
-« ainsi l’architecture devient-elle le miroir du monde[9] »-
La traversée dans l’espace-temps fluctuant, la frontière à franchir vers l’immatériel qu’Éric Michel matérialise ici naît d’un savant mélange fait de maîtrise et d’accidents miraculeux qui modifie l’espace. La lumière a le pouvoir de transmutation. Elle influe sur notre appréhension du monde dans une symbiose d’impressions visuelles, auditives, tactiles, olfactives et mémorielles. Tous les sens sont convoqués et s’entremêlent. Elle est une région que l’on renifle et qui nous englobe. La clé du mystère sonne désormais comme une évidence : « la lumière parle » et naît dans l’obscurité. Ce parcours dessine une constellation qui se passe du filtre du langage et de la représentation pour atteindre, par le non-dit, l’univers des Correspondances. Parce que la propagation lumineuse est énergie physique et immatérielle. Parce que les oeuvres se découvrent selon nos propres cheminements. Parce qu’elles proposent une exploration dans l’espace et le temps, un « voyage intérieur ».
Ce passage de lumières est un sas de déconditionnement qui nous écarte des codes de représentation traditionnelle. Il est un dispositif permettant une ouverture interstitielle ; non pour que l’on contemple, mais pour que l’on ressente et expérimente. Dans une société où la perception est de plus en plus détachée de l’appréhension physique, Éric Michel réintroduit de la corporéité dans l’expérience visuelle. Il rattache l’oeil non seulement à notre esprit mais aussi et avant tout à notre enveloppe charnelle. Il invoque la collaboration du sens et de la matière, l’interaction entre les éléments.
Ces phénomènes en suspens, ces purs moments de latence agissent comme des extraits ou plutôt des fragments de quelque chose de plus grand qui demeure « un effort avorté pour dire quelque chose qui reste toujours à dire[10] ». Ils ne font qu’évoquer, affleurer et suggérer tous les champs des possibles, précisément parce qu’ils sont du domaine de l’intuition ; et c’est cette appréhension directe et immédiate qui recèle « la vérité » du monde. Fluctuante, cette oeuvre est installée dans un mouvement continué, polysémique et mésomorphe, qui ne dédaigne pas la puissance imaginaire du regard. Elle réactive des évocations personnelles et primordiales. Elle est une épiphanie, une manifestation d’une réalité cachée où se reflète l’essence vibratoire du monde. Elle est une alchimie, une transformation de la réalité en une fiction poétique. Elle est la résurgence d’une énergie fossile. Elle amplifie les traces d’un « futur antérieur[11] », d’un rayonnement originel de l’univers dans une interpolation des espaces-temps. Elle est une archéologie subjective. Elle définit en creux ce que « être au monde » signifie.
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[1] Au niveau des fenêtres en bandeau, les piliers prennent une forme architectonique différente appelée sucre ou morceau de sucre en raison de leur forme et de leur disposition.
[2] Comme les « sucres », les « fleurs de béton » sont des solutions architectoniques poétiques. Ces sortes de boucliers sont disposées de façon à oblitérer la lumière et la vue sur le paysage pour rediriger le regard.
[3] Biblioteca Fluo est le nom d’une installation réalisée par l’artiste en 2007 à la bibliothèque de la faculté de La Sapienza à Rome et réactivée au couvent.
[4] Gaston Bachelard [cité par Yves Klein] : « D’abord, il n’y a rien, ensuite un rien profond, puis une profondeur bleue. »
[5] Éric Michel, Le Passeur, Rome, 2007.
[6] « […] On ne pourrait rien y ajouter de plus. En ces jours de « béton brut », saluons et bénissons, tout en suivant notre chemin, une si merveilleuse rencontre », Le Corbusier, préface du catalogue de l’exposition Zurich : Kunsthaus, 1957, p. 6 in Le Corbusier, Vers une architecture – Paris : Vincent, Fréal & Cie, 1958.
[7] Cette expérience, proposée par Le Corbusier, nous rappelle les temples grecs, romains et égyptiens, les monastères romans (et notamment à la chartreuse de Galluzzo et l’abbaye du Thoronet), et aussi pour moi le couvent des augustines à Monte Carasso en Suisse, réhabilité par Luigi Snozzi, l’église-mairie de Sophia Antipolis conçu par Pierre Fauroux, l’architecture de Louis Kahn et d’Aldo Rossi (pour ne citer qu’eux).
[8] Charles Baudelaire, « Le Voyage » in Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Garnier‐Flammarion, 1964, p. 155.
[9] Le Corbusier, Vers une architecture, op. cit.
[10] Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1976.
[11] Arnauld Pierre, Futur antérieur, Paris, M 19, 2012.