"L'écart, le fragment" suivi de "Conservation avec Julião Sarmento" [en collaboration avec Gilbert Perlein]
in Julião Sarmento [texte de Jacinto Lageira] MAMAC, Nice / Silvana Editoriale, Milan, 2014.
L'écart, le fragment
Julião Sarmento produit une oeuvre protéiforme qui trouve son articulation dans la réitération des mécanismes du désir. Dessins, peintures, sculptures, performances et vidéos rejouent inéluctablement les artifices de la séduction. Les scènes érotiques captent le regard du spectateur voyeur, pour se dérober sans fin et réapparaître plus loin, pleines de nouvelles promesses évanescentes. Elles invoquent l’appétence, l’attente et la frustration, autant d’ingrédients qui excitent l’attention du regardeur dans la durée, le tiennent en haleine comme dans un bon film noir à l’instar de Cet obscur objet du désir (1977) où Luis Buñuel mène ce jeu fondamentalement insaisissable et ambigu à son paroxysme. Plus qu’un désir sexuel, Julião Sarmento convoque tous les désirs ou plutôt le désir, de vivre, de s’élever, d’avancer. Le désir se dessine ici comme un mécanisme qui ne serait dévoilé que de manière fragmentaire pour mieux exprimer son fonctionnement global, décortiqué sans vraiment être expliqué. Dans ce jeu de séduction, Julião Sarmento dévoile une partie pour suggérer le tout. Ici, des ombres et des fragments de corps au visage absent ; là, une paire de jambes, une main, un sein. Les premières scènes suggestives presque fauves ou expressionnistes des années 1970 et 1980 sont peu à peu sublimées, la palette formelle et chromatique se réduit pour éliminer les détails accessoires et extraire les sensations recueillies. De cette quintessence apparaît une image archétypale, iconique, une jeune femme totalement déréalisée par un processus d’aplatissement et de simplification des formes. Désormais anonyme et sans visage, elle représente non plus une femme mais la femme, toujours vêtue d’une robe noire. Évoquant le théâtre d’ombres, cette silhouette récurrente qui se détache le plus souvent sur un fond blanc va peu à peu condenser tous les possibles. Entre deux présences féminines, des images inattendues attisent la curiosité du spectateur et sollicitent sa mémoire. Les sources visuelles proviennent tant d’une iconographie personnelle que d’un fonds culturel commun. Les scènes érotiques ou latentes sont entrecoupées d’images ordinaires, de bribes de phrases captées ici ou là, de références à la littérature, à la philosophie, à l’architecture et au cinéma. On pourrait presque qualifier cette intention d’encyclopédique au-delà de son caractère lacunaire. Sarmento rejoint ainsi Baudelaire pour qui « la nature n’est qu’un dictionnaire » [1] dans lequel l’artiste moderne vient puiser des éléments, non pour copier la nature, mais construire son propre univers qui par sa puissance d’évocation éveillera la mémoire du spectateur. L’imagination, « reine des facultés », se développe chez Sarmento par ramification à partir d’une esthétique de l’écart basée sur le fragment, l’intervalle, la réitération, le blanc et la latence. À l’image de l’Atlas Mnémosyne de l’historien d’art allemand Aby Warburg, les oeuvres de Sarmento participent d’une iconologie de l’intervalle. Mêlant l’image au texte, elles réunissent un corpus très large et en constante permutation. Leur confrontation sans cesse renouvelée, jouant des correspondances et des différences entre les images, facilite l’infinité des interprétations et des liaisons possibles. Les rapprochements fortuits sont souvent initiateurs de sens. La grammaire et la méthodologie de Sarmento s’approchent ainsi de celle d’Aby Warburg qui visait à constituer une bibliothèque d’images provenant de différents champs d’investigation, époques et contrées qu’il assemblait sur des panneaux mobiles afin de faire ressortir certains schémas universels [2]. Par la mise en réseau d’images très différentes, Sarmento actualise des symboles ancrés dans l’inconscient collectif. La femme, le lait, l’espace clos font partie de ces archétypes. L’intervalle et le hors champ sont matérialisés par les blancs des peintures, qui ne sont pas immaculés mais blanchis à l’image de palimpsestes. Ces blancs désignent le non-dit, l’absence. Ils sont la métaphore de ce qui sépare et réunit. Ils fonctionnent comme des espaces de projection pour le spectateur, où se dessinent toutes les constellations et arborescences possibles. En cela, ils participent d’un art de la mémoire tout comme la répétition d’images à la fois identiques et toujours différentes. Ces réitérations créent des impressions de déjà-vu engageant nos propres souvenirs. Elles établissent des filiations entre les oeuvres et nous donnent l’étrange sensation que ce qui se déroule sous nos yeux se passe toujours ailleurs. Les zones de latence et de flottement procèdent d’une même intention. Elles étirent ou suspendent l’espace-temps, s’attachent à la capture d’un mouvement ou du point de basculement entre apparition et disparition. L’appréhension de la relativité de l’espace-temps est magnifiquement mise en scène dans les vidéos et performances. Chaque oeuvre semble faire l’éloge de la lenteur et invite à une lecture à la fois attentive et vagabonde pour invoquer l’imaginaire. L’écart entre le réel et la fiction, le vrai et le faux est au coeur de la démarche de Sarmento qui n’hésite pas à distiller de fausses vérités que le spectateur et le critique peuvent se réapproprier (citation approximative ou détournée, etc.). Ces écarts ne façonnent-ils pas notre histoire ? Dans Marlène (2006), les quatre fragments qui composent le tableau sont reliés par des blancs maculés et profonds. Certaines zones ont été effacées ou salies mais demeurent décelables. L’esthétique du repentir prend une dimension mémorielle. La jeune femme à la robe noire quelque peu dégrafée apparaît de manière parcellaire face à deux éléments de texte et un schéma générique de table. Plusieurs indices renvoient à la chanteuse de cabaret Amy Jolly incarnée par Marlene Dietrich dans le film Morocco (Cœurs brûlés) de Josef Von Sternberg (1930). Marlène (2006) fait partie de la série « Hollywood » dédiée à des personnages féminins de film noir. Cette série comprend toujours, selon l’artiste, la première phrase dite par le personnage dans le film (ici : « Merci, Monsieur »). La table pourrait évoquer le moment où elle quitte le dîner de ses fiançailles pour rejoindre le véritable amour blessé au combat. La démarche de Sarmento s’apparente à celle d’un cinéaste qui aurait écrit un scénario « ouvert » pour reprendre un mot cher à Umberto Eco [3], ouverte à la pluralité des interprétations, à l’ambiguïté, au spectateur. L’oeuvre n’est qu’un écho, qu’un détail, la véritable fiction prend place au-delà de l’oeuvre.
Est-ce par le fragment que l’on peut accéder à la compréhension du tout ? Ou est-ce davantage une manière de dire notre incapacité à traduire le monde ? Ici, tout est hypothétique et relatif. Il appartient au spectateur d’écrire sa propre version de ces archives. Ainsi, l’artiste met en scène le voyeur, celui qui se délecte de voir sans être vu, celui qui fantasme par pure projection. Le voyeur matérialise dès lors la puissance imageante. Il a à disposition un corpus d’images flottantes qu’il doit se réapproprier pour le faire sien à son tour. L’artiste, loin d’être démiurge, est un « passeur » qui construit une cartographie personnelle d’une mémoire commune. L’installation Second Easy Piece (2013) fait partie de l’une des ces archives de la mémoire. Dans l’espace, une sculpture en résine est disposée sur un empilement de palettes en bois. Elle reprend la pose de La Petite Danseuse de quatorze ans de l’artiste français Edgar Degas (1834-1917). Réalisée à partir de la numérisation 3D d’une femme nue, elle en est la réactualisation. Cette recherche de réalisme qui avait poussé Degas à réaliser cette jeune femme en cire, colorée au naturel, coiffée de vrais cheveux, vêtue d’un tutu et de véritables chaussons, est développée avec les moyens de numérisation et d’impression 3D, poussant encore plus loin cette volonté naturaliste qui avait défrayé la critique. Sarmento poursuit également les réflexions sur les modalités d’exposition explorées par Degas qui avait présenté sa ballerine dans une vitrine à la manière d’un spécimen de muséum, interrogeant le regard que nous portons sur nos semblables. Cette sculpture fait en quelque sorte dos au spectateur puisqu’elle regarde comme lui les oeuvres disposées sur la cimaise. Sur ce mur peint dans un jaune-orangé, plusieurs documents semblent reconstruire une arborescence incomplète de l’oeuvre. Certains éléments sont facilement identifiables, d’autres davantage énigmatiques. Ici, une photocopie couleur indéchiffrable, puis des éléments qui donnent à voir les expérimentations et les à-côtés de la création : tests de couleur, macules de peinture rouge sur papier, plaque de verre ayant sans doute servi de support de protection pour une peinture. Là, on identifie le référent, une photographie de l’oeuvre de Degas ; dessous, une version de Sarmento, une aquarelle d’une femme nue reprenant la pose. Plus loin, une photographie noir et blanc d’un pied en bas de soie au sortir d’un lit. Au centre, une image tirée du net, abîmée car souvent manipulée, du ready-made de Marcel Duchamp, Pourquoi ne pas éternuer Rose Sélavy ? La cage à oiseaux emplie de morceaux de sucre et d’un os de seiche renvoie à la mystérieuse boîte en bois posée sur une étagère. La métaphore de l’espace clos est largement présente dans le travail de Sarmento, elle peut évoquer par la thématique iconographique de l’hortus conclusus (jardin clos), La Vierge Marie, autre présentation de la femme. Juste au-dessus, une citation détournée de Degas qui condense la vocation de l’artiste comme passeur : « Je voudrais être illustre et inconnue ». La mise au féminin de cette phrase n’est pas sans rappeler le personnage de Rose Sélavy inventé et joué par Marcel Duchamp ou la silhouette récurrente présente dans l’oeuvre de Sarmento. L’installation fait partie d’une série de cinq oeuvres déclinant la réappropriation de la danseuse de Degas en suivant les mêmes principes conceptuels et formels. Chacune des réinterprétations de Sarmento est différente mais se compose de la même manière : un mur peint sur lequel sont placées des images-sources chaque fois différentes, une sculpture en résine dont la tonalité est changeante. C’est dans cet écart, à la fois toujours identique et en même temps différent, que réside la démarche de l’artiste.
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[1] Charles Baudelaire, "La vie et l'oeuvre d'Eugène Delacrois", in L'opinion Nationale, 2 sept., 14 et 22 nov. 1863 (réed. in Charles Baudelaire, Ecrits sur l'art, Paris, Poche, 1999).
[2] Philippe-Alain Michaud, Georges Didi-Huberman, Aby Warburg, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, réed. 2012 / Aby Warburg, Benedetta Cestelli Guidi, Fritz Saxl, Joseph Leo Koerner, Le Rituel du Serpent : Récit d’un voyage en pays pueblo, Paris, Macula, 2003, réed. 2011.
[3] Umberto Eco, Opera Aperta, Milan, Bompiani, 1962 ; L’oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, pour la traduction française.
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Conversation avec Julião Sarmento
Toute ton oeuvre gravite autour de l’image de la femme et des mécanismes du désir. Devons-nous voir dans cette démarche une manière de rejouer ce qui est à l’œuvre dans la création ?
… Ce sont différents désirs, je crois. Et puis, je n’aime pas mélanger les choses : le désir, l’oeuvre... Mais c’est vrai que pour moi, travailler, c’est aussi un désir… Mon oeuvre est souvent réduite au désir, à la femme et au sexe alors qu’il ne s’agit pas seulement de cela. Bien sûr, le sexe est partout, il existe mais c’est seulement une petite partie de mon travail. Pour moi, la question de la représentation de la femme est davantage un prétexte, un leitmotiv très ancien qui remonte à la Vénus de Willendorf. Je préfère travailler sur le désir du savoir, le désir de comprendre la vie que sur le désir sexuel d’un homme pour une femme.
Tu veux dire que ce qui te pousse à aller à l’atelier, c’est avant tout une manière de comprendre le monde, de l’interroger, de le percevoir différemment ?
À mon avis, oui. Une œuvre d’art doit toujours interroger plutôt que poser des affirmations. Quand on parle de désir, on essaie toujours d’échapper aux mots et aux concepts, car au fond le désir est toujours une affirmation sexuelle. De quelle manière questionnes-tu le statut et le pouvoir de ces images ?
Comment pousses-tu le regardeur à s’interroger lui-même sur les images dont il dispose ?
En fait, ce n’est jamais un regard critique parce que sinon on entre dans le domaine éthique. Je préfère poser un regard illustratif, je préfère montrer des choses de manière totalement neutre, sans donner de réponse morale. Disons que si j’étais un metteur en scène, je serais Antonioni et pas Fellini.
Une image n’est pas bonne ou mauvaise en soi, cela dépend du regard, de la responsabilité du spectateur ?
Absolument, je suis totalement d’accord avec cela. Je ne fais jamais d’affirmation morale, critique ou éthique sur les choses que je montre, je préfère les présenter telles qu’elles sont. J’aime, je vis et je me nourris d’images.
Tes références font partie d’un fonds culturel partagé, tu reprends des archétypes littéraires et artistiques qui sont ancrés dans notre inconscient collectif. Tu les mêles à l’univers de la mode, de la publicité ou du cinéma. Tu préfères toujours l’assimilation des sources à leur citation directe ?
La citation directe à l’histoire de l’art par exemple est très rare dans mon travail, elle apparaît ici ou là, mais pas de manière continue. La pièce que je suis en train de réaliser pour le musée est une référence directe à Degas. Dans les années 1980, j’ai fait des citations de Theo van Doesburg et de Malevitch, mais je n’aime pas beaucoup travailler sur l’art. Il y a des artistes dont le travail n’existe qu’au travers des références et des citations artistiques, ce n’est pas du tout mon cas. Je préfère digérer ces images et les restituer au monde d’une autre façon.
Tu cites souvent Marcel Duchamp. Oui mais tout le monde le fait, il est impossible de faire autrement. Peut-être un mot sur la série « Hollywood » et la manière dont tu utilises les images proposées par le cinéma ?
Je suis un aficionado du cinéma, de l’histoire du cinéma et plus particulièrement du film noir des années 1940-1950, qui a été largement étudié par les Cahiers du cinéma. Cette série n’est pas vraiment sur ces films car je prends toujours la tangente, mais plutôt sur les personnages féminins de ces films : Laura d’Otto Preminger (Laura, 1944), Lona dans Pushover de Richard Quine (1954) ou Amy Jolly dans Morocco de Josef von Sternberg (1930). Par exemple, dans Gilda de Charles Vidor (1946), ce n’est pas l’actrice Rita Hayworth qui m’intéresse, c’est son personnage, Gilda. Dans cette série, il y a toujours d’une part le dessin d’une femme qui fait un geste qui existe dans le film et, d’autre part, son prénom et la première phrase qu’elle dit dans le film : Merci, monsieur, What do you do about it ? etc. Ensuite, il y a un dessin indépendant que je fais parallèlement. C’est un dessin d’un geste de mains qui ressemble au langage des signes et qui référencie la phrase énoncée par le personnage. En fait ce sont des signes que j’ai moi-même inventés. Mais les gens y croient et je m’intéresse beaucoup à cette fausse vérité. Enfin, il y a une photo extraite du film où l’on voit le personnage féminin avec la dernière phrase prononcée dans le film.
L’association image-texte parcourt l’ensemble de ton travail.
Oui. Le texte permet différents niveaux de lecture. Tout d’abord, le texte est un dessin, d’autant plus si tu ne sais pas lire. Les lettres sont un code visuel très fort. La typographie est donc importante, elle dessine les mots. Ensuite, si tu sais lire, tu peux lire sans comprendre le sens, sans avoir conscience du signifiant. Et puis, le troisième niveau, c’est la compréhension. Dans mon travail, je m’intéresse à ces trois niveaux de lecture. Le texte fonctionne souvent comme des citations qui sont vraies ou fausses. Parfois, je fais des citations qui n’existent pas. Dans la série Reading Bataille, les textes semblent être de Bataille et tout le monde le croît alors que ce sont des textes de Foucault, de Blanchot ou de moi-même sur Bataille. Mais la série s’appelle Reading Bataille et tout le monde croit que ce sont des textes de Bataille et je les laisse penser cela. Tous ces décalages m’intéressent. D’où vient cette silhouette de jeune femme à la robe noire et pourquoi cette récurrence ? On m’a invité à faire un livre d’artiste avec un écrivain et on m’a demandé de choisir l’écrivain avec lequel je voulais travailler. Il y avait une femme portugaise, Maria Gabriela Llansol qui était un écrivain que j’aimais beaucoup et je me suis dit que ce serait l’opportunité de la connaître et de travailler avec elle. On s’est rencontrés et on s’est mis au travail. Dans son texte, elle parlait d’une femme qui avait une robe noire et qui ouvrait subrepticement les boutons de sa robe. C’est une image qui a été très présente pour moi et j’ai commencé à en faire des dessins. Ce n’est pas cette femme dans sa singularité qui m’intéressait, mais plutôt l’image archétypale, iconique de la femme. Cela a vraiment été le point de départ, depuis je travaille toujours sur cette femme anonyme qui n’existe pas mais qui, pour moi, représente toutes les femmes.
Est-ce que ce n’est pas aussi une trace de tes origines méditerranéennes, même si ton travail s’inscrit dans un territoire beaucoup plus vaste qui n’est pas typiquement méditerranéen ou portugais ? Cette femme est-elle dans l’inconscient un archétype méditerranéen, une trace de tes origines, dans un travail qui dépasse totalement les frontières ?
Je n’ai jamais pensé à cela mais peut-être. Je ne sais pas. En tous cas, c’est vrai que je ne suis pas un artiste portugais même si au fond je ne sais pas ce qu’est un artiste portugais. Mais je me sens comme un artiste européen, et pas du tout américain. J’ai un travail extrêmement référentiel et intellectuel.
Ton travail fait également référence à l'architecture. Pourquoi ?
J’ai commencé mes études aux Beaux-Arts et j’ai rapidement bifurqué vers des études d’architecture. Mais j’aurais été un très mauvais architecte, j’aime trop l’architecture pour en faire. D’ailleurs, j’ai travaillé comme jeune architecte pendant deux ans.
L’architecture joue-t-elle un rôle similaire à celui du texte ? Est-ce un commentaire autobiographique, je pense par exemple aux œuvres où tu utilises les plans des maisons dans lesquelles tu as habité ?
Il y a toujours une dimension autobiographique dans mon travail car il fait partie de ma vie. Parfois, il y a des rapports personnels avec ces plans et parfois pas du tout. J’utilise aussi pas mal de plans d’architecture vernaculaire. L’architecture faite par des non-architectes, des gens du peuple, des paysans, m’intéresse beaucoup. C’est une architecture organique qui se construit au fil des besoins. L’architecture reste une référence très claire dans mon travail, avec le cinéma et la littérature et bien sûr le désir et le sexe [rires].
Tu développes une esthétique du fragment, de la latence et de la réitération. Peut-on pour autant considérer ton œuvre comme un atlas de la mémoire ?
Oui. Mon travail est presque un projet mnémonique. Je collectionne des images et des références. J’aime travailler sur les suppositions, les concepts.
D’où le blanc, le vide, que l’on retrouve aussi en architecture et dans le film noir ?
C’est vrai qu’à partir de 1989, mes couleurs se réduisent et deviennent plus minimales, plus fondamentales. Je regardais mes travaux précédents et me disais : « Est-ce que j’ai vraiment besoin du bleu dans cette peinture ? » « Non ». « Est-ce que cela pourrait être noir et blanc ? » « Oui ». J’ai donc utilisé la couleur seulement quand elle était absolument nécessaire.
Pourquoi cela était-il nécessaire ?
Je crois que la réduction, le degré zéro est plus important.
Less is more?
Less is more.
Dans le parcours que nous proposons au MAMAC, nous observons ce cheminement vers l’épuration et la quintessence jusqu’à cette figure identitaire, cette silhouette féminine à la robe noire déployée dans de grandes peintures blanches. Nous l’avons évoqué, ton travail regorge de références à l’architecture, à la littérature et au cinéma, cette silhouette fonctionne toutefois comme un noyau central ?
C’est vrai que les gens ont besoin d’une caractéristique facilement identifiable pour chaque artiste, sauf que si on fait cela, on fait toujours la même pièce et c’est terrible. Pour moi, l’art est une découverte, et non l’affirmation de ce que je connais déjà. C’est un langage, et ce langage doit être contemporain. Je suis toujours très attentif à ce qui se passe autour de moi, à l’actualité et pour moi c’est très important de maintenir ce dialogue. Je suis davantage dans la réalisation d’une même pièce qui se répète selon les nécessités du temps.
Tentes-tu d’exprimer notre incapacité à traduire le monde et les choses ou es-tu davantage à la recherche de l’absolu par l’intermédiaire du détail, du fragment ?
Ça dépend de l’observateur.
Tu aimes donc jouer de cette ouverture. Mais toi, tu penses quoi ?
Je pense que je ne sais rien [rires]... C’est plutôt une façon de représenter mon incapacité à montrer les choses.
Peut-on parler d’une autre écriture, celle de la vidéo et de l’expérience de la durée ?
Ce n’est pas une autre écriture. Pour moi, un tableau et une vidéo, c’est vraiment la même chose. La peinture, le dessin, la vidéo, la sculpture, l’installation, ne sont que des instruments, des médiums pour développer des concepts. Selon ce que je veux faire, j’utilise tel ou tel outil, un peu à la manière d’un chef de cuisine. Je répète souvent que je ne suis pas un peintre, un dessinateur ou un vidéaste, je suis un artiste qui travaille avec des outils. En revanche, tu as dit une chose significative : quand le temps est important pour moi, j’utilise la vidéo. Parce qu’en peinture, c’est le spectateur qui définit le temps tandis qu’en vidéo, je travaille avec le temps, et avec le mouvement aussi. Dans Parasite, je m’intéresse au temps mais aussi aux mouvements grotesques d’une chose que l’on déroule à l’envers. On ne peut pas faire ça dans une peinture.
On a parlé de mélange entre réalité et fiction, d’éléments autobiographiques, mais tu ne parles jamais de ton enfance ou de ta vie privée. Pourtant la notion de mémoire est au coeur de ta démarche. Comment expliques-tu cela ?
Parce que je différencie ce qui est de l’ordre du public et du privé. Je n’aime pas du tout exhiber ma vie privée, même si d’une certaine manière, quand j’expose mon travail, j’expose une partie de moi.
Une exposition au MAMAC représente quel enjeu pour toi ?
D’abord, c’est très important pour moi d’avoir l’opportunité de montrer pour la première fois mon travail dans un musée en France et aussi d’avoir un catalogue en français. Car j’aime beaucoup la France. J’ai une culture francophone grâce à laquelle j’ai découvert les philosophes français. Avant, j’ai exposé dans deux institutions en France : à la Biennale de Paris en 1980 et au FRAC des Pays de la Loire en 1987.
in Julião Sarmento [texte de Jacinto Lageira] MAMAC, Nice / Silvana Editoriale, Milan, 2014.
L'écart, le fragment
Julião Sarmento produit une oeuvre protéiforme qui trouve son articulation dans la réitération des mécanismes du désir. Dessins, peintures, sculptures, performances et vidéos rejouent inéluctablement les artifices de la séduction. Les scènes érotiques captent le regard du spectateur voyeur, pour se dérober sans fin et réapparaître plus loin, pleines de nouvelles promesses évanescentes. Elles invoquent l’appétence, l’attente et la frustration, autant d’ingrédients qui excitent l’attention du regardeur dans la durée, le tiennent en haleine comme dans un bon film noir à l’instar de Cet obscur objet du désir (1977) où Luis Buñuel mène ce jeu fondamentalement insaisissable et ambigu à son paroxysme. Plus qu’un désir sexuel, Julião Sarmento convoque tous les désirs ou plutôt le désir, de vivre, de s’élever, d’avancer. Le désir se dessine ici comme un mécanisme qui ne serait dévoilé que de manière fragmentaire pour mieux exprimer son fonctionnement global, décortiqué sans vraiment être expliqué. Dans ce jeu de séduction, Julião Sarmento dévoile une partie pour suggérer le tout. Ici, des ombres et des fragments de corps au visage absent ; là, une paire de jambes, une main, un sein. Les premières scènes suggestives presque fauves ou expressionnistes des années 1970 et 1980 sont peu à peu sublimées, la palette formelle et chromatique se réduit pour éliminer les détails accessoires et extraire les sensations recueillies. De cette quintessence apparaît une image archétypale, iconique, une jeune femme totalement déréalisée par un processus d’aplatissement et de simplification des formes. Désormais anonyme et sans visage, elle représente non plus une femme mais la femme, toujours vêtue d’une robe noire. Évoquant le théâtre d’ombres, cette silhouette récurrente qui se détache le plus souvent sur un fond blanc va peu à peu condenser tous les possibles. Entre deux présences féminines, des images inattendues attisent la curiosité du spectateur et sollicitent sa mémoire. Les sources visuelles proviennent tant d’une iconographie personnelle que d’un fonds culturel commun. Les scènes érotiques ou latentes sont entrecoupées d’images ordinaires, de bribes de phrases captées ici ou là, de références à la littérature, à la philosophie, à l’architecture et au cinéma. On pourrait presque qualifier cette intention d’encyclopédique au-delà de son caractère lacunaire. Sarmento rejoint ainsi Baudelaire pour qui « la nature n’est qu’un dictionnaire » [1] dans lequel l’artiste moderne vient puiser des éléments, non pour copier la nature, mais construire son propre univers qui par sa puissance d’évocation éveillera la mémoire du spectateur. L’imagination, « reine des facultés », se développe chez Sarmento par ramification à partir d’une esthétique de l’écart basée sur le fragment, l’intervalle, la réitération, le blanc et la latence. À l’image de l’Atlas Mnémosyne de l’historien d’art allemand Aby Warburg, les oeuvres de Sarmento participent d’une iconologie de l’intervalle. Mêlant l’image au texte, elles réunissent un corpus très large et en constante permutation. Leur confrontation sans cesse renouvelée, jouant des correspondances et des différences entre les images, facilite l’infinité des interprétations et des liaisons possibles. Les rapprochements fortuits sont souvent initiateurs de sens. La grammaire et la méthodologie de Sarmento s’approchent ainsi de celle d’Aby Warburg qui visait à constituer une bibliothèque d’images provenant de différents champs d’investigation, époques et contrées qu’il assemblait sur des panneaux mobiles afin de faire ressortir certains schémas universels [2]. Par la mise en réseau d’images très différentes, Sarmento actualise des symboles ancrés dans l’inconscient collectif. La femme, le lait, l’espace clos font partie de ces archétypes. L’intervalle et le hors champ sont matérialisés par les blancs des peintures, qui ne sont pas immaculés mais blanchis à l’image de palimpsestes. Ces blancs désignent le non-dit, l’absence. Ils sont la métaphore de ce qui sépare et réunit. Ils fonctionnent comme des espaces de projection pour le spectateur, où se dessinent toutes les constellations et arborescences possibles. En cela, ils participent d’un art de la mémoire tout comme la répétition d’images à la fois identiques et toujours différentes. Ces réitérations créent des impressions de déjà-vu engageant nos propres souvenirs. Elles établissent des filiations entre les oeuvres et nous donnent l’étrange sensation que ce qui se déroule sous nos yeux se passe toujours ailleurs. Les zones de latence et de flottement procèdent d’une même intention. Elles étirent ou suspendent l’espace-temps, s’attachent à la capture d’un mouvement ou du point de basculement entre apparition et disparition. L’appréhension de la relativité de l’espace-temps est magnifiquement mise en scène dans les vidéos et performances. Chaque oeuvre semble faire l’éloge de la lenteur et invite à une lecture à la fois attentive et vagabonde pour invoquer l’imaginaire. L’écart entre le réel et la fiction, le vrai et le faux est au coeur de la démarche de Sarmento qui n’hésite pas à distiller de fausses vérités que le spectateur et le critique peuvent se réapproprier (citation approximative ou détournée, etc.). Ces écarts ne façonnent-ils pas notre histoire ? Dans Marlène (2006), les quatre fragments qui composent le tableau sont reliés par des blancs maculés et profonds. Certaines zones ont été effacées ou salies mais demeurent décelables. L’esthétique du repentir prend une dimension mémorielle. La jeune femme à la robe noire quelque peu dégrafée apparaît de manière parcellaire face à deux éléments de texte et un schéma générique de table. Plusieurs indices renvoient à la chanteuse de cabaret Amy Jolly incarnée par Marlene Dietrich dans le film Morocco (Cœurs brûlés) de Josef Von Sternberg (1930). Marlène (2006) fait partie de la série « Hollywood » dédiée à des personnages féminins de film noir. Cette série comprend toujours, selon l’artiste, la première phrase dite par le personnage dans le film (ici : « Merci, Monsieur »). La table pourrait évoquer le moment où elle quitte le dîner de ses fiançailles pour rejoindre le véritable amour blessé au combat. La démarche de Sarmento s’apparente à celle d’un cinéaste qui aurait écrit un scénario « ouvert » pour reprendre un mot cher à Umberto Eco [3], ouverte à la pluralité des interprétations, à l’ambiguïté, au spectateur. L’oeuvre n’est qu’un écho, qu’un détail, la véritable fiction prend place au-delà de l’oeuvre.
Est-ce par le fragment que l’on peut accéder à la compréhension du tout ? Ou est-ce davantage une manière de dire notre incapacité à traduire le monde ? Ici, tout est hypothétique et relatif. Il appartient au spectateur d’écrire sa propre version de ces archives. Ainsi, l’artiste met en scène le voyeur, celui qui se délecte de voir sans être vu, celui qui fantasme par pure projection. Le voyeur matérialise dès lors la puissance imageante. Il a à disposition un corpus d’images flottantes qu’il doit se réapproprier pour le faire sien à son tour. L’artiste, loin d’être démiurge, est un « passeur » qui construit une cartographie personnelle d’une mémoire commune. L’installation Second Easy Piece (2013) fait partie de l’une des ces archives de la mémoire. Dans l’espace, une sculpture en résine est disposée sur un empilement de palettes en bois. Elle reprend la pose de La Petite Danseuse de quatorze ans de l’artiste français Edgar Degas (1834-1917). Réalisée à partir de la numérisation 3D d’une femme nue, elle en est la réactualisation. Cette recherche de réalisme qui avait poussé Degas à réaliser cette jeune femme en cire, colorée au naturel, coiffée de vrais cheveux, vêtue d’un tutu et de véritables chaussons, est développée avec les moyens de numérisation et d’impression 3D, poussant encore plus loin cette volonté naturaliste qui avait défrayé la critique. Sarmento poursuit également les réflexions sur les modalités d’exposition explorées par Degas qui avait présenté sa ballerine dans une vitrine à la manière d’un spécimen de muséum, interrogeant le regard que nous portons sur nos semblables. Cette sculpture fait en quelque sorte dos au spectateur puisqu’elle regarde comme lui les oeuvres disposées sur la cimaise. Sur ce mur peint dans un jaune-orangé, plusieurs documents semblent reconstruire une arborescence incomplète de l’oeuvre. Certains éléments sont facilement identifiables, d’autres davantage énigmatiques. Ici, une photocopie couleur indéchiffrable, puis des éléments qui donnent à voir les expérimentations et les à-côtés de la création : tests de couleur, macules de peinture rouge sur papier, plaque de verre ayant sans doute servi de support de protection pour une peinture. Là, on identifie le référent, une photographie de l’oeuvre de Degas ; dessous, une version de Sarmento, une aquarelle d’une femme nue reprenant la pose. Plus loin, une photographie noir et blanc d’un pied en bas de soie au sortir d’un lit. Au centre, une image tirée du net, abîmée car souvent manipulée, du ready-made de Marcel Duchamp, Pourquoi ne pas éternuer Rose Sélavy ? La cage à oiseaux emplie de morceaux de sucre et d’un os de seiche renvoie à la mystérieuse boîte en bois posée sur une étagère. La métaphore de l’espace clos est largement présente dans le travail de Sarmento, elle peut évoquer par la thématique iconographique de l’hortus conclusus (jardin clos), La Vierge Marie, autre présentation de la femme. Juste au-dessus, une citation détournée de Degas qui condense la vocation de l’artiste comme passeur : « Je voudrais être illustre et inconnue ». La mise au féminin de cette phrase n’est pas sans rappeler le personnage de Rose Sélavy inventé et joué par Marcel Duchamp ou la silhouette récurrente présente dans l’oeuvre de Sarmento. L’installation fait partie d’une série de cinq oeuvres déclinant la réappropriation de la danseuse de Degas en suivant les mêmes principes conceptuels et formels. Chacune des réinterprétations de Sarmento est différente mais se compose de la même manière : un mur peint sur lequel sont placées des images-sources chaque fois différentes, une sculpture en résine dont la tonalité est changeante. C’est dans cet écart, à la fois toujours identique et en même temps différent, que réside la démarche de l’artiste.
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[1] Charles Baudelaire, "La vie et l'oeuvre d'Eugène Delacrois", in L'opinion Nationale, 2 sept., 14 et 22 nov. 1863 (réed. in Charles Baudelaire, Ecrits sur l'art, Paris, Poche, 1999).
[2] Philippe-Alain Michaud, Georges Didi-Huberman, Aby Warburg, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998, réed. 2012 / Aby Warburg, Benedetta Cestelli Guidi, Fritz Saxl, Joseph Leo Koerner, Le Rituel du Serpent : Récit d’un voyage en pays pueblo, Paris, Macula, 2003, réed. 2011.
[3] Umberto Eco, Opera Aperta, Milan, Bompiani, 1962 ; L’oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, pour la traduction française.
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Conversation avec Julião Sarmento
Toute ton oeuvre gravite autour de l’image de la femme et des mécanismes du désir. Devons-nous voir dans cette démarche une manière de rejouer ce qui est à l’œuvre dans la création ?
… Ce sont différents désirs, je crois. Et puis, je n’aime pas mélanger les choses : le désir, l’oeuvre... Mais c’est vrai que pour moi, travailler, c’est aussi un désir… Mon oeuvre est souvent réduite au désir, à la femme et au sexe alors qu’il ne s’agit pas seulement de cela. Bien sûr, le sexe est partout, il existe mais c’est seulement une petite partie de mon travail. Pour moi, la question de la représentation de la femme est davantage un prétexte, un leitmotiv très ancien qui remonte à la Vénus de Willendorf. Je préfère travailler sur le désir du savoir, le désir de comprendre la vie que sur le désir sexuel d’un homme pour une femme.
Tu veux dire que ce qui te pousse à aller à l’atelier, c’est avant tout une manière de comprendre le monde, de l’interroger, de le percevoir différemment ?
À mon avis, oui. Une œuvre d’art doit toujours interroger plutôt que poser des affirmations. Quand on parle de désir, on essaie toujours d’échapper aux mots et aux concepts, car au fond le désir est toujours une affirmation sexuelle. De quelle manière questionnes-tu le statut et le pouvoir de ces images ?
Comment pousses-tu le regardeur à s’interroger lui-même sur les images dont il dispose ?
En fait, ce n’est jamais un regard critique parce que sinon on entre dans le domaine éthique. Je préfère poser un regard illustratif, je préfère montrer des choses de manière totalement neutre, sans donner de réponse morale. Disons que si j’étais un metteur en scène, je serais Antonioni et pas Fellini.
Une image n’est pas bonne ou mauvaise en soi, cela dépend du regard, de la responsabilité du spectateur ?
Absolument, je suis totalement d’accord avec cela. Je ne fais jamais d’affirmation morale, critique ou éthique sur les choses que je montre, je préfère les présenter telles qu’elles sont. J’aime, je vis et je me nourris d’images.
Tes références font partie d’un fonds culturel partagé, tu reprends des archétypes littéraires et artistiques qui sont ancrés dans notre inconscient collectif. Tu les mêles à l’univers de la mode, de la publicité ou du cinéma. Tu préfères toujours l’assimilation des sources à leur citation directe ?
La citation directe à l’histoire de l’art par exemple est très rare dans mon travail, elle apparaît ici ou là, mais pas de manière continue. La pièce que je suis en train de réaliser pour le musée est une référence directe à Degas. Dans les années 1980, j’ai fait des citations de Theo van Doesburg et de Malevitch, mais je n’aime pas beaucoup travailler sur l’art. Il y a des artistes dont le travail n’existe qu’au travers des références et des citations artistiques, ce n’est pas du tout mon cas. Je préfère digérer ces images et les restituer au monde d’une autre façon.
Tu cites souvent Marcel Duchamp. Oui mais tout le monde le fait, il est impossible de faire autrement. Peut-être un mot sur la série « Hollywood » et la manière dont tu utilises les images proposées par le cinéma ?
Je suis un aficionado du cinéma, de l’histoire du cinéma et plus particulièrement du film noir des années 1940-1950, qui a été largement étudié par les Cahiers du cinéma. Cette série n’est pas vraiment sur ces films car je prends toujours la tangente, mais plutôt sur les personnages féminins de ces films : Laura d’Otto Preminger (Laura, 1944), Lona dans Pushover de Richard Quine (1954) ou Amy Jolly dans Morocco de Josef von Sternberg (1930). Par exemple, dans Gilda de Charles Vidor (1946), ce n’est pas l’actrice Rita Hayworth qui m’intéresse, c’est son personnage, Gilda. Dans cette série, il y a toujours d’une part le dessin d’une femme qui fait un geste qui existe dans le film et, d’autre part, son prénom et la première phrase qu’elle dit dans le film : Merci, monsieur, What do you do about it ? etc. Ensuite, il y a un dessin indépendant que je fais parallèlement. C’est un dessin d’un geste de mains qui ressemble au langage des signes et qui référencie la phrase énoncée par le personnage. En fait ce sont des signes que j’ai moi-même inventés. Mais les gens y croient et je m’intéresse beaucoup à cette fausse vérité. Enfin, il y a une photo extraite du film où l’on voit le personnage féminin avec la dernière phrase prononcée dans le film.
L’association image-texte parcourt l’ensemble de ton travail.
Oui. Le texte permet différents niveaux de lecture. Tout d’abord, le texte est un dessin, d’autant plus si tu ne sais pas lire. Les lettres sont un code visuel très fort. La typographie est donc importante, elle dessine les mots. Ensuite, si tu sais lire, tu peux lire sans comprendre le sens, sans avoir conscience du signifiant. Et puis, le troisième niveau, c’est la compréhension. Dans mon travail, je m’intéresse à ces trois niveaux de lecture. Le texte fonctionne souvent comme des citations qui sont vraies ou fausses. Parfois, je fais des citations qui n’existent pas. Dans la série Reading Bataille, les textes semblent être de Bataille et tout le monde le croît alors que ce sont des textes de Foucault, de Blanchot ou de moi-même sur Bataille. Mais la série s’appelle Reading Bataille et tout le monde croit que ce sont des textes de Bataille et je les laisse penser cela. Tous ces décalages m’intéressent. D’où vient cette silhouette de jeune femme à la robe noire et pourquoi cette récurrence ? On m’a invité à faire un livre d’artiste avec un écrivain et on m’a demandé de choisir l’écrivain avec lequel je voulais travailler. Il y avait une femme portugaise, Maria Gabriela Llansol qui était un écrivain que j’aimais beaucoup et je me suis dit que ce serait l’opportunité de la connaître et de travailler avec elle. On s’est rencontrés et on s’est mis au travail. Dans son texte, elle parlait d’une femme qui avait une robe noire et qui ouvrait subrepticement les boutons de sa robe. C’est une image qui a été très présente pour moi et j’ai commencé à en faire des dessins. Ce n’est pas cette femme dans sa singularité qui m’intéressait, mais plutôt l’image archétypale, iconique de la femme. Cela a vraiment été le point de départ, depuis je travaille toujours sur cette femme anonyme qui n’existe pas mais qui, pour moi, représente toutes les femmes.
Est-ce que ce n’est pas aussi une trace de tes origines méditerranéennes, même si ton travail s’inscrit dans un territoire beaucoup plus vaste qui n’est pas typiquement méditerranéen ou portugais ? Cette femme est-elle dans l’inconscient un archétype méditerranéen, une trace de tes origines, dans un travail qui dépasse totalement les frontières ?
Je n’ai jamais pensé à cela mais peut-être. Je ne sais pas. En tous cas, c’est vrai que je ne suis pas un artiste portugais même si au fond je ne sais pas ce qu’est un artiste portugais. Mais je me sens comme un artiste européen, et pas du tout américain. J’ai un travail extrêmement référentiel et intellectuel.
Ton travail fait également référence à l'architecture. Pourquoi ?
J’ai commencé mes études aux Beaux-Arts et j’ai rapidement bifurqué vers des études d’architecture. Mais j’aurais été un très mauvais architecte, j’aime trop l’architecture pour en faire. D’ailleurs, j’ai travaillé comme jeune architecte pendant deux ans.
L’architecture joue-t-elle un rôle similaire à celui du texte ? Est-ce un commentaire autobiographique, je pense par exemple aux œuvres où tu utilises les plans des maisons dans lesquelles tu as habité ?
Il y a toujours une dimension autobiographique dans mon travail car il fait partie de ma vie. Parfois, il y a des rapports personnels avec ces plans et parfois pas du tout. J’utilise aussi pas mal de plans d’architecture vernaculaire. L’architecture faite par des non-architectes, des gens du peuple, des paysans, m’intéresse beaucoup. C’est une architecture organique qui se construit au fil des besoins. L’architecture reste une référence très claire dans mon travail, avec le cinéma et la littérature et bien sûr le désir et le sexe [rires].
Tu développes une esthétique du fragment, de la latence et de la réitération. Peut-on pour autant considérer ton œuvre comme un atlas de la mémoire ?
Oui. Mon travail est presque un projet mnémonique. Je collectionne des images et des références. J’aime travailler sur les suppositions, les concepts.
D’où le blanc, le vide, que l’on retrouve aussi en architecture et dans le film noir ?
C’est vrai qu’à partir de 1989, mes couleurs se réduisent et deviennent plus minimales, plus fondamentales. Je regardais mes travaux précédents et me disais : « Est-ce que j’ai vraiment besoin du bleu dans cette peinture ? » « Non ». « Est-ce que cela pourrait être noir et blanc ? » « Oui ». J’ai donc utilisé la couleur seulement quand elle était absolument nécessaire.
Pourquoi cela était-il nécessaire ?
Je crois que la réduction, le degré zéro est plus important.
Less is more?
Less is more.
Dans le parcours que nous proposons au MAMAC, nous observons ce cheminement vers l’épuration et la quintessence jusqu’à cette figure identitaire, cette silhouette féminine à la robe noire déployée dans de grandes peintures blanches. Nous l’avons évoqué, ton travail regorge de références à l’architecture, à la littérature et au cinéma, cette silhouette fonctionne toutefois comme un noyau central ?
C’est vrai que les gens ont besoin d’une caractéristique facilement identifiable pour chaque artiste, sauf que si on fait cela, on fait toujours la même pièce et c’est terrible. Pour moi, l’art est une découverte, et non l’affirmation de ce que je connais déjà. C’est un langage, et ce langage doit être contemporain. Je suis toujours très attentif à ce qui se passe autour de moi, à l’actualité et pour moi c’est très important de maintenir ce dialogue. Je suis davantage dans la réalisation d’une même pièce qui se répète selon les nécessités du temps.
Tentes-tu d’exprimer notre incapacité à traduire le monde et les choses ou es-tu davantage à la recherche de l’absolu par l’intermédiaire du détail, du fragment ?
Ça dépend de l’observateur.
Tu aimes donc jouer de cette ouverture. Mais toi, tu penses quoi ?
Je pense que je ne sais rien [rires]... C’est plutôt une façon de représenter mon incapacité à montrer les choses.
Peut-on parler d’une autre écriture, celle de la vidéo et de l’expérience de la durée ?
Ce n’est pas une autre écriture. Pour moi, un tableau et une vidéo, c’est vraiment la même chose. La peinture, le dessin, la vidéo, la sculpture, l’installation, ne sont que des instruments, des médiums pour développer des concepts. Selon ce que je veux faire, j’utilise tel ou tel outil, un peu à la manière d’un chef de cuisine. Je répète souvent que je ne suis pas un peintre, un dessinateur ou un vidéaste, je suis un artiste qui travaille avec des outils. En revanche, tu as dit une chose significative : quand le temps est important pour moi, j’utilise la vidéo. Parce qu’en peinture, c’est le spectateur qui définit le temps tandis qu’en vidéo, je travaille avec le temps, et avec le mouvement aussi. Dans Parasite, je m’intéresse au temps mais aussi aux mouvements grotesques d’une chose que l’on déroule à l’envers. On ne peut pas faire ça dans une peinture.
On a parlé de mélange entre réalité et fiction, d’éléments autobiographiques, mais tu ne parles jamais de ton enfance ou de ta vie privée. Pourtant la notion de mémoire est au coeur de ta démarche. Comment expliques-tu cela ?
Parce que je différencie ce qui est de l’ordre du public et du privé. Je n’aime pas du tout exhiber ma vie privée, même si d’une certaine manière, quand j’expose mon travail, j’expose une partie de moi.
Une exposition au MAMAC représente quel enjeu pour toi ?
D’abord, c’est très important pour moi d’avoir l’opportunité de montrer pour la première fois mon travail dans un musée en France et aussi d’avoir un catalogue en français. Car j’aime beaucoup la France. J’ai une culture francophone grâce à laquelle j’ai découvert les philosophes français. Avant, j’ai exposé dans deux institutions en France : à la Biennale de Paris en 1980 et au FRAC des Pays de la Loire en 1987.