« Autour du legs Berggreen »[en collaboration avec Gilbert PERLEIN], in Autour du legs Berggreen, cat. MAMAC, Nice, 2014.
Après la donation du Docteur Khalil Nahoul en 2011, le MAMAC a le plaisir de recevoir un legs important de près de 70 oeuvres d’un collectionneur privé. D’origine danoise, Henrik Berggreen (Copenhague, 1928 - Figanières, 2012) décide de s’installer dans le Var à l’âge de 68 ans. Curieux et passionné, il se rapproche de la galerie Catherine Issert située à Saint-Paul de Vence et érige peu à peu une collection d’art contemporain de laquelle émerge une tendance majeure : la remise en question de l’art dans ses postulats traditionnels. Catherine Issert a aiguillé et conseillé Henrik Berggreen durant de nombreuses années. Et c’est bien la provenance des oeuvres qui fait la cohésion et l’identité de cette collection. Cette dernière réunit des artistes de la scène artistique française : Jean-Michel Alberola, John Armleder, Ben, Jean-Charles Blais, Noël Dolla, François Morellet, Bernard Pagès, Pascal Pinaud, Xavier Theunis, Claude Viallat, etc. D’emblée, la rigueur de cette collection lui confère une portée muséale. Le travail de chaque artiste y est représenté par un ensemble homogène. Les oeuvres collectées s’inscrivent dans un périmètre chronologique bien défini privilégiant les travaux récents (1997-2010).
C’est au Danemark qu’Henrik Berggreen débute sa collection. Lors de son installation dans le Sud de la France, il conserve quelques-unes de ces oeuvres dont des travaux de Jan Voss, Jean Messagier, Bernard Rancillac, repérés dans les galeries Birch à Copenhague et Moderne à Silkeborg. Une dation (en cours) de Brigitte et Pieter Kan, amis de Berggreen, complètera le legs et révèle une part plus intime de ce patrimoine, où figurent deux peintres danois liés au collectionneur et à sa famille (Karl Larsen et Ole Bach Sørensen) et deux artistes qu’il découvre à la galerie Catherine Issert (Anne Pesce et Cécile Desvignes).
À la fois personnelle et cohérente, la collection d’Henrik Berggreen entre en adéquation avec la ligne directrice du musée. Presque tous les artistes ont déjà exposé au MAMAC et beaucoup font partie du fonds permanent (Jean-Michel Alberola, Ben, Jean-Charles Blais, Noël Dolla, Bernard Pagès, Claude Viallat). Afin de mettre en valeur ces connivences, le MAMAC présente ce legs en regard d’une sélection d’oeuvres de sa collection et y adjoint des pièces prêtées par les artistes, collectionneurs, galeries et institutions de la région. Le musée est avant tout un lieu vivant et ouvert faisant dialoguer les oeuvres qu’il accueille pour susciter de nouveaux questionnements. « Autour du legs Berggreen » entend mettre en scène l’immersion d’une collection privée dans un contexte d’exposition muséal. Le projet s’articule autour de trois thématiques : les mythologies personnelles, la mise en doute du tableau et l’élargissement du
champ pictural, complétées par une section sur la dation. L’approche choisie met en valeur l’association toujours féconde entre le musée, un partenaire privé et les artistes. Surtout, elle met en perspective l’importance, la qualité et la valeur de ce legs qui, d’une initiative personnelle et privée, transcende sa nature pour s’enrichir d’une visée patrimoniale.
MYTHOLOGIES PERSONNELLES
Dès le début des années 1960, de nombreux artistes développent une peinture figurative axée sur la construction de récits mêlant culture personnelle et populaire. Les peintres de la Nouvelle figuration se fédèrent pour ériger une troisième voie entre l’abstraction encore dominante et l’appropriation nouvelle du réel prônée par les Nouveaux Réalistes. Bernard Rancillac et Jan Voss dénoncent l’idée de l’autonomie et de la mystification de l’oeuvre d’art, préférant une peinture figurative et engagée en lien direct avec la société. Dans les années 1980, les peintres de la Figuration libre poursuivent ce combat et militent contre le sérieux et l’autoréférentialité du Minimalisme et de l’Art Conceptuel. Face à la multiplication exponentielle des images et à l’appauvrissement de leur contenu, les peintures de Jean-Charles Blais et de Jean-Michel Alberola multiplient les références à la culture populaire. Ce que l’on a communément appelé le «retour à la peinture » marque au contraire une autre ouverture possible sur le monde. Ben soutient les artistes de la Figuration libre et participe même à la création de leur nom. Celui qui consigne ses vérités et aphorismes dans une écriture devenue marque de fabrique, a considérablement participé à l’intégration de l’art dans notre quotidien, mêlant peinture, écriture, art d’attitude et assemblage.
Jean-Charles BLAIS (1956, Nantes, France)
Jean-Charles Blais est un peintre associé à la Figuration libre. L'exposition « Finir en beauté » en 1981 à l’ARC à Paris lance ce mouvement ainsi que sa carrière personnelle. L’année suivante, la GAC [Galerie d’art contemporain de Nice] présente une importante exposition sur la nouvelle peinture figurative intitulée « L’Air du temps » ; l’ensemble des oeuvres dont El tiger de papel est
acquis par la Ville de Nice. La démarche de Jean-Charles Blais est entièrement tournée vers le corps humain qu’il décline et fragmente sur différents supports : d’abord des matériaux de récupération, puis des versos d’affiches publicitaires. Les personnages déformés, souvent sans visage, affichent l'anonymat d'une figuration qui s'annonce sans prétention narrative, ni connotation psychologique. Le sujet est un prétexte à la mise en oeuvre de recherches plastiques tirant profit des qualités du support (défauts, textures, découpages, plis). Les oeuvres du legs Berggreen révèlent ces expérimentations frôlant parfois les limites de la figuration dans un jeu fond/forme. De
nombreux dessins déclinent la mise en pièce de vêtements comme autant de représentations possibles de l’enveloppe corporelle. Ces sortes de patrons ou de bâtis assez fantomatiques évoquent l’univers de la couture qu’il connaît bien pour avoir collaboré à plusieurs reprises avec Jean-Charles de Castelbajac. Certaines oeuvres se développent en trois dimensions, s’agrippent au mur comme sur un porte-manteau et font écho aux dessins. Jean-Charles Blais conçoit également de nombreuses installations monumentales dans l’espace public. Dans les années 1990, pour la station de métro « Assemblée Nationale »à Paris, il conçoit une gigantesque frise d’affiches imprimées, actualisées périodiquement déclinant des fragments de silhouettes colorées à la limite de l’abstraction. Cette installation a donné lieu à une oeuvre présentée au MAMAC en 2011 dans l’exposition « La Couleur en Avant ». À partir de 2002, Jean-Charles Blais expérimente le numérique et la vidéo comme support d’expression. Lors de l’exposition « Intra-Muros » en 2004, il présente un autoportrait à géométrie variable, Sig.(DruNk), qui fait désormais partie du fonds permanent du musée. Actuellement, l’artiste poursuit un travail de grandes gouaches sur papier, croisant sources photographiques, collages et papiers découpés (à l’image des deux grandes gouaches de 2010 présentes dans le legs). Les dessins acquis par Henrik Berggreen (1985-2010) permettent ainsi de faire le lien entre
El tiger de papel (1982) et le portrait vidéo Sig.(DruNk) (2003). Jean-Charles Blais partage actuellement son temps entre Arcueil et Vence. Il est à noter parmi ses nombreuses expositions personnelles, celles du CAPC de Bordeaux (1982), du Centre Pompidou (1987) et du Musée Picasso d’Antibes (2013).
Jean-Michel ALBEROLA (1953, Saïda, Algérie)
Jean-Michel Alberola arrive en France en 1962 et réalise ses études aux Beaux-arts de Marseille avant de travailler au Havre, puis de
s’installer à Paris où il enseigne à l'École nationale supérieure des beaux-arts depuis 1992. Il participe, avec Jean-Charles Blais, aux expositions« Finir en beauté » (ARC, Paris, 1981) et « L’Air du temps » (GAC, Nice, 1982) sur la nouvelle peinture figurative. La même année, Alberola réalise sa première exposition monographique à la galerie Daniel Templon à Paris, l’année suivante, il est présent à la Biennale de Venise. Alberola s’inspire de faits d’actualité qu’il associe à des chefs d’oeuvre de l’histoire de l’art ou à un patrimoine commun. Cette mythologie personnelle s’articule autour de deux thématiques récurrentes : l’une, biblique avec le motif de Suzanne et les vieillards et l’autre, mythologique, en la figure d’Actéon, sorte d’alter ego fictif de l’artiste. La nuit d'Aziyadé,
acquise par la Ville de Nice en 1982, évoque le roman orientaliste de Pierre Loti (Aziyadé, 1879). La toile, structurée en cinq parties à l’image d’un paravent, développe librement le destin de la jeune femme, morte d’amour et d’isolement après sa mise à l’écart dans le harem. De nombreux détails rappellent l’Orient : arc outrepassé, guéridon, théière. Si dans sa pratique, Jean-Michel Alberola mêle
photographies, cartes postales, objets trouvés, films, textes et néons, il demeure résolument peintre ; un peintre dont toute la pratique peut se lire comme un acte de résistance face à la disparition du sens et à l’immédiateté des images, un peintre qui associe la parole et l’écriture au geste et mêle mémoire individuelle et collective. Comme le révèlent les oeuvres du legs datant des années 1990-2000, l’artiste travaille l’effacement et la fragmentation des figures, jouant sur l’association et l’assimilation d’idées ainsi que sur la
porosité entre le figuratif, l’abstrait et le conceptuel. On y retrouve d’autres archétypes tels que l’âge d’or ou la fraternité. Cette oeuvre engagée, qui se décrypte par strates, dénonce le pouvoir des images en impliquant le spectateur dans une réflexion tant artistique que politique. Mêlant l’image au mot, la peinture murale réalisée pour l’occasion met en perspective les oeuvres de l’exposition.
Jan VOSS (1936, Hambourg, Allemagne)
Après une enfance marquée par la seconde guerre mondiale, Jan Voss fuit le domicile familial jusqu’en Turquie durant six mois. À son retour, les dessins qu’il rapporte lui permettent d’entrer à l’Académie des beaux-arts de Munich (école réputée pour avoir compté parmi ses élèves Paul Klee et Vassily Kandinsky). En 1960, une bourse d’études lui permet de s’installer à Paris. Trois ans plus tard, il présente pour sa première exposition personnelle une série de dessins intitulée « La Vie parisienne ». Proche de la Figuration narrative, il est
présent lors de l’exposition « Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1964. Peintre, aquarelliste et sculpteur, Jan Voss crée un univers poétique et chaotique envahi de petits personnages, animaux ou pictogrammes où l’espace est à la fois morcelé et unifié par un réseau de lignes et de couleurs vives. Influencé par la bande dessinée et les graffitis,
certaines oeuvres plus récentes, à l’image de Saccage, s’affranchissent du clivage abstraction/figuration et se rapprochent des oeuvres
de Pierre Alechinsky ou du groupe CoBrA. L’oeuvre de Voss a fait l’objet d’une rétrospective à l’ARC à Paris en 1978. Jan Voss vit et travaille près de la capitale. Représenté par la galerie Lelong à Paris, il enseigne de 1987 à 1992 à l’École des beaux-arts de Paris et expose au Musée des beaux-arts de Dunkerque (2002).
Bernard RANCILLAC (1931, Paris, France)
Bernard Rancillac est un acteur incontournable de la Figuration narrative en France, mouvement lancé avec l’exposition « Mythologies quotidiennes » en 1964 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. La société de consommation, le contexte politique ainsi que l’accroissement des images chocs dans l’univers télévisuel viennent confronter ses motivations. Après une brève période informelle, Bernard Rancillac s’inspire des sujets d’actualité dans une peinture encore gestuelle. Panoplie du parfait artilleur de
1963 s’inscrit dans cette transition. Peu à peu, il s’empare des motifs et du vocabulaire plastique de la bande dessinée et de la culture populaire. Les couleurs sont vives et traitées en aplat, les formes stylisées et réalisées à l’aide d’un épiscope en référence à la photographie et aux images publicitaires. Les sujets évoquent les romans-photos et les couvertures de magazines, on y retrouve les stars de cinéma, les jazzmen, les figures de Walt Disney®. Cependant pour Rancillac, tout sujet est de nature politique dans la mesure où
il questionne notre rapport à la société. L’histoire contemporaine l’influence abondamment : guerre d’Algérie, guerre du Vietnam, Révolution culturelle en Chine, affaire Ben Barka, apartheid en Afrique du Sud, lutte pour le droit à la contraception, mai 68, incidents diplomatiques.
BEN (1935, Naples, Italie)
Vivant à Nice depuis 1949, Ben Vautier marque considérablement le paysage artistique niçois. Entre 1958 et 1972, son magasin de disques d’occasion, rue Tondutti de l’Escarène est un des lieux d’identification majeur pour les artistes. Il se lie alors avec Klein, Arman, Malaval, Raysse. Deux paramètres valident selon l’artiste une oeuvre d’art : la nouveauté et l’ego. Ben s’approprie et signe systématiquement ce qui ne l’a pas encore été. Invité dans les années 1960 par Maciunas, l’un des fondateurs du mouvement Fluxus, à
rejoindre l’aventure, Ben multiplie les actions et développe un art d’attitude, intégrant l’art au quotidien. Aussi écrit-il en 1979, « J’ai rien à vous montrer, il y a tout à voir ». En 1962, Ben s'expose pendant quinze jours dans la vitrine de la Gallery One lors du Festival of Misfits à Londres. À Nice, il développe les festivals Fluxus, crée le Théâtre d’Art Total et participe à La Cédille qui sourit à Villefranche-sur-Mer. En 1977, il est invité par Pontus Hulten à organiser l’exposition inaugurale du Centre Pompidou intitulée « À
propos de Nice ». Par la suite, la création, à Nice, de lieux fédérateurs comme Le Hall des remises en question, La Différence, Le Centre du monde, Espace à débattre ou l’organisation des « Pour ou Contre » chez Malabar et Cunégonde (soirées-débats organisées dans sa maison de Saint-Pancrace), font de Ben un acteur et témoin incontournable de la scène artistique locale. À cela il faut ajouter ses newsletters, qui procédant du Mail Art, diffusent et alimentent les ragots, notent les artistes et donnent une opinion sur tout. Ben est aujourd’hui reconnu à l’échelle internationale pour ses écritures et ses actions. L’aphorisme « Regardez moi cela suffit »pourrait illustrer l’ensemble de sa pratique tant il rend compte de cette volonté égocentrée. Les oeuvres acquises par Henrik Berggreen restituent cette volonté de tout dire (Je respire, 2002), parfois sur le ton angoissé de la confidence (Tout le monde le savait…, 2007, Les temps sont venus, 1999). Consignant les opinions de l’artiste, ses écritures sur toile deviennent sa marque de fabrique, même s’il demeure engagé dans une pratique omnivore où l’art de l’assemblage et de l’accumulation occupent une place centrale. Présentée de manière permanente au 3e étage du musée, La Cambra de Ben, installation monumentale et évolutive que l’artiste peut à tout moment compléter ou modifier, évoque cette atmosphère de fatras. Dans l’exposition, les peintures déclaratives fonctionnent par ricochets et répondent à l’assemblage Il y a trop d’art (acquis par la Ville de Nice en 1986) et à une «poussette » détournée, prêtée par l’artiste. Ses expositions en France ou à l’international restituent les multiples facettes du personnage : MAMAC en 2001, Musée de l’objet à Blois en 2003, Ludwig Museum, Koblenz en Allemagne en 2002, MAC de Lyon en 2010.
MISE EN DOUTE DU TABLEAU
Dès le milieu des années 1960 alors que l’art connaît des remises en cause profondes (avec le Nouveau Réalisme et Fluxus notamment), de nombreux artistes revendiquent le fait que peindre est encore possible mais cela nécessite une refonte des moyens picturaux. Les artistes de Supports/Surfaces mettent à plat les éléments constitutifs de la peinture ou de la sculpture à l’instar de Claude Viallat et de Bernard Pagès. La toile tendue sur châssis laisse place aux toiles libres. La sculpture se débarrasse de son piédestal. Les outils traditionnels sont remplacés par des matériaux bruts ou ustensiles rudimentaires. La touche du peintre, comme le sujet et tout caractère symbolique, sont évacués au profit d’un geste distancié. François Morellet dans une pratique très différente remet également en cause le fonctionnement de l’oeuvre d’art et le message qu’elle est censée véhiculer. L’accent est mis sur les réactions d’une action face à un
support : l’empreinte pour Viallat, l’ordonnance géométrique pour Morellet, l’assemblage de matériaux bruts pour Pagès. L’application d’un système ou d’une forme/emblème facilement reconnaissable s’inscrit dans le contexte artistique de l’époque : empreintes de pinceau n°50 pour Toroni, bandes verticales pour Buren, etc. La posture de l’artiste démiurge est totalement sapée. L’oeuvre ne renvoie plus qu’à elle-même, elle est une image du travail. Dans cette critique en acte, la présentation des oeuvres est remise en jeu par un accrochage non conventionnel le plus souvent en plein air et in situ, loin des normes de conservation et des circuits conventionnels de l’art.
Claude VIALLAT (1936, Nîmes, France)
Après des études aux Beaux-arts de Montpellier, puis de Paris, Claude Viallat enseigne la peinture à l'École nationale des arts décoratifs de Nice de 1964 à 1967 où il rencontre Noël Dolla, Patrick Saytour et André Valensi. Acteur de l’aventure Supports/Surfaces, Viallat réalise en 1966 ses premières toiles sans châssis, peint à même le sol, intervient en plein air, déploie ses oeuvres dans l’espace
de manière non conventionnelle et met en place une méthode de travail qu’il conserve jusqu’à aujourd’hui : la répétition d'une forme, toujours identique et de même format, apposée à intervalles réguliers jusqu’à recouvrir la totalité de la toile libre (non apprêtée et non tendue sur châssis). Sans titre (1966-1967) fait partie de ses premières expérimentations, la forme n’est pas encore fixée. Décrire l’oeuvre de Viallat, c’est d’abord se confronter à cette forme indéfinissable qui résout à elle seule la question du sujet, comme le confirme l’appellation « Sans titre »,mais aussi de la composition, puisqu’elle est appliquée sur le mode du all-over. La touche du peintre est remplacée par la répétition d’une empreinte appliquée à l’aide d’une éponge imbibée de couleur, d’un pochoir ou d’une brosse. À la
radicalité des oeuvres tournées sur la matérialité, succèdent des pièces marquées par l’épanouissement de la couleur et de la forme. Cependant, l’oeuvre de Viallat revient régulièrement sur ses propres pas, si bien qu’il est impossible d’associer une manière de peindre à une période. La grande bâche Sans titre (n°197) de 1989, appartenant au musée, joue du raboutage et du cadrage. S’inscrivant à
l’échelle de l’architecture dans un style presque baroque, elle renvoie à l’installation monumentale sur bâche placée sur l’une des façades du musée (Répétition, 2002). Les oeuvres du legs Berggreen, quant à elles, conservent une certaine rigueur et austérité, même si la touche du Sans titre (n°036) de 1984 est elle aussi expressive. Le schéma rectangulaire du tableau de chevalet demeure ici omniprésent sauf dans Sans titre (n°137) de 1997 qui fonctionne comme un « morceau » de peinture. Chacune développe une
relation possible entre la forme et le tissu. À partir d’un système en apparence rigide, Claude Viallat recherche paradoxalement un renouvellement constant ; la multiplicité des postures plastiques ne manque pas de produire des oeuvres totalement différentes, même si elles sont toujours soumises au même procédé d’élaboration. Depuis 1979, l’artiste vit et travaille à Nîmes. Il représente la France en 1988 à la Biennale de Venise. Le Centre Pompidou lui consacre deux expositions en 1982 et en 1991. Le MAMAC revient sur l’ensemble de sa démarche lors de l’exposition «Robinson, ou la force des choses » en 2011 où sont présentés parallèlement à son travail de peinture, des « objets » réalisés à partir de bois flotté, de tissu, de corde ou de filet, par simple assemblage.
Bernard PAGÈS (1940, Cahors, France)
Bernard Pagès s’installe dans la région niçoise à partir de 1964. Il abandonne la peinture et entame un travail d’assemblages de matériaux (grès, plâtre, brique, bois, grillage, paille, notamment) qu’il dispose en plein air. À Coaraze, grâce à Jacques Lepage, le sculpteur rencontre de nombreux artistes dont Claude Viallat, Daniel Dezeuze, Roland Flexner, Ben, Bernar Venet ou Erik Dietman. Il participe aux prémices de l’aventure Supports/Surfaces à travers des expositions collectives dans la nature. En 1971, il trouve à La Pointe de Contes où il vit et travaille, l’espace qui convient à sa sculpture. Ses oeuvres apparaissent comme autant de défis, d’expérimentations et de tensions entre matériaux. L’artiste assemble, juxtapose et confronte des éléments pauvres ou bruts à des matériaux industriels. Les dessins sont des empreintes monotypes de grillage, fer à béton, tôle ondulée ou pierre gravée, parfois rehaussées à la mine de plomb ou
à l'encre de Chine. Les « Plinthes » (1980) sont composées d’une succession de briques crépies de mortier coloré et disposées à même le sol. Les « Pals » sont constitués de poutres de bois taillé émergeant de masses compactes en fil de fer recuit ou feuilles de cuivre oxydées ou maçonnerie, entre beaucoup d'autres. Les pierres ou galets des « Surgeons » portent une pousse d'acier peint. Les « Colonnes » qui juxtaposent différents matériaux par strates révèlent l’influence du sculpteur Brancusi (la visite de la restitution de l’atelier de Brancusi au MNAM à Paris à la fin des années 1950 joue un rôle crucial dans l’orientation artistique de Pagès). Le sculpteur déforme, découpe, taille, brûle, peint, jouant des couleurs et textures. Les matériaux mêmes, profilés métalliques, cuivre, laiton, bois, maçonnerie, sont autant de matières premières qui renvoient au domaine de la construction et du travail. Les oeuvres révèlent les combats entre l'homme et la matière. Les sculptures de Bernard Pagès s’acheminent vers le « tour de force » (Maryline Desbiolles in Bernard Pagès : Nous rêvons notre vie, éditions du Cercle d'Art, Paris, 2003). De leur monumentalité et rudesse s’échappent cependant une grande poésie, élégance et légèreté, comme L’Arête ouverte dont les fers à béton rouillés et peints courent sur 15 mètres de long. De nombreuses sculptures à l’image des« Dévers », érections obliques, ou des « Cariatides », profilés métalliques torsadés et plantés dans des ballots de paille, provoquent avec humour et insolence les lois de la pesanteur. En 2006, le MAMAC présente une vingtaine de sculptures monumentales de l’artiste, lors d’une exposition monographique. Le Centre Pompidou en 1982 et le CAPC en 1984 lui consacrent également des expositions personnelles de grande envergure. Comme celle du Centre Pompidou, l'exposition rétrospective inaugurée à Zagreb en 1991 circule en Europe. Un grand ensemble de sculptures est disposé dans les lieux culturels de la ville d'Aix-en-Provence, au musée Granet et à l'abbaye de Silvacane à l'été 2009. Depuis le milieu des années 1980, de nombreuses commandes publiques et privées lui ont été confiées.
François MORELLET (1926, Cholet, France)
François Morellet débute sa pratique artistique dans le sillon abstrait de l’École de Paris. Très vite, il élimine, de manière consciente et amusée, toute forme de subjectivité. À partir d’un vocabulaire plastique proche de l’Abstraction géométrique, il détermine préalablement des systèmes d’arrangement qu’il mentionne souvent dans le titre même de ses oeuvres comme si elles exprimaient simplement le résultat d’une action préétablie. Pour Morellet, comme pour beaucoup d’artistes à cette époque, l’oeuvre doit désormais éliminer tout processus de projection classique. Chez Morellet, il s’agit aussi d’un jeu dont les règles répondent aussi bien aux mathématiques qu’à la variable aléatoire : recoupements, superpositions, fragmentations, juxtapositions, pliages. Si l’artiste privilégie l’ordonnance géométrique sur le travail de la matière, il alimente cette ambiguïté entre rigueur scientifique et hasard. Les pliages et Stainless n°2 (13 lignes au hasard) issus de la collection d’Henrik Berggreen restituent cette approche. Dès les années 1960, Morellet utilise le néon, à la fois comme source luminescente et comme objet graphique. Il participe à GRAV (Groupe de recherche d’art visuel) tout en gardant ses distances avec l’art cinétique. Ses installations se développent dans l’architecture ce qui leur confère une dimension spatiale. Les oeuvres de Morellet s’interrogent sur la possible définition de l’art tout comme sur ses modalités de présentation. En 2004, lors de l’exposition « Intra-Muros », le MAMAC a invité François Morellet à intervenir sur un des murs des salles d’exposition, donnant naissance à une oeuvre in situ en néon : Weeping neonly n°3. Dans le cadre de l’exposition, l’artiste présente un« Lamentable » rouge. À l’instar de la série des « Geometrees » qui joue sur la tension entre l’organique et le géométrique, les « Lamentables » se composent d’arcs de néons qui devraient former un cercle mais qui au contraire s’affaissent vers le sol, créant de magnifiques sculptures presque fortuites. Le titre évocateur de cette série s’éloigne de la neutralité scientifique des premières oeuvres pour afficher l’humour pince-sans-rire qui est omniprésent dans sa pratique et qui fonctionne souvent comme une autocritique. En 2007, il réalise une exposition monographique au MAC de Lyon et propose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris le projet « Blow-up 1952-2007 », posant la question de l’agrandissement et de la reprise d’oeuvres antérieures. L’année 2010 est marquée par la réalisation d’une oeuvre pérenne au Musée du Louvre (un ensemble de vitraux pour l’escalier Lefuel de l’aile Richelieu). En 2011, l’exposition «Réinstallations » au Centre Pompidou, réactive vingt-six de ses installations créées depuis 1963.
ÉLARGIR LE CHAMP PICTURAL
Aujourd’hui, de nombreux artistes poursuivent cette voie de mise en doute du tableau en se ressourçant dans le réel. Des pratiques extérieures au domaine artistique sont détournées. Les matériaux bruts laissent place aux objets fabriqués et industriels. Noël Dolla (qui a fait partie de l’aventure Supports/Surfaces) use par exemple du matériel de pêche et du linge de maison, Armleder du design, Pascal Pinaud des savoir-faire artisanaux ou des pratiques populaires, Xavier Theunis de la décoration d’intérieur et de l’adhésif. Supports, matériaux et techniques se multiplient dans une démarche souvent hétéroclite et distanciée faisant éclater la notion de style. Le travail des artistes n’est plus soumis à un système identificatoire unique. Il revient sur le statut et la valeur des oeuvres d’art et notamment sur leur reproductibilité. Les concepts d’originalité, d’authenticité et d’aura sont annihilés, l’illusionnisme pictural, inquiété. Dans ces redéfinitions, une réflexion sur les modalités de l’exposition et les pratiques muséographiques se développe. L’esthétique et l’idéologie du White Cube sont bousculées.
John ARMLEDER (1948, Genève, Suisse)
En 1969, après des études aux Beaux-arts de Genève, Armleder fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le projet Écart, espace alternatif producteur d’expositions, d’éditions, de films et de happenings dans une mouvance proche de Fluxus. On décèle déjà dans cette entreprise sa volonté d’intégrer dans le processus de création, les modes de présentation et de diffusion des oeuvres d’art. John Armleder va en effet perturber les modalités d’exposition pour établir une déconstruction de l’idéologie moderniste. Il réalise, sur le mode du all-over (recouvrant la totalité du support), des peintures aux motifs géométriques clairement identifiables et revendiqués, comme dans Sans titre (2001). Les «Coulures », qui miment un geste davantage libre et aléatoire, rappellent la délicatesse des oeuvres du peintre abstrait américain Larry Poons. En 2004, l’exposition « Intra- Muros » au MAMAC présentait une peinture in situ d’Armleder reprenant le coup de brosse du Pop artiste Roy Lichtenstein sur un mur de plus de 10 mètres de long (Instant Replay II). Dès le début des années 1980, Armleder débute la production d’objets et de mobiliers aux références toujours explicites. Les « Furniture-sculpture »créent de véritables décors et aménagements d’intérieur flirtant tantôt avec le design, le bon goût bourgeois ou le kitsch, comme le révèlent les deux installations prêtées par la galerie Catherine Issert pour l’occasion. Ces attitudes lui permettent de revenir sur la question de la reproductibilité et de la valeur des oeuvres d’art, sapant les notions d’authenticité et d’originalité. La pluralité des styles employés aboutit à une approche critique et distanciée de la pratique artistique. Ses activités curatoriales reviennent également sur le caractère linéaire de l’histoire de l’art en favorisant une vision anonyme. Dans cette relecture, l’art réendosse sa portée décorative et ouvre le champ des redéfinitions.
Noël DOLLA (1945, Nice, France)
Noël Dolla construit une oeuvre qui, sous une apparente hétérogénéité, constitue la variation d’un même thème, une réflexion sur les modes d’apparition de la peinture. À l’image du groupe ELAN qu’il fonde en 1988, son attitude vise moins à établir une critique en acte de la peinture traditionnelle qu’à proposer des manières de peindre, conscientes de l’histoire du médium et libérées du projet moderne. L’enseignement de Claude Viallat qu’il reçoit à l’École nationale des arts décoratifs de Nice de 1964 à 1966 (date de son exclusion pour des activités contestataires), n’est pas étranger à cela, tout comme la présence des acteurs de Fluxus dans la région. Étendoirs, serpillières, torchons, draps, gants, hameçons, plumes, fumées... sont autant d’éléments extérieurs au champ pictural qu’il réinvestit afin de «débarbouiller la peinture de ses préjugés » (Françoise-Claire Prodhon, «Débarbouiller la peinture de ses préjugés », avril 2001). D’emblée affilié à ses aînés, il expose son premier « Étendoir » chez Ben en décembre 1967 et prend part à l’aventure Supports/Surfaces jusqu’en 1974. Engagée politiquement, l’oeuvre de Noël Dolla concilie l’art, son histoire et la vie dans une approche intime et personnelle. Au même titre que la pratique artistique, l’exposition est pour lui un outil pour bouleverser les codes et proposer de nouvelles manières de voir et d’appréhender le monde. Notons ses expositions au MUMOK en 1995, au MAMCO de Genève en 2003 et au MAC/VAL en 2009. Cet homme du Sud vit et travaille toujours à Nice. Profondément attaché au quartier du port qui l’a vu naître, il marque le territoire azuréen par une série de « Restructurations Spatiales » et d’expositions dont la dernière en date est « Entrée libre mais non obligatoire » à la Villa Arson en 2013. Son enseignement sur près d’une quarantaine d’années à la Villa Arson (1974-2012) marque considérablement les étudiants jusqu’à aujourd’hui. Parmi eux, on peut citer : Philippe Mayaux, Ghada Amer, Tatiana Trouvé, Dominique Figarella, Pascal Pinaud, Natacha Lesueur, Jérôme Robbe et Xavier Theunis. Le MAMAC, qui en 1999 a accueilli une exposition personnelle de l’artiste, possède dans ses collections plusieurs oeuvres de l’artiste des « Croix » et des « Tarlatanes » aux « Murs d’école »et aux « Silences de la fumée ». Le musée a choisi de compléter cette présentation par une installation de petits mouchoirs reflétant tant ses questionnements sur la peinture que son histoire personnelle. Chaque mouchoir, tel un morceau de peinture, porte un prénom familier brodé à la main.
Pascal PINAUD (1964, Toulouse, France)
Pascal Pinaud a fait le choix de rester à Nice après ses études à la Villa Arson tout en bâtissant son travail et sa reconnaissance au niveau international. En 2001, le MAMCO de Genève lui consacre une importante exposition suivi du Musée d’art moderne de Saint-Étienne en 2005 et de la Verrière d’Hermès à Bruxelles en 2007. Il enseigne aujourd’hui à la Villa Arson. Travaillant par série (on en dénombre aujourd’hui plus de 32), PPP [Pascal Pinaud Peintre] expérimente tour à tour des matériaux et des techniques extérieurs au champ de la peinture provenant autant du monde industriel, artisanal, qu’usuel : la carrosserie, la marqueterie, la miroiterie, la ferronnerie, la tapisserie, le canevas. La manipulation extrêmement variée des styles et des médias finit par mettre en retrait l’identité même de l’artiste au profit de la dimension artistique de gestes ou d’objets anodins. Puisant dans le réel, Pascal Pinaud révèle le pictural qui nous entoure à l’image de la série « Accident » qui donne à voir la qualité artistique d'un choc de deux carrosseries. Ses expositions reflètent sa volonté de bouleverser les codes établis en insistant sur la valeur ornementale et populaire de l’art. Les murs d’exposition sont le prétexte d’ébauches décoratives de diverses collections (moulures, assiettes de Delft, tapis, papiers peints ou photographies de son atelier à l’échelle 1), jouant avec ses propres oeuvres pour convoquer l'espace illusionniste. Ces questionnements se retrouvent dans sa pratique de commissaire d’exposition comme lors de « Trivial Abstract » réalisé à la Villa Arson en 2009 avec notamment la participation de Noël Dolla et John Armleder. Les dessins réunis par Henrik Berggreen donnent un aperçu de la démarche de l’artiste ainsi que de son caractère sériel, classificatoire et « collecteur »(dans le sens où il amasse de nombreuses typologies d’objets en vue de la réalisation de pièces : vignettes, fèves des rois, tissus). Certains dessins donnent à voir des tests de couleur faits par des carrossiers, des patrons de couture, des lingettes anti-décolorantion usagées pour machine à laver ou des autocollants reproduisant le bindi hindou. En réponse à ces dessins, trois oeuvres ont été prêtées par l’artiste pour l’occasion. Une laque automobile rouge « Magma Red Nissan » laisse deviner dans sa médiane des peintures d'autocollants du monde de l'automobile par effets de solarisation. Cette pièce nous renvoie de fait dans les années 1960 (et à leurs papiers peints notamment). L'oeuvre issue de la série des tissus d'ameublement est un hommage décalé à Erik Satie (qui a crée le terme de « musique d’ameublement »). Pascal Pinaud peint sans réellement peindre, en « plugant » sur un tissu d'autres motifs et styles. Ici, les passementeries japonisantes apparemment de mauvais goût jouent le rôle d'écart. Plusieurs coups de peinture jaune parodient l'Expressionnisme abstrait ou la gestuelle de la calligraphie. Ces quelques pièces nous montrent une peinture réflexive où la pratique, l'ironie, le kitsch et le populaire s'entrechoquent.
Xavier THEUNIS (1978, Anderlecht, Belgique)
Xavier Theunis étudie à la Villa Arson à Nice. Son oeuvre à l’esthétique lisse et détachée imbrique de nombreuses références au mouvement moderne et à l’art minimal. Par le recyclage de chutes d’adhésif, la découpe et le collage, Xavier Theunis rejoue avec une rigueur géométrique et un humour distancié les rapports entre l’art, l’architecture et le design dans la lignée de Richard Artschwager
ou de John Armleder. Les dessins, photographies et peintures renvoient à des décors emprisonnés dans l’espace bidimensionnel (intérieurs, vases, stores) quand les sculptures décrivent des objets dépossédés de leur fonction, à la perspective souvent tronquée (table à dessin). Dans ce jeu de faux-semblant et de mise en abîme, ces intérieurs factices recomposent l’espace d’exposition. À Marseille, pour l’édition 2010 d’Art-O-Rama, « One man show » engendre une nouvelle définition de l’espace à la limite de la scénographie, de l’installation et de l’architecture. En 2009, pour sa première exposition personnelle à la Galerie Catherine Issert intitulée« Scherp & Schieve », l'artiste réalise un module installé en porte-à-faux, reprenant le volume de la galerie à échelle réduite dans laquelle il nous propose de découvrir une série de peintures/collages. À la Backslash Gallery à Paris en 2013, il redistribue l’espace de la galerie par des murs peints et des plaques ondulées Eternit®, occultant parfois certaines oeuvres. Chaque exposition est une manière d’interroger les conditions de présentation des oeuvres. L’adhésif, outil de travail ordinaire et utilisé tel quel en communication ou en décoration, devient ici un moyen d’expression et de questionnement sur l’illusionnisme pictural. On pense à la Nature morte à la chaise cannée (dans laquelle Picasso colle pour la première fois un objet étranger à la peinture : un morceau de toile cirée imitant le cannage d’une chaise), et particulièrement à l’omniprésence actuelle du leurre et de l’imitation qui renvoie à la question de la reproductibilité et de la dématérialisation des images. Les thèmes volontairement traditionnels et ordinaires (natures mortes, paysages, intérieurs) subissent de légers décalages et basculements mettant en situation le procédé de fabrication : collage, imbrication et aplatissement des surfaces, modification de la perspective, jeu d’opacité et de transparence, effet de miroir et de duplication. La pratique de Theunis participe d’une esthétique du fragment privilégiant les restes et les à-côtés : chutes d’atelier, repentirs et martyrs (cales destinées à recevoir les dépassements d’usinage). Les photographies procèdent d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Elles donnent à voir des sujets ordinaires recevant un éclairage inhabituel et dramatique que l’artiste enregistre avec un temps de pose très long. Comme dans les adhésifs, cette série lui permet de s’interroger sur la nature même du médium, ici en l’occurrence la photographie, de son rapport à la lumière et à la
temporalité.
INTÉRIEUR PARTICULIER
Ici, sont réunies les oeuvres provenant d’une dation en cours de Brigitte et Pieter Kan, amis proches du collectionneur. Ce couple a décidé de transmettre au musée sept oeuvres issues de ce patrimoine pour honorer la mémoire de Berggreen. Les oeuvres des deux peintres danois, Karl Larsen et Ole Bach Sørensen, rendent compte d’un pan plus personnel de cette collection ; elles témoignent de l’histoire familiale du collectionneur et des liens d’amitié que sa mère a tissés avec ces peintres. Dans l’exposition, cette section est agrémentée de mobilier scandinave pour recréer une atmosphère intimiste. À ces peintres s’ajoutent deux artistes que Berggreen découvre à la galerie Catherine Issert à Saint-Paul de Vence : Cécile Desvignes et Anne Pesce. Toutes deux expérimentent la notion de transposition. La première traduit, à partir de réalisations in situ à l’ordonnance géométrique affirmée, les espaces investis. La seconde restitue des paysages atmosphériques. L’oeuvre d’Anne Pesce répond aux nuées évanescentes de Jean Messagier, artiste présent dans le legs. La dation en cours de Brigitte et Pieter Kan fait ainsi le lien entre l’histoire scandinave d’Henrik Berggreen et son ouverture aux nouvelles générations dans le Sud de la France.
Anne PESCE (1963, Pantin, France)
Si la production d’Anne Pesce est pluridisciplinaire (peinture, dessin, céramique et vidéo), elle demeure entièrement dirigée par son regard de peintre ; un peintre qui consacre toute sa pratique à la recherche constante de l’expérience du monde qui nous entoure. Il n’est donc pas étonnant que le paysage soit au coeur de son travail. Anne Pesce voyage en Islande, part pour les terres australes à bord du Marion-Dufresne avant de rejoindre le Groenland. Vivant à Paris, elle s’installe à Vence pour profiter à la fois des montagnes et de la mer. Elle s’envole pour New York et le Japon d’où elle rapporte de nouvelles impressions. Ses paysages qui défient inlassablement les concepts d’abstraction et de figuration, parlent de phénomènes atmosphériques et météorologiques. Ils mêlent la réalité à la fiction comme pour mieux raconter le monde, s’inspirent de ses lectures (Moby Dick, Voyage au centre de la terre, Conversations avec Cézanne). Bercés par l’imagination et le goût des voyages, ils restituent cette frontière entre le visible et l’invisible, traduisent la porosité du monde. La démarche d’Anne Pesce est phénoménologique. Elle tente de capter l’intraduisible ainsi que ce sentiment fugace d’intersubjectivité qui nous laisse penser que l’on fait tous partie d’une même et unique « chair » du monde, que tout est connecté. Cette expérience de soi et du monde se retrouve dans les peintures acquises par Henrik Berggreen : La Mer (de nuit), 1998 ; Le Ciel 2, 1999 ; Miroir n°24, 1999. Le paysage est un miroir. Un miroir est un paysage. Anne Pesce n’a-t-elle pas commencé à peindre son nom : Pesce, poisson ? Les chiffres et annotations mentionnés dans les titres des oeuvres évoquent cette quête perpétuelle de l’art ; ils rappellent que « L’art est un effort avorté de dire quelque chose qui reste toujours à dire » (Maurice Merleau-Ponty).
Cécile DESVIGNES (1973, Villecresnes, France)
Cécile Desvignes travaille sur la représentation de l’architecture et sa transposition dans l’espace d’exposition. À partir d’un protocole rigoureux, elle mesure, relève, compare les plans et l’existant, plie et déplie l’espace, fouille parfois dans les archives. Patrons, plans, découpes et dessins dressent un bilan à la fois personnel et distancié questionnant notre rapport à l’espace et la mémoire d’un lieu. Déployés dans l’espace, ces dispositifs créent une sorte d’archéologie des lieux qui donnent à voir le processus de travail. Conservant
la neutralité des plans d’architecture, l’artiste utilise les méthodes et outils propres à cette discipline (relevé, plan, maquette, dessin au
Rotring® sur calque) pour les intégrer à une démarche plastique dialoguant avec l’esthétique de l’art conceptuel. Dans le cadre d’une résidence à l’Espace de l’Art concret à Mouans-Sartoux en 2006, l’artiste réalise une série de trois dessins établissant un relevé de l’espace de la Donation Albers-Honegger. La complexité du plan, légèrement décalé pour permettre le déploiement des escaliers sur les différents niveaux, constitue à la fois un simple constat et une sorte d’image mentale de l’espace. La même année, Cécile Desvignes présente une de ces trois propositions dans une exposition collective sur le dessin contemporain à la galerie Catherine Issert ; c’est à ce moment qu’Henrik Berggreen s’en porte acquéreur. L’artiste vit et travaille à Nantes.
Jean MESSAGIER (1920, Paris, France – 1999, Montbéliard, France)
Jean Messagier est un artiste atypique que l’on peut toutefois rapprocher de la Nouvelle École de Paris (réunissant les artistes abstraits d’après guerre). Influencé par Picasso et François Desnoyer, son professeur aux Arts décoratifs de Paris, il peint des natures mortes et des scènes de genre dans un style post-cubiste. Le début des années 1950 marque un tournant décisif dans sa pratique. Grand admirateur de la nature, il se tourne vers la représentation de vastes étendues indéfinies et vibrantes laissant une large place au bouillonnement de la vie, aux bruits de l’air et du vent ainsi qu’à la multiplicité de la lumière variant au rythme des saisons. Peu à peu, gestes et coups de brosse s’émancipent en des nuées atmosphériques tournoyantes et évanescentes. Les compositions de Messagier renvoient souvent au signe de l’infini, restituant le souffle et l’énergie vitale. Elles donnent à voir également la planéité de la peinture. L’oeuvre issue de la collection d’Henrik Berggreen est mise en regard avec une peinture appartenant au Musée Cantini de Marseille peinte 10 ans plus tard. Proche de Serge Poliakoff et de Pierre Alechinsky, Messagier a toujours refusé le clivage abstraction/figuration. En 1962, il représente la France à la Biennale de Venise aux côtés d’autres peintres issus de la Nouvelle École de Paris dont Alfred Manessier et Serge Poliakoff. Il est présent dans les collections publiques des musées de Dijon, Grenoble, Montbéliard, Marseille, Saint-Étienne ainsi que dans celles du Musée national d’art moderne de Paris et de la Bibliothèque nationale de France. Son travail est aujourd’hui défendu par la galerie Bernard Ceysson.
Karl LARSEN (1897, Copenhague, Danemark - 1977, Holte, Danemark)
Ole Bach SØRENSEN (1940, Copenhague, Danemark)
Karl Larsen et Ole Bach Sørensen sont deux peintres danois. Leur présence dans cette exposition restitue un pan plus personnel de cette collection. Elle témoigne de l’histoire familiale du collectionneur et des liens d’amitié que sa mère a tissés avec ces peintres. L’oeuvre de Karl Larsen a été réalisée en 1928, l’année de naissance du collectionneur. Elle représente, comme le titre l’indique La Maison d’Henri ; l’angle choisi semble restituer l’ouverture d’esprit et l’humilité de la famille Berggreen. Le dessin d’Ole Bach Sørensen est destiné au collectionneur et à sa mère [Tove Berggreen]. La dédicace, traduite ci-après, témoigne de ces liens d’affection : « Ci-joint, une petite expression de la joie que je ressens pour les deux personnes qui ont pris chez elles quelques-uns de mes tableaux avec une
ouverture si évidente et un tel enthousiasme. » La peinture est nettement influencée par le mouvement CoBrA qui puise dans un fonds iconographique primitif et populaire pour développer une oeuvre expressive, spontanée et gestuelle.
Après la donation du Docteur Khalil Nahoul en 2011, le MAMAC a le plaisir de recevoir un legs important de près de 70 oeuvres d’un collectionneur privé. D’origine danoise, Henrik Berggreen (Copenhague, 1928 - Figanières, 2012) décide de s’installer dans le Var à l’âge de 68 ans. Curieux et passionné, il se rapproche de la galerie Catherine Issert située à Saint-Paul de Vence et érige peu à peu une collection d’art contemporain de laquelle émerge une tendance majeure : la remise en question de l’art dans ses postulats traditionnels. Catherine Issert a aiguillé et conseillé Henrik Berggreen durant de nombreuses années. Et c’est bien la provenance des oeuvres qui fait la cohésion et l’identité de cette collection. Cette dernière réunit des artistes de la scène artistique française : Jean-Michel Alberola, John Armleder, Ben, Jean-Charles Blais, Noël Dolla, François Morellet, Bernard Pagès, Pascal Pinaud, Xavier Theunis, Claude Viallat, etc. D’emblée, la rigueur de cette collection lui confère une portée muséale. Le travail de chaque artiste y est représenté par un ensemble homogène. Les oeuvres collectées s’inscrivent dans un périmètre chronologique bien défini privilégiant les travaux récents (1997-2010).
C’est au Danemark qu’Henrik Berggreen débute sa collection. Lors de son installation dans le Sud de la France, il conserve quelques-unes de ces oeuvres dont des travaux de Jan Voss, Jean Messagier, Bernard Rancillac, repérés dans les galeries Birch à Copenhague et Moderne à Silkeborg. Une dation (en cours) de Brigitte et Pieter Kan, amis de Berggreen, complètera le legs et révèle une part plus intime de ce patrimoine, où figurent deux peintres danois liés au collectionneur et à sa famille (Karl Larsen et Ole Bach Sørensen) et deux artistes qu’il découvre à la galerie Catherine Issert (Anne Pesce et Cécile Desvignes).
À la fois personnelle et cohérente, la collection d’Henrik Berggreen entre en adéquation avec la ligne directrice du musée. Presque tous les artistes ont déjà exposé au MAMAC et beaucoup font partie du fonds permanent (Jean-Michel Alberola, Ben, Jean-Charles Blais, Noël Dolla, Bernard Pagès, Claude Viallat). Afin de mettre en valeur ces connivences, le MAMAC présente ce legs en regard d’une sélection d’oeuvres de sa collection et y adjoint des pièces prêtées par les artistes, collectionneurs, galeries et institutions de la région. Le musée est avant tout un lieu vivant et ouvert faisant dialoguer les oeuvres qu’il accueille pour susciter de nouveaux questionnements. « Autour du legs Berggreen » entend mettre en scène l’immersion d’une collection privée dans un contexte d’exposition muséal. Le projet s’articule autour de trois thématiques : les mythologies personnelles, la mise en doute du tableau et l’élargissement du
champ pictural, complétées par une section sur la dation. L’approche choisie met en valeur l’association toujours féconde entre le musée, un partenaire privé et les artistes. Surtout, elle met en perspective l’importance, la qualité et la valeur de ce legs qui, d’une initiative personnelle et privée, transcende sa nature pour s’enrichir d’une visée patrimoniale.
MYTHOLOGIES PERSONNELLES
Dès le début des années 1960, de nombreux artistes développent une peinture figurative axée sur la construction de récits mêlant culture personnelle et populaire. Les peintres de la Nouvelle figuration se fédèrent pour ériger une troisième voie entre l’abstraction encore dominante et l’appropriation nouvelle du réel prônée par les Nouveaux Réalistes. Bernard Rancillac et Jan Voss dénoncent l’idée de l’autonomie et de la mystification de l’oeuvre d’art, préférant une peinture figurative et engagée en lien direct avec la société. Dans les années 1980, les peintres de la Figuration libre poursuivent ce combat et militent contre le sérieux et l’autoréférentialité du Minimalisme et de l’Art Conceptuel. Face à la multiplication exponentielle des images et à l’appauvrissement de leur contenu, les peintures de Jean-Charles Blais et de Jean-Michel Alberola multiplient les références à la culture populaire. Ce que l’on a communément appelé le «retour à la peinture » marque au contraire une autre ouverture possible sur le monde. Ben soutient les artistes de la Figuration libre et participe même à la création de leur nom. Celui qui consigne ses vérités et aphorismes dans une écriture devenue marque de fabrique, a considérablement participé à l’intégration de l’art dans notre quotidien, mêlant peinture, écriture, art d’attitude et assemblage.
Jean-Charles BLAIS (1956, Nantes, France)
Jean-Charles Blais est un peintre associé à la Figuration libre. L'exposition « Finir en beauté » en 1981 à l’ARC à Paris lance ce mouvement ainsi que sa carrière personnelle. L’année suivante, la GAC [Galerie d’art contemporain de Nice] présente une importante exposition sur la nouvelle peinture figurative intitulée « L’Air du temps » ; l’ensemble des oeuvres dont El tiger de papel est
acquis par la Ville de Nice. La démarche de Jean-Charles Blais est entièrement tournée vers le corps humain qu’il décline et fragmente sur différents supports : d’abord des matériaux de récupération, puis des versos d’affiches publicitaires. Les personnages déformés, souvent sans visage, affichent l'anonymat d'une figuration qui s'annonce sans prétention narrative, ni connotation psychologique. Le sujet est un prétexte à la mise en oeuvre de recherches plastiques tirant profit des qualités du support (défauts, textures, découpages, plis). Les oeuvres du legs Berggreen révèlent ces expérimentations frôlant parfois les limites de la figuration dans un jeu fond/forme. De
nombreux dessins déclinent la mise en pièce de vêtements comme autant de représentations possibles de l’enveloppe corporelle. Ces sortes de patrons ou de bâtis assez fantomatiques évoquent l’univers de la couture qu’il connaît bien pour avoir collaboré à plusieurs reprises avec Jean-Charles de Castelbajac. Certaines oeuvres se développent en trois dimensions, s’agrippent au mur comme sur un porte-manteau et font écho aux dessins. Jean-Charles Blais conçoit également de nombreuses installations monumentales dans l’espace public. Dans les années 1990, pour la station de métro « Assemblée Nationale »à Paris, il conçoit une gigantesque frise d’affiches imprimées, actualisées périodiquement déclinant des fragments de silhouettes colorées à la limite de l’abstraction. Cette installation a donné lieu à une oeuvre présentée au MAMAC en 2011 dans l’exposition « La Couleur en Avant ». À partir de 2002, Jean-Charles Blais expérimente le numérique et la vidéo comme support d’expression. Lors de l’exposition « Intra-Muros » en 2004, il présente un autoportrait à géométrie variable, Sig.(DruNk), qui fait désormais partie du fonds permanent du musée. Actuellement, l’artiste poursuit un travail de grandes gouaches sur papier, croisant sources photographiques, collages et papiers découpés (à l’image des deux grandes gouaches de 2010 présentes dans le legs). Les dessins acquis par Henrik Berggreen (1985-2010) permettent ainsi de faire le lien entre
El tiger de papel (1982) et le portrait vidéo Sig.(DruNk) (2003). Jean-Charles Blais partage actuellement son temps entre Arcueil et Vence. Il est à noter parmi ses nombreuses expositions personnelles, celles du CAPC de Bordeaux (1982), du Centre Pompidou (1987) et du Musée Picasso d’Antibes (2013).
Jean-Michel ALBEROLA (1953, Saïda, Algérie)
Jean-Michel Alberola arrive en France en 1962 et réalise ses études aux Beaux-arts de Marseille avant de travailler au Havre, puis de
s’installer à Paris où il enseigne à l'École nationale supérieure des beaux-arts depuis 1992. Il participe, avec Jean-Charles Blais, aux expositions« Finir en beauté » (ARC, Paris, 1981) et « L’Air du temps » (GAC, Nice, 1982) sur la nouvelle peinture figurative. La même année, Alberola réalise sa première exposition monographique à la galerie Daniel Templon à Paris, l’année suivante, il est présent à la Biennale de Venise. Alberola s’inspire de faits d’actualité qu’il associe à des chefs d’oeuvre de l’histoire de l’art ou à un patrimoine commun. Cette mythologie personnelle s’articule autour de deux thématiques récurrentes : l’une, biblique avec le motif de Suzanne et les vieillards et l’autre, mythologique, en la figure d’Actéon, sorte d’alter ego fictif de l’artiste. La nuit d'Aziyadé,
acquise par la Ville de Nice en 1982, évoque le roman orientaliste de Pierre Loti (Aziyadé, 1879). La toile, structurée en cinq parties à l’image d’un paravent, développe librement le destin de la jeune femme, morte d’amour et d’isolement après sa mise à l’écart dans le harem. De nombreux détails rappellent l’Orient : arc outrepassé, guéridon, théière. Si dans sa pratique, Jean-Michel Alberola mêle
photographies, cartes postales, objets trouvés, films, textes et néons, il demeure résolument peintre ; un peintre dont toute la pratique peut se lire comme un acte de résistance face à la disparition du sens et à l’immédiateté des images, un peintre qui associe la parole et l’écriture au geste et mêle mémoire individuelle et collective. Comme le révèlent les oeuvres du legs datant des années 1990-2000, l’artiste travaille l’effacement et la fragmentation des figures, jouant sur l’association et l’assimilation d’idées ainsi que sur la
porosité entre le figuratif, l’abstrait et le conceptuel. On y retrouve d’autres archétypes tels que l’âge d’or ou la fraternité. Cette oeuvre engagée, qui se décrypte par strates, dénonce le pouvoir des images en impliquant le spectateur dans une réflexion tant artistique que politique. Mêlant l’image au mot, la peinture murale réalisée pour l’occasion met en perspective les oeuvres de l’exposition.
Jan VOSS (1936, Hambourg, Allemagne)
Après une enfance marquée par la seconde guerre mondiale, Jan Voss fuit le domicile familial jusqu’en Turquie durant six mois. À son retour, les dessins qu’il rapporte lui permettent d’entrer à l’Académie des beaux-arts de Munich (école réputée pour avoir compté parmi ses élèves Paul Klee et Vassily Kandinsky). En 1960, une bourse d’études lui permet de s’installer à Paris. Trois ans plus tard, il présente pour sa première exposition personnelle une série de dessins intitulée « La Vie parisienne ». Proche de la Figuration narrative, il est
présent lors de l’exposition « Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1964. Peintre, aquarelliste et sculpteur, Jan Voss crée un univers poétique et chaotique envahi de petits personnages, animaux ou pictogrammes où l’espace est à la fois morcelé et unifié par un réseau de lignes et de couleurs vives. Influencé par la bande dessinée et les graffitis,
certaines oeuvres plus récentes, à l’image de Saccage, s’affranchissent du clivage abstraction/figuration et se rapprochent des oeuvres
de Pierre Alechinsky ou du groupe CoBrA. L’oeuvre de Voss a fait l’objet d’une rétrospective à l’ARC à Paris en 1978. Jan Voss vit et travaille près de la capitale. Représenté par la galerie Lelong à Paris, il enseigne de 1987 à 1992 à l’École des beaux-arts de Paris et expose au Musée des beaux-arts de Dunkerque (2002).
Bernard RANCILLAC (1931, Paris, France)
Bernard Rancillac est un acteur incontournable de la Figuration narrative en France, mouvement lancé avec l’exposition « Mythologies quotidiennes » en 1964 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. La société de consommation, le contexte politique ainsi que l’accroissement des images chocs dans l’univers télévisuel viennent confronter ses motivations. Après une brève période informelle, Bernard Rancillac s’inspire des sujets d’actualité dans une peinture encore gestuelle. Panoplie du parfait artilleur de
1963 s’inscrit dans cette transition. Peu à peu, il s’empare des motifs et du vocabulaire plastique de la bande dessinée et de la culture populaire. Les couleurs sont vives et traitées en aplat, les formes stylisées et réalisées à l’aide d’un épiscope en référence à la photographie et aux images publicitaires. Les sujets évoquent les romans-photos et les couvertures de magazines, on y retrouve les stars de cinéma, les jazzmen, les figures de Walt Disney®. Cependant pour Rancillac, tout sujet est de nature politique dans la mesure où
il questionne notre rapport à la société. L’histoire contemporaine l’influence abondamment : guerre d’Algérie, guerre du Vietnam, Révolution culturelle en Chine, affaire Ben Barka, apartheid en Afrique du Sud, lutte pour le droit à la contraception, mai 68, incidents diplomatiques.
BEN (1935, Naples, Italie)
Vivant à Nice depuis 1949, Ben Vautier marque considérablement le paysage artistique niçois. Entre 1958 et 1972, son magasin de disques d’occasion, rue Tondutti de l’Escarène est un des lieux d’identification majeur pour les artistes. Il se lie alors avec Klein, Arman, Malaval, Raysse. Deux paramètres valident selon l’artiste une oeuvre d’art : la nouveauté et l’ego. Ben s’approprie et signe systématiquement ce qui ne l’a pas encore été. Invité dans les années 1960 par Maciunas, l’un des fondateurs du mouvement Fluxus, à
rejoindre l’aventure, Ben multiplie les actions et développe un art d’attitude, intégrant l’art au quotidien. Aussi écrit-il en 1979, « J’ai rien à vous montrer, il y a tout à voir ». En 1962, Ben s'expose pendant quinze jours dans la vitrine de la Gallery One lors du Festival of Misfits à Londres. À Nice, il développe les festivals Fluxus, crée le Théâtre d’Art Total et participe à La Cédille qui sourit à Villefranche-sur-Mer. En 1977, il est invité par Pontus Hulten à organiser l’exposition inaugurale du Centre Pompidou intitulée « À
propos de Nice ». Par la suite, la création, à Nice, de lieux fédérateurs comme Le Hall des remises en question, La Différence, Le Centre du monde, Espace à débattre ou l’organisation des « Pour ou Contre » chez Malabar et Cunégonde (soirées-débats organisées dans sa maison de Saint-Pancrace), font de Ben un acteur et témoin incontournable de la scène artistique locale. À cela il faut ajouter ses newsletters, qui procédant du Mail Art, diffusent et alimentent les ragots, notent les artistes et donnent une opinion sur tout. Ben est aujourd’hui reconnu à l’échelle internationale pour ses écritures et ses actions. L’aphorisme « Regardez moi cela suffit »pourrait illustrer l’ensemble de sa pratique tant il rend compte de cette volonté égocentrée. Les oeuvres acquises par Henrik Berggreen restituent cette volonté de tout dire (Je respire, 2002), parfois sur le ton angoissé de la confidence (Tout le monde le savait…, 2007, Les temps sont venus, 1999). Consignant les opinions de l’artiste, ses écritures sur toile deviennent sa marque de fabrique, même s’il demeure engagé dans une pratique omnivore où l’art de l’assemblage et de l’accumulation occupent une place centrale. Présentée de manière permanente au 3e étage du musée, La Cambra de Ben, installation monumentale et évolutive que l’artiste peut à tout moment compléter ou modifier, évoque cette atmosphère de fatras. Dans l’exposition, les peintures déclaratives fonctionnent par ricochets et répondent à l’assemblage Il y a trop d’art (acquis par la Ville de Nice en 1986) et à une «poussette » détournée, prêtée par l’artiste. Ses expositions en France ou à l’international restituent les multiples facettes du personnage : MAMAC en 2001, Musée de l’objet à Blois en 2003, Ludwig Museum, Koblenz en Allemagne en 2002, MAC de Lyon en 2010.
MISE EN DOUTE DU TABLEAU
Dès le milieu des années 1960 alors que l’art connaît des remises en cause profondes (avec le Nouveau Réalisme et Fluxus notamment), de nombreux artistes revendiquent le fait que peindre est encore possible mais cela nécessite une refonte des moyens picturaux. Les artistes de Supports/Surfaces mettent à plat les éléments constitutifs de la peinture ou de la sculpture à l’instar de Claude Viallat et de Bernard Pagès. La toile tendue sur châssis laisse place aux toiles libres. La sculpture se débarrasse de son piédestal. Les outils traditionnels sont remplacés par des matériaux bruts ou ustensiles rudimentaires. La touche du peintre, comme le sujet et tout caractère symbolique, sont évacués au profit d’un geste distancié. François Morellet dans une pratique très différente remet également en cause le fonctionnement de l’oeuvre d’art et le message qu’elle est censée véhiculer. L’accent est mis sur les réactions d’une action face à un
support : l’empreinte pour Viallat, l’ordonnance géométrique pour Morellet, l’assemblage de matériaux bruts pour Pagès. L’application d’un système ou d’une forme/emblème facilement reconnaissable s’inscrit dans le contexte artistique de l’époque : empreintes de pinceau n°50 pour Toroni, bandes verticales pour Buren, etc. La posture de l’artiste démiurge est totalement sapée. L’oeuvre ne renvoie plus qu’à elle-même, elle est une image du travail. Dans cette critique en acte, la présentation des oeuvres est remise en jeu par un accrochage non conventionnel le plus souvent en plein air et in situ, loin des normes de conservation et des circuits conventionnels de l’art.
Claude VIALLAT (1936, Nîmes, France)
Après des études aux Beaux-arts de Montpellier, puis de Paris, Claude Viallat enseigne la peinture à l'École nationale des arts décoratifs de Nice de 1964 à 1967 où il rencontre Noël Dolla, Patrick Saytour et André Valensi. Acteur de l’aventure Supports/Surfaces, Viallat réalise en 1966 ses premières toiles sans châssis, peint à même le sol, intervient en plein air, déploie ses oeuvres dans l’espace
de manière non conventionnelle et met en place une méthode de travail qu’il conserve jusqu’à aujourd’hui : la répétition d'une forme, toujours identique et de même format, apposée à intervalles réguliers jusqu’à recouvrir la totalité de la toile libre (non apprêtée et non tendue sur châssis). Sans titre (1966-1967) fait partie de ses premières expérimentations, la forme n’est pas encore fixée. Décrire l’oeuvre de Viallat, c’est d’abord se confronter à cette forme indéfinissable qui résout à elle seule la question du sujet, comme le confirme l’appellation « Sans titre »,mais aussi de la composition, puisqu’elle est appliquée sur le mode du all-over. La touche du peintre est remplacée par la répétition d’une empreinte appliquée à l’aide d’une éponge imbibée de couleur, d’un pochoir ou d’une brosse. À la
radicalité des oeuvres tournées sur la matérialité, succèdent des pièces marquées par l’épanouissement de la couleur et de la forme. Cependant, l’oeuvre de Viallat revient régulièrement sur ses propres pas, si bien qu’il est impossible d’associer une manière de peindre à une période. La grande bâche Sans titre (n°197) de 1989, appartenant au musée, joue du raboutage et du cadrage. S’inscrivant à
l’échelle de l’architecture dans un style presque baroque, elle renvoie à l’installation monumentale sur bâche placée sur l’une des façades du musée (Répétition, 2002). Les oeuvres du legs Berggreen, quant à elles, conservent une certaine rigueur et austérité, même si la touche du Sans titre (n°036) de 1984 est elle aussi expressive. Le schéma rectangulaire du tableau de chevalet demeure ici omniprésent sauf dans Sans titre (n°137) de 1997 qui fonctionne comme un « morceau » de peinture. Chacune développe une
relation possible entre la forme et le tissu. À partir d’un système en apparence rigide, Claude Viallat recherche paradoxalement un renouvellement constant ; la multiplicité des postures plastiques ne manque pas de produire des oeuvres totalement différentes, même si elles sont toujours soumises au même procédé d’élaboration. Depuis 1979, l’artiste vit et travaille à Nîmes. Il représente la France en 1988 à la Biennale de Venise. Le Centre Pompidou lui consacre deux expositions en 1982 et en 1991. Le MAMAC revient sur l’ensemble de sa démarche lors de l’exposition «Robinson, ou la force des choses » en 2011 où sont présentés parallèlement à son travail de peinture, des « objets » réalisés à partir de bois flotté, de tissu, de corde ou de filet, par simple assemblage.
Bernard PAGÈS (1940, Cahors, France)
Bernard Pagès s’installe dans la région niçoise à partir de 1964. Il abandonne la peinture et entame un travail d’assemblages de matériaux (grès, plâtre, brique, bois, grillage, paille, notamment) qu’il dispose en plein air. À Coaraze, grâce à Jacques Lepage, le sculpteur rencontre de nombreux artistes dont Claude Viallat, Daniel Dezeuze, Roland Flexner, Ben, Bernar Venet ou Erik Dietman. Il participe aux prémices de l’aventure Supports/Surfaces à travers des expositions collectives dans la nature. En 1971, il trouve à La Pointe de Contes où il vit et travaille, l’espace qui convient à sa sculpture. Ses oeuvres apparaissent comme autant de défis, d’expérimentations et de tensions entre matériaux. L’artiste assemble, juxtapose et confronte des éléments pauvres ou bruts à des matériaux industriels. Les dessins sont des empreintes monotypes de grillage, fer à béton, tôle ondulée ou pierre gravée, parfois rehaussées à la mine de plomb ou
à l'encre de Chine. Les « Plinthes » (1980) sont composées d’une succession de briques crépies de mortier coloré et disposées à même le sol. Les « Pals » sont constitués de poutres de bois taillé émergeant de masses compactes en fil de fer recuit ou feuilles de cuivre oxydées ou maçonnerie, entre beaucoup d'autres. Les pierres ou galets des « Surgeons » portent une pousse d'acier peint. Les « Colonnes » qui juxtaposent différents matériaux par strates révèlent l’influence du sculpteur Brancusi (la visite de la restitution de l’atelier de Brancusi au MNAM à Paris à la fin des années 1950 joue un rôle crucial dans l’orientation artistique de Pagès). Le sculpteur déforme, découpe, taille, brûle, peint, jouant des couleurs et textures. Les matériaux mêmes, profilés métalliques, cuivre, laiton, bois, maçonnerie, sont autant de matières premières qui renvoient au domaine de la construction et du travail. Les oeuvres révèlent les combats entre l'homme et la matière. Les sculptures de Bernard Pagès s’acheminent vers le « tour de force » (Maryline Desbiolles in Bernard Pagès : Nous rêvons notre vie, éditions du Cercle d'Art, Paris, 2003). De leur monumentalité et rudesse s’échappent cependant une grande poésie, élégance et légèreté, comme L’Arête ouverte dont les fers à béton rouillés et peints courent sur 15 mètres de long. De nombreuses sculptures à l’image des« Dévers », érections obliques, ou des « Cariatides », profilés métalliques torsadés et plantés dans des ballots de paille, provoquent avec humour et insolence les lois de la pesanteur. En 2006, le MAMAC présente une vingtaine de sculptures monumentales de l’artiste, lors d’une exposition monographique. Le Centre Pompidou en 1982 et le CAPC en 1984 lui consacrent également des expositions personnelles de grande envergure. Comme celle du Centre Pompidou, l'exposition rétrospective inaugurée à Zagreb en 1991 circule en Europe. Un grand ensemble de sculptures est disposé dans les lieux culturels de la ville d'Aix-en-Provence, au musée Granet et à l'abbaye de Silvacane à l'été 2009. Depuis le milieu des années 1980, de nombreuses commandes publiques et privées lui ont été confiées.
François MORELLET (1926, Cholet, France)
François Morellet débute sa pratique artistique dans le sillon abstrait de l’École de Paris. Très vite, il élimine, de manière consciente et amusée, toute forme de subjectivité. À partir d’un vocabulaire plastique proche de l’Abstraction géométrique, il détermine préalablement des systèmes d’arrangement qu’il mentionne souvent dans le titre même de ses oeuvres comme si elles exprimaient simplement le résultat d’une action préétablie. Pour Morellet, comme pour beaucoup d’artistes à cette époque, l’oeuvre doit désormais éliminer tout processus de projection classique. Chez Morellet, il s’agit aussi d’un jeu dont les règles répondent aussi bien aux mathématiques qu’à la variable aléatoire : recoupements, superpositions, fragmentations, juxtapositions, pliages. Si l’artiste privilégie l’ordonnance géométrique sur le travail de la matière, il alimente cette ambiguïté entre rigueur scientifique et hasard. Les pliages et Stainless n°2 (13 lignes au hasard) issus de la collection d’Henrik Berggreen restituent cette approche. Dès les années 1960, Morellet utilise le néon, à la fois comme source luminescente et comme objet graphique. Il participe à GRAV (Groupe de recherche d’art visuel) tout en gardant ses distances avec l’art cinétique. Ses installations se développent dans l’architecture ce qui leur confère une dimension spatiale. Les oeuvres de Morellet s’interrogent sur la possible définition de l’art tout comme sur ses modalités de présentation. En 2004, lors de l’exposition « Intra-Muros », le MAMAC a invité François Morellet à intervenir sur un des murs des salles d’exposition, donnant naissance à une oeuvre in situ en néon : Weeping neonly n°3. Dans le cadre de l’exposition, l’artiste présente un« Lamentable » rouge. À l’instar de la série des « Geometrees » qui joue sur la tension entre l’organique et le géométrique, les « Lamentables » se composent d’arcs de néons qui devraient former un cercle mais qui au contraire s’affaissent vers le sol, créant de magnifiques sculptures presque fortuites. Le titre évocateur de cette série s’éloigne de la neutralité scientifique des premières oeuvres pour afficher l’humour pince-sans-rire qui est omniprésent dans sa pratique et qui fonctionne souvent comme une autocritique. En 2007, il réalise une exposition monographique au MAC de Lyon et propose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris le projet « Blow-up 1952-2007 », posant la question de l’agrandissement et de la reprise d’oeuvres antérieures. L’année 2010 est marquée par la réalisation d’une oeuvre pérenne au Musée du Louvre (un ensemble de vitraux pour l’escalier Lefuel de l’aile Richelieu). En 2011, l’exposition «Réinstallations » au Centre Pompidou, réactive vingt-six de ses installations créées depuis 1963.
ÉLARGIR LE CHAMP PICTURAL
Aujourd’hui, de nombreux artistes poursuivent cette voie de mise en doute du tableau en se ressourçant dans le réel. Des pratiques extérieures au domaine artistique sont détournées. Les matériaux bruts laissent place aux objets fabriqués et industriels. Noël Dolla (qui a fait partie de l’aventure Supports/Surfaces) use par exemple du matériel de pêche et du linge de maison, Armleder du design, Pascal Pinaud des savoir-faire artisanaux ou des pratiques populaires, Xavier Theunis de la décoration d’intérieur et de l’adhésif. Supports, matériaux et techniques se multiplient dans une démarche souvent hétéroclite et distanciée faisant éclater la notion de style. Le travail des artistes n’est plus soumis à un système identificatoire unique. Il revient sur le statut et la valeur des oeuvres d’art et notamment sur leur reproductibilité. Les concepts d’originalité, d’authenticité et d’aura sont annihilés, l’illusionnisme pictural, inquiété. Dans ces redéfinitions, une réflexion sur les modalités de l’exposition et les pratiques muséographiques se développe. L’esthétique et l’idéologie du White Cube sont bousculées.
John ARMLEDER (1948, Genève, Suisse)
En 1969, après des études aux Beaux-arts de Genève, Armleder fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le projet Écart, espace alternatif producteur d’expositions, d’éditions, de films et de happenings dans une mouvance proche de Fluxus. On décèle déjà dans cette entreprise sa volonté d’intégrer dans le processus de création, les modes de présentation et de diffusion des oeuvres d’art. John Armleder va en effet perturber les modalités d’exposition pour établir une déconstruction de l’idéologie moderniste. Il réalise, sur le mode du all-over (recouvrant la totalité du support), des peintures aux motifs géométriques clairement identifiables et revendiqués, comme dans Sans titre (2001). Les «Coulures », qui miment un geste davantage libre et aléatoire, rappellent la délicatesse des oeuvres du peintre abstrait américain Larry Poons. En 2004, l’exposition « Intra- Muros » au MAMAC présentait une peinture in situ d’Armleder reprenant le coup de brosse du Pop artiste Roy Lichtenstein sur un mur de plus de 10 mètres de long (Instant Replay II). Dès le début des années 1980, Armleder débute la production d’objets et de mobiliers aux références toujours explicites. Les « Furniture-sculpture »créent de véritables décors et aménagements d’intérieur flirtant tantôt avec le design, le bon goût bourgeois ou le kitsch, comme le révèlent les deux installations prêtées par la galerie Catherine Issert pour l’occasion. Ces attitudes lui permettent de revenir sur la question de la reproductibilité et de la valeur des oeuvres d’art, sapant les notions d’authenticité et d’originalité. La pluralité des styles employés aboutit à une approche critique et distanciée de la pratique artistique. Ses activités curatoriales reviennent également sur le caractère linéaire de l’histoire de l’art en favorisant une vision anonyme. Dans cette relecture, l’art réendosse sa portée décorative et ouvre le champ des redéfinitions.
Noël DOLLA (1945, Nice, France)
Noël Dolla construit une oeuvre qui, sous une apparente hétérogénéité, constitue la variation d’un même thème, une réflexion sur les modes d’apparition de la peinture. À l’image du groupe ELAN qu’il fonde en 1988, son attitude vise moins à établir une critique en acte de la peinture traditionnelle qu’à proposer des manières de peindre, conscientes de l’histoire du médium et libérées du projet moderne. L’enseignement de Claude Viallat qu’il reçoit à l’École nationale des arts décoratifs de Nice de 1964 à 1966 (date de son exclusion pour des activités contestataires), n’est pas étranger à cela, tout comme la présence des acteurs de Fluxus dans la région. Étendoirs, serpillières, torchons, draps, gants, hameçons, plumes, fumées... sont autant d’éléments extérieurs au champ pictural qu’il réinvestit afin de «débarbouiller la peinture de ses préjugés » (Françoise-Claire Prodhon, «Débarbouiller la peinture de ses préjugés », avril 2001). D’emblée affilié à ses aînés, il expose son premier « Étendoir » chez Ben en décembre 1967 et prend part à l’aventure Supports/Surfaces jusqu’en 1974. Engagée politiquement, l’oeuvre de Noël Dolla concilie l’art, son histoire et la vie dans une approche intime et personnelle. Au même titre que la pratique artistique, l’exposition est pour lui un outil pour bouleverser les codes et proposer de nouvelles manières de voir et d’appréhender le monde. Notons ses expositions au MUMOK en 1995, au MAMCO de Genève en 2003 et au MAC/VAL en 2009. Cet homme du Sud vit et travaille toujours à Nice. Profondément attaché au quartier du port qui l’a vu naître, il marque le territoire azuréen par une série de « Restructurations Spatiales » et d’expositions dont la dernière en date est « Entrée libre mais non obligatoire » à la Villa Arson en 2013. Son enseignement sur près d’une quarantaine d’années à la Villa Arson (1974-2012) marque considérablement les étudiants jusqu’à aujourd’hui. Parmi eux, on peut citer : Philippe Mayaux, Ghada Amer, Tatiana Trouvé, Dominique Figarella, Pascal Pinaud, Natacha Lesueur, Jérôme Robbe et Xavier Theunis. Le MAMAC, qui en 1999 a accueilli une exposition personnelle de l’artiste, possède dans ses collections plusieurs oeuvres de l’artiste des « Croix » et des « Tarlatanes » aux « Murs d’école »et aux « Silences de la fumée ». Le musée a choisi de compléter cette présentation par une installation de petits mouchoirs reflétant tant ses questionnements sur la peinture que son histoire personnelle. Chaque mouchoir, tel un morceau de peinture, porte un prénom familier brodé à la main.
Pascal PINAUD (1964, Toulouse, France)
Pascal Pinaud a fait le choix de rester à Nice après ses études à la Villa Arson tout en bâtissant son travail et sa reconnaissance au niveau international. En 2001, le MAMCO de Genève lui consacre une importante exposition suivi du Musée d’art moderne de Saint-Étienne en 2005 et de la Verrière d’Hermès à Bruxelles en 2007. Il enseigne aujourd’hui à la Villa Arson. Travaillant par série (on en dénombre aujourd’hui plus de 32), PPP [Pascal Pinaud Peintre] expérimente tour à tour des matériaux et des techniques extérieurs au champ de la peinture provenant autant du monde industriel, artisanal, qu’usuel : la carrosserie, la marqueterie, la miroiterie, la ferronnerie, la tapisserie, le canevas. La manipulation extrêmement variée des styles et des médias finit par mettre en retrait l’identité même de l’artiste au profit de la dimension artistique de gestes ou d’objets anodins. Puisant dans le réel, Pascal Pinaud révèle le pictural qui nous entoure à l’image de la série « Accident » qui donne à voir la qualité artistique d'un choc de deux carrosseries. Ses expositions reflètent sa volonté de bouleverser les codes établis en insistant sur la valeur ornementale et populaire de l’art. Les murs d’exposition sont le prétexte d’ébauches décoratives de diverses collections (moulures, assiettes de Delft, tapis, papiers peints ou photographies de son atelier à l’échelle 1), jouant avec ses propres oeuvres pour convoquer l'espace illusionniste. Ces questionnements se retrouvent dans sa pratique de commissaire d’exposition comme lors de « Trivial Abstract » réalisé à la Villa Arson en 2009 avec notamment la participation de Noël Dolla et John Armleder. Les dessins réunis par Henrik Berggreen donnent un aperçu de la démarche de l’artiste ainsi que de son caractère sériel, classificatoire et « collecteur »(dans le sens où il amasse de nombreuses typologies d’objets en vue de la réalisation de pièces : vignettes, fèves des rois, tissus). Certains dessins donnent à voir des tests de couleur faits par des carrossiers, des patrons de couture, des lingettes anti-décolorantion usagées pour machine à laver ou des autocollants reproduisant le bindi hindou. En réponse à ces dessins, trois oeuvres ont été prêtées par l’artiste pour l’occasion. Une laque automobile rouge « Magma Red Nissan » laisse deviner dans sa médiane des peintures d'autocollants du monde de l'automobile par effets de solarisation. Cette pièce nous renvoie de fait dans les années 1960 (et à leurs papiers peints notamment). L'oeuvre issue de la série des tissus d'ameublement est un hommage décalé à Erik Satie (qui a crée le terme de « musique d’ameublement »). Pascal Pinaud peint sans réellement peindre, en « plugant » sur un tissu d'autres motifs et styles. Ici, les passementeries japonisantes apparemment de mauvais goût jouent le rôle d'écart. Plusieurs coups de peinture jaune parodient l'Expressionnisme abstrait ou la gestuelle de la calligraphie. Ces quelques pièces nous montrent une peinture réflexive où la pratique, l'ironie, le kitsch et le populaire s'entrechoquent.
Xavier THEUNIS (1978, Anderlecht, Belgique)
Xavier Theunis étudie à la Villa Arson à Nice. Son oeuvre à l’esthétique lisse et détachée imbrique de nombreuses références au mouvement moderne et à l’art minimal. Par le recyclage de chutes d’adhésif, la découpe et le collage, Xavier Theunis rejoue avec une rigueur géométrique et un humour distancié les rapports entre l’art, l’architecture et le design dans la lignée de Richard Artschwager
ou de John Armleder. Les dessins, photographies et peintures renvoient à des décors emprisonnés dans l’espace bidimensionnel (intérieurs, vases, stores) quand les sculptures décrivent des objets dépossédés de leur fonction, à la perspective souvent tronquée (table à dessin). Dans ce jeu de faux-semblant et de mise en abîme, ces intérieurs factices recomposent l’espace d’exposition. À Marseille, pour l’édition 2010 d’Art-O-Rama, « One man show » engendre une nouvelle définition de l’espace à la limite de la scénographie, de l’installation et de l’architecture. En 2009, pour sa première exposition personnelle à la Galerie Catherine Issert intitulée« Scherp & Schieve », l'artiste réalise un module installé en porte-à-faux, reprenant le volume de la galerie à échelle réduite dans laquelle il nous propose de découvrir une série de peintures/collages. À la Backslash Gallery à Paris en 2013, il redistribue l’espace de la galerie par des murs peints et des plaques ondulées Eternit®, occultant parfois certaines oeuvres. Chaque exposition est une manière d’interroger les conditions de présentation des oeuvres. L’adhésif, outil de travail ordinaire et utilisé tel quel en communication ou en décoration, devient ici un moyen d’expression et de questionnement sur l’illusionnisme pictural. On pense à la Nature morte à la chaise cannée (dans laquelle Picasso colle pour la première fois un objet étranger à la peinture : un morceau de toile cirée imitant le cannage d’une chaise), et particulièrement à l’omniprésence actuelle du leurre et de l’imitation qui renvoie à la question de la reproductibilité et de la dématérialisation des images. Les thèmes volontairement traditionnels et ordinaires (natures mortes, paysages, intérieurs) subissent de légers décalages et basculements mettant en situation le procédé de fabrication : collage, imbrication et aplatissement des surfaces, modification de la perspective, jeu d’opacité et de transparence, effet de miroir et de duplication. La pratique de Theunis participe d’une esthétique du fragment privilégiant les restes et les à-côtés : chutes d’atelier, repentirs et martyrs (cales destinées à recevoir les dépassements d’usinage). Les photographies procèdent d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Elles donnent à voir des sujets ordinaires recevant un éclairage inhabituel et dramatique que l’artiste enregistre avec un temps de pose très long. Comme dans les adhésifs, cette série lui permet de s’interroger sur la nature même du médium, ici en l’occurrence la photographie, de son rapport à la lumière et à la
temporalité.
INTÉRIEUR PARTICULIER
Ici, sont réunies les oeuvres provenant d’une dation en cours de Brigitte et Pieter Kan, amis proches du collectionneur. Ce couple a décidé de transmettre au musée sept oeuvres issues de ce patrimoine pour honorer la mémoire de Berggreen. Les oeuvres des deux peintres danois, Karl Larsen et Ole Bach Sørensen, rendent compte d’un pan plus personnel de cette collection ; elles témoignent de l’histoire familiale du collectionneur et des liens d’amitié que sa mère a tissés avec ces peintres. Dans l’exposition, cette section est agrémentée de mobilier scandinave pour recréer une atmosphère intimiste. À ces peintres s’ajoutent deux artistes que Berggreen découvre à la galerie Catherine Issert à Saint-Paul de Vence : Cécile Desvignes et Anne Pesce. Toutes deux expérimentent la notion de transposition. La première traduit, à partir de réalisations in situ à l’ordonnance géométrique affirmée, les espaces investis. La seconde restitue des paysages atmosphériques. L’oeuvre d’Anne Pesce répond aux nuées évanescentes de Jean Messagier, artiste présent dans le legs. La dation en cours de Brigitte et Pieter Kan fait ainsi le lien entre l’histoire scandinave d’Henrik Berggreen et son ouverture aux nouvelles générations dans le Sud de la France.
Anne PESCE (1963, Pantin, France)
Si la production d’Anne Pesce est pluridisciplinaire (peinture, dessin, céramique et vidéo), elle demeure entièrement dirigée par son regard de peintre ; un peintre qui consacre toute sa pratique à la recherche constante de l’expérience du monde qui nous entoure. Il n’est donc pas étonnant que le paysage soit au coeur de son travail. Anne Pesce voyage en Islande, part pour les terres australes à bord du Marion-Dufresne avant de rejoindre le Groenland. Vivant à Paris, elle s’installe à Vence pour profiter à la fois des montagnes et de la mer. Elle s’envole pour New York et le Japon d’où elle rapporte de nouvelles impressions. Ses paysages qui défient inlassablement les concepts d’abstraction et de figuration, parlent de phénomènes atmosphériques et météorologiques. Ils mêlent la réalité à la fiction comme pour mieux raconter le monde, s’inspirent de ses lectures (Moby Dick, Voyage au centre de la terre, Conversations avec Cézanne). Bercés par l’imagination et le goût des voyages, ils restituent cette frontière entre le visible et l’invisible, traduisent la porosité du monde. La démarche d’Anne Pesce est phénoménologique. Elle tente de capter l’intraduisible ainsi que ce sentiment fugace d’intersubjectivité qui nous laisse penser que l’on fait tous partie d’une même et unique « chair » du monde, que tout est connecté. Cette expérience de soi et du monde se retrouve dans les peintures acquises par Henrik Berggreen : La Mer (de nuit), 1998 ; Le Ciel 2, 1999 ; Miroir n°24, 1999. Le paysage est un miroir. Un miroir est un paysage. Anne Pesce n’a-t-elle pas commencé à peindre son nom : Pesce, poisson ? Les chiffres et annotations mentionnés dans les titres des oeuvres évoquent cette quête perpétuelle de l’art ; ils rappellent que « L’art est un effort avorté de dire quelque chose qui reste toujours à dire » (Maurice Merleau-Ponty).
Cécile DESVIGNES (1973, Villecresnes, France)
Cécile Desvignes travaille sur la représentation de l’architecture et sa transposition dans l’espace d’exposition. À partir d’un protocole rigoureux, elle mesure, relève, compare les plans et l’existant, plie et déplie l’espace, fouille parfois dans les archives. Patrons, plans, découpes et dessins dressent un bilan à la fois personnel et distancié questionnant notre rapport à l’espace et la mémoire d’un lieu. Déployés dans l’espace, ces dispositifs créent une sorte d’archéologie des lieux qui donnent à voir le processus de travail. Conservant
la neutralité des plans d’architecture, l’artiste utilise les méthodes et outils propres à cette discipline (relevé, plan, maquette, dessin au
Rotring® sur calque) pour les intégrer à une démarche plastique dialoguant avec l’esthétique de l’art conceptuel. Dans le cadre d’une résidence à l’Espace de l’Art concret à Mouans-Sartoux en 2006, l’artiste réalise une série de trois dessins établissant un relevé de l’espace de la Donation Albers-Honegger. La complexité du plan, légèrement décalé pour permettre le déploiement des escaliers sur les différents niveaux, constitue à la fois un simple constat et une sorte d’image mentale de l’espace. La même année, Cécile Desvignes présente une de ces trois propositions dans une exposition collective sur le dessin contemporain à la galerie Catherine Issert ; c’est à ce moment qu’Henrik Berggreen s’en porte acquéreur. L’artiste vit et travaille à Nantes.
Jean MESSAGIER (1920, Paris, France – 1999, Montbéliard, France)
Jean Messagier est un artiste atypique que l’on peut toutefois rapprocher de la Nouvelle École de Paris (réunissant les artistes abstraits d’après guerre). Influencé par Picasso et François Desnoyer, son professeur aux Arts décoratifs de Paris, il peint des natures mortes et des scènes de genre dans un style post-cubiste. Le début des années 1950 marque un tournant décisif dans sa pratique. Grand admirateur de la nature, il se tourne vers la représentation de vastes étendues indéfinies et vibrantes laissant une large place au bouillonnement de la vie, aux bruits de l’air et du vent ainsi qu’à la multiplicité de la lumière variant au rythme des saisons. Peu à peu, gestes et coups de brosse s’émancipent en des nuées atmosphériques tournoyantes et évanescentes. Les compositions de Messagier renvoient souvent au signe de l’infini, restituant le souffle et l’énergie vitale. Elles donnent à voir également la planéité de la peinture. L’oeuvre issue de la collection d’Henrik Berggreen est mise en regard avec une peinture appartenant au Musée Cantini de Marseille peinte 10 ans plus tard. Proche de Serge Poliakoff et de Pierre Alechinsky, Messagier a toujours refusé le clivage abstraction/figuration. En 1962, il représente la France à la Biennale de Venise aux côtés d’autres peintres issus de la Nouvelle École de Paris dont Alfred Manessier et Serge Poliakoff. Il est présent dans les collections publiques des musées de Dijon, Grenoble, Montbéliard, Marseille, Saint-Étienne ainsi que dans celles du Musée national d’art moderne de Paris et de la Bibliothèque nationale de France. Son travail est aujourd’hui défendu par la galerie Bernard Ceysson.
Karl LARSEN (1897, Copenhague, Danemark - 1977, Holte, Danemark)
Ole Bach SØRENSEN (1940, Copenhague, Danemark)
Karl Larsen et Ole Bach Sørensen sont deux peintres danois. Leur présence dans cette exposition restitue un pan plus personnel de cette collection. Elle témoigne de l’histoire familiale du collectionneur et des liens d’amitié que sa mère a tissés avec ces peintres. L’oeuvre de Karl Larsen a été réalisée en 1928, l’année de naissance du collectionneur. Elle représente, comme le titre l’indique La Maison d’Henri ; l’angle choisi semble restituer l’ouverture d’esprit et l’humilité de la famille Berggreen. Le dessin d’Ole Bach Sørensen est destiné au collectionneur et à sa mère [Tove Berggreen]. La dédicace, traduite ci-après, témoigne de ces liens d’affection : « Ci-joint, une petite expression de la joie que je ressens pour les deux personnes qui ont pris chez elles quelques-uns de mes tableaux avec une
ouverture si évidente et un tel enthousiasme. » La peinture est nettement influencée par le mouvement CoBrA qui puise dans un fonds iconographique primitif et populaire pour développer une oeuvre expressive, spontanée et gestuelle.