Eve Pietruschi, en conversation avec Rébecca François : bribes de phrases captées ici et là au sujet de l’exposition
Communiqué de presse de l'exposition fragile inconstance des choses, PapelArt, Paris, 2015, 19 février au 28 mars 2015
Communiqué de presse de l'exposition fragile inconstance des choses, PapelArt, Paris, 2015, 19 février au 28 mars 2015
Ève Pietruschi expérimente les rapports fragiles entre le dessin et l’espace. De subtiles zones de condensation réalisées au fusain, crayons de couleur, encre ou pigment pur entrent en résonance avec des reports photographiques d’architectures délaissées ou de végétaux et de paysages sans qualité, capturés au grès de ces pérégrinations. Déposés délicatement sur le papier, ces souvenirs annotés se répondent par écho. Certains dispositifs sont comme projetées en trois dimensions. Modules, structures, maquettes, installations, dessins et tentures construisent un territoire fragmentaire basé sur la mémoire et le déplacement. Avec l’exposition fragile inconstance des choses présentée à la galerie de la plateforme de création PapelArt à Paris, Ève Pietruschi crée un espace dans un espace, à partir d’une surabondance de dessins sur papier non encadrés, une sorte de non-lieu, un interstice, où se croisent tous les possibles, une hétérotopie [1] à arpenter et partager.
[1] Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre. Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
[1] Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre. Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
R. F. : Il est superbe ce nouveau dessin d’ombre.
E. P. : Je pense le présenter en vitrine à PapelArt. Il s’agit d’un report d’une ombre photographiée au Castello di Rivoli à Turin retravaillée par la pratique du dessin. Il fait suite aux ombres captées au Couvent de la Tourette de Le Corbusier et d’autres, notamment présentées dans la serre lors de l’exposition Entractes ou îlots de fiction à Nice en 2013. Ce dessin d’ombre sera disposé, seul, avec un extrait du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection[2] que je viens de finir et qui complète mes lectures sur le rapport au paysage et à la lenteur initiées avec Pierre Sansot, notamment. Favoriser la flânerie, regarder les petits riens qui disent tout, respecter les moments de silence, c’est aussi ce qui est à l’oeuvre dans le dessin. Cette proposition épurée et évasive (un dessin, une citation) fonctionnera comme une invitation à expérimenter la fragile inconstance des choses, de notre mémoire, du silence.
R. F. : Tu exposes seulement des oeuvres sur papier non encadrées. Pourquoi ce choix ?
E. P. : L’espace de la galerie est très intime ; il ne s’appréhende pas d’un seul regard ; il est fait de coins et de recoins. C’est un espace où le regard peut rebondir d’un temps à un autre. Les dessins permettent de créer un espace dans un espace existant, un non-lieu propice à l’évasion lente et vaporeuse, à partir de bribes de mémoire. La constellation de dessins de différents formats et techniques permet une construction de l’espace qui m’est personnelle et que chacun appréhende différemment avec ses propres souvenirs. Un ensemble de dessins est un dessin, est une installation.
Les dessins non encadrés simplement épinglés traduisent cette fragilité précaire des choses et du monde. Certains dessins seront accrochés très haut, d’autres très bas de façon à créer une partition incomplète. À un détour, un dessin de plus grandes dimensions répondra à une composition de dessins de petits formats. Notre capacité à voir engage le déplacement ainsi que le souvenir.
R.F. : Cette proposition prolonge l’installation réalisée à la maison abandonnée [Villa Cameline] à Nice pour le projet des autostoppeuses[3] où tu avais disposé une multitude de dessins de petits formats dans une toute petite chambre aux murs vieillis, empreints de mémoire, et installé un fauteuil très confortable pour inviter le spectateur à s’évader en s’asseyant simplement. La chambre était éclairée par la lumière du jour et le soir par une petite lampe. Ces propositions peuvent-elles se lire comme une réflexion sur l’espace même d’exposition ?
E.P. : C’est plutôt l’envie de créer un espace qui serait hors du temps, où l’on peut se reposer de se reposer, appréhender l’espace dans la durée, avec des zones denses, des moments de silence, des points de vue différents. Je me sens proche des écrits de Donald Judd quand il qualifie les « conditions dans lesquelles on voit les oeuvres dans les musées » de « lamentables » et dit qu’ « Il n’y a pas d’espace, pas d’intimité, nulle part où s’asseoir ou se coucher, on ne peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre. Ce n’est qu’une présentation. Ce n’est que de l’information. »[4]
S’asseoir, prendre le temps d’observer le dialogue entre les choses, voir se former des correspondances, écouter le vide et le silence.
R.F. : J’ai hâte de découvrir cela. A côté des reports photographiques de bâtiments délaissés qui portent la trace d’un travail agricole ou industriel, comme les friches et les serres désertées, tu as récemment développé une nouvelle série de dessins sur les végétaux. Tout cela est intimement connecté et va interagir dans fragile inconstance des choses.
EP : J’avais envie de dévier de l’architecture et des images que j’utilise habituellement pour aller vers les végétaux. J’ai démarré avec les plantes grasses par intérêt pour leurs formes. Dans cette série, il n’y a pas de constructions architecturales, mais il y a toujours la construction du dessin, à moins que ce soient les plantes grasses qui deviennent des architectures. J’aime cette ambivalence. Au gré des déambulations, les oeuvres se répondront par ricochets. La vue d’ensemble laisse place à une perception fragmentaire, non pas statique mais mobile, jouant sur la persistance rétinienne et le souvenir. Une couleur, une architecture, un vide ou un horizon, correspondent. La mémoire n’est pas intégrale, elle revient par fragments épars, dans certaines circonstances, dans des espaces-temps différents, elle lie le passé, le présent et le futur. J’aimerai publier deux autres extraits du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection[5], dans notre entretien :
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[1] Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre. / Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
[2] Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection, Arléa, Paris, 2012.
[3] Les autostoppeuses est un projet expérimental, ou plutôt une aventure humaine, mené par l’artiste et la critique d’art/commissaire d’exposition depuis 2014. Il est basé sur les rencontres aléatoires et le lâcher-prise. Chaque stop donne lieu à un projet spécifique qui peut prendre différentes formes curatoriales (expositions, éditions, espaces de dialogue ou écrits). Les autostoppeuses militent pour la collaboration et préfèrent le trajet à la destination. Vous pouvez suivre le processus de cette aventure ou leur proposer un stop sur www.lesautostoppeuses.com.
[4] Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
[5] Op. cit.
E. P. : Je pense le présenter en vitrine à PapelArt. Il s’agit d’un report d’une ombre photographiée au Castello di Rivoli à Turin retravaillée par la pratique du dessin. Il fait suite aux ombres captées au Couvent de la Tourette de Le Corbusier et d’autres, notamment présentées dans la serre lors de l’exposition Entractes ou îlots de fiction à Nice en 2013. Ce dessin d’ombre sera disposé, seul, avec un extrait du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection[2] que je viens de finir et qui complète mes lectures sur le rapport au paysage et à la lenteur initiées avec Pierre Sansot, notamment. Favoriser la flânerie, regarder les petits riens qui disent tout, respecter les moments de silence, c’est aussi ce qui est à l’oeuvre dans le dessin. Cette proposition épurée et évasive (un dessin, une citation) fonctionnera comme une invitation à expérimenter la fragile inconstance des choses, de notre mémoire, du silence.
R. F. : Tu exposes seulement des oeuvres sur papier non encadrées. Pourquoi ce choix ?
E. P. : L’espace de la galerie est très intime ; il ne s’appréhende pas d’un seul regard ; il est fait de coins et de recoins. C’est un espace où le regard peut rebondir d’un temps à un autre. Les dessins permettent de créer un espace dans un espace existant, un non-lieu propice à l’évasion lente et vaporeuse, à partir de bribes de mémoire. La constellation de dessins de différents formats et techniques permet une construction de l’espace qui m’est personnelle et que chacun appréhende différemment avec ses propres souvenirs. Un ensemble de dessins est un dessin, est une installation.
Les dessins non encadrés simplement épinglés traduisent cette fragilité précaire des choses et du monde. Certains dessins seront accrochés très haut, d’autres très bas de façon à créer une partition incomplète. À un détour, un dessin de plus grandes dimensions répondra à une composition de dessins de petits formats. Notre capacité à voir engage le déplacement ainsi que le souvenir.
R.F. : Cette proposition prolonge l’installation réalisée à la maison abandonnée [Villa Cameline] à Nice pour le projet des autostoppeuses[3] où tu avais disposé une multitude de dessins de petits formats dans une toute petite chambre aux murs vieillis, empreints de mémoire, et installé un fauteuil très confortable pour inviter le spectateur à s’évader en s’asseyant simplement. La chambre était éclairée par la lumière du jour et le soir par une petite lampe. Ces propositions peuvent-elles se lire comme une réflexion sur l’espace même d’exposition ?
E.P. : C’est plutôt l’envie de créer un espace qui serait hors du temps, où l’on peut se reposer de se reposer, appréhender l’espace dans la durée, avec des zones denses, des moments de silence, des points de vue différents. Je me sens proche des écrits de Donald Judd quand il qualifie les « conditions dans lesquelles on voit les oeuvres dans les musées » de « lamentables » et dit qu’ « Il n’y a pas d’espace, pas d’intimité, nulle part où s’asseoir ou se coucher, on ne peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre. Ce n’est qu’une présentation. Ce n’est que de l’information. »[4]
S’asseoir, prendre le temps d’observer le dialogue entre les choses, voir se former des correspondances, écouter le vide et le silence.
R.F. : J’ai hâte de découvrir cela. A côté des reports photographiques de bâtiments délaissés qui portent la trace d’un travail agricole ou industriel, comme les friches et les serres désertées, tu as récemment développé une nouvelle série de dessins sur les végétaux. Tout cela est intimement connecté et va interagir dans fragile inconstance des choses.
EP : J’avais envie de dévier de l’architecture et des images que j’utilise habituellement pour aller vers les végétaux. J’ai démarré avec les plantes grasses par intérêt pour leurs formes. Dans cette série, il n’y a pas de constructions architecturales, mais il y a toujours la construction du dessin, à moins que ce soient les plantes grasses qui deviennent des architectures. J’aime cette ambivalence. Au gré des déambulations, les oeuvres se répondront par ricochets. La vue d’ensemble laisse place à une perception fragmentaire, non pas statique mais mobile, jouant sur la persistance rétinienne et le souvenir. Une couleur, une architecture, un vide ou un horizon, correspondent. La mémoire n’est pas intégrale, elle revient par fragments épars, dans certaines circonstances, dans des espaces-temps différents, elle lie le passé, le présent et le futur. J’aimerai publier deux autres extraits du livre de Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection[5], dans notre entretien :
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[1] Hétérotopie : du grec, topos, lieu et hétéro, autre. / Richard Serra, Ma réponse à Kyoto, Fage éd., Paris, 2008.
[2] Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière : sur la beauté de l’imperfection, Arléa, Paris, 2012.
[3] Les autostoppeuses est un projet expérimental, ou plutôt une aventure humaine, mené par l’artiste et la critique d’art/commissaire d’exposition depuis 2014. Il est basé sur les rencontres aléatoires et le lâcher-prise. Chaque stop donne lieu à un projet spécifique qui peut prendre différentes formes curatoriales (expositions, éditions, espaces de dialogue ou écrits). Les autostoppeuses militent pour la collaboration et préfèrent le trajet à la destination. Vous pouvez suivre le processus de cette aventure ou leur proposer un stop sur www.lesautostoppeuses.com.
[4] Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
[5] Op. cit.