"La Promenade, théâtre d’actions artistiques"
in Promenade(S) des Anglais, Lienart/Nice Musées, Paris, 2015
in Promenade(S) des Anglais, Lienart/Nice Musées, Paris, 2015
La Promenade des Anglais, peut-être plus que tout autre littoral, suscite rêverie, joie de vivre, fantasmes et clichés. Au-delà de son passé prestigieux, elle est un territoire privilégié d’expérimentation artistique. À la joie de vivre des peintres modernes, venus parachever leur uvre sous le soleil azuréen, succède la désinvolture des contemporains qui n’hésitent pas à s’approprier ce lieu de sociabilité pour en faire un atelier à ciel ouvert où l’on se rencontre et où l’on refait le monde. Dès l’après-guerre, face à la carence d’espaces dédiés à l’art contemporain, la Promenade des Anglais se mue en un théâtre d’actions artistiques qui vont bouleverser la trajectoire de l’histoire de l’art : du partage du monde imaginé entre Yves Klein, Arman et le poète Claude Pascal en 1947, en passant par la découverte des potentialités du charbon par Bernar Venet en 1963, jusqu’aux performances de Ben ou de Pierre Pinoncelli dans les années 1960-1970. À l’instar de la Restructuration spatiale n° 5 de Noël Dolla, l’investissement de la Promenade des Anglais est aussi, après le choc pétrolier de 1973, une manière de s’inscrire contre le marché et l’institutionnalisation de l’art. Plus récemment, enfin, les nouvelles générations prennent plaisir à détourner l’imagerie de plaisir et d’insouciance que véhicule la Côte d’Azur. Ainsi, un parcours de l’art contemporain se dessine sur le bord de mer et révèle le rôle et les enjeux de la Promenade des Anglais [1].
Sur cette terre de vacances
Horizon de tous les possibles, confident privilégié des promeneurs en quête d’évasion ou d’introspection, l’arc azuréen est le témoin d’événements précurseurs dans la trajectoire des artistes.
C’est sur les plages de Nice qu’Yves Klein rêve de l’infini bleu du ciel. Cette couleur élue pour sa sensibilité immatérielle évoque les moments de contemplation, avides de conquêtes spirituelles et artistiques, d’ « Yves le Monochrome ». Ces aspirations se matérialisent dans le partage du monde initié avec ses amis Arman et Claude Pascal un jour d’été de l’année 1947, alors qu’ils n’ont pas amorcé de pratique artistique. Le futur créateur de l’IKB (International Klein Blue) s’approprie l’infini bleu du ciel ; Claude Pascal, le poète, s’empare de l’air ; la terre et ses richesses reviennent à Arman, accumulateur d’objets en devenir. Sur ce bord de mer, qui a vu naître tant de fantaisies grandioses et de rêves fantasques, ils se font la promesse d’un pacte mystique avec le monde. Cette désinvolture en communion avec la nature se retrouve dans une séance de glossolalie [2], entreprise un soir d’été sur une plage de l’ouest de Nice par Yves Klein, Arman, Éliane Radigue (compositrice et première femme d’Arman) et quelques amis. Cette soirée préfigure la Symphonie Monoton-Silence du charismatique Yves Klein et les compositions de sons continus d’Éliane Radigue. Ces élans d’oisiveté et de légèreté font résonner ces quelques mots écrits par Klein la même année, poursuivant ainsi la voie initiée par Marcel Duchamp et Francis Picabia : « Bien que nous, c’est-à-dire artistes de Nice, soyons toujours en vacances, nous ne sommes pas des touristes. C’est là le point essentiel. Les touristes viennent chez nous pour les vacances, nous, nous vivons sur cette terre de vacances, ce qui nous donne cet esprit de folie [3]. »
Dans cette quête vacancière, Arman s’approprie avec humour et provocation l’imagerie balnéaire niçoise. Dans les années 1940, il réalise des peintures du bord de mer que son père vend dans son magasin d’antiquités. La patte est épaisse, provençale. Parodiant les peintres du dimanche, Arman se fait « fournisseur de vues de la Côte d’Azur [4] ». Devenu accumulateur d’objets en série, son attrait pour la Promenade, les jeux et les palaces se retrouve dans l’appropriation des jetons du casino de Nice ou du Palais de la Méditerranée qu’il réunit dans des boîtes de Plexiglas. Clin d’oeil au faste azuréen et memento mori, cette série d’œuvres combine le goût du hasard et du jeu, cher à Arman, et rappelle l’accumulation de soixante porte-manteaux installée à l’hôtel Ruhl en 1959 et prénommée, telle une vanité, Les Fleurs. En 2004, sur l’invitation du MAMAC (musée d’Art moderne et d’Art contemporain), il remplit de façon pérenne une façade du musée [5] de plusieurs centaines de chaises bleues, symbole de la Promenade des Anglais des années 1950. Nouvellement mise au rebut, la chaise bleue devient un objet de collection emblématique de Nice. L’accumulation conserve la mémoire de l’exposition du « Plein » réalisée à la galerie Iris Clert à Paris en 1960, en écho au « Vide » d’Yves Klein de 1958. L’installation Camin dei Inglese [6] rappelle la fidélité constante de ces deux artistes au partage du monde.
En 1963, Bernar Venet découvre les potentialités d’un tas de gravier mélangé à du charbon à l’angle du jardin Albert-Ier. L’artiste pose alors devant le monticule pour conserver en mémoire ce moment et déclarera plus tard : « Les tas de goudron étaient des volumes pouvant être compris comme des sculptures qui avaient la propriété de sortir de la tradition constructiviste européenne et de ne pas avoir de forme spécifique [7]. » Dans cette recherche d’une forme qui ne renvoie qu’à elle-même, à l’instar des minimalistes américains, Bernar Venet va réaliser dès 1963, parallèlement à ses peintures recouvertes de goudron, des installations de tas de charbon, matériau plus malléable, dialoguant avec l’espace d’exposition et le spectateur. Les matériaux industriels et rugueux vont constituer les fondamentaux de l’artiste, qui, dès la fin des années 1970, concevra ses premières sculptures en acier Corten basées sur des équations mathématiques (le protocole mathématique résolvant la question de la composition et de la forme neutre). Aujourd’hui, la Promenade des Anglais est l’écrin de deux sculptures monumentales de l’artiste, signifiant son lien avec le territoire : Arc de 115,5° dans le jardin Albert-Ier et 9 lignes obliques sur la place Sulzer à Nice.
Le théâtre de l’action
C’est au milieu des chaises bleues et du flot des passants que se retrouvent les artistes dès le début des années 1960. C’est d’ailleurs sur la Prom’ que Ben rencontre Éliane Radigue grâce à qui il fait la connaissance d’Arman et de Klein. Il faut dire qu’à cette époque, aucune structure institutionnelle ou privée n’est dévolue à l’art contemporain et ne constitue un point de rassemblement pour les jeunes artistes.
Assaillie par les passants et les estivants, la Promenade devient, entre 1962 et 1972, la scène de nombreuses performances liant étroitement l’art à la vie. La venue à Nice de Georges Maciunas, initiateur du mouvement Fluxus, va engendrer un art d’attitude unique en France. Dans le cadre de festivals Fluxus, Ben et ses complices rejouent sur la Promenade des performances de Robert Watts et de La Monte Young avant d’inventer leurs propres gestes [8]. Par ces events, constitués d’actions très sommaires (dérouler un rouleau de papier, jouer du violon avec un crayon, tracer un trait droit), l’esprit Fluxus infiltre l’air azuréen. L’art se fait désormais dans la rue. Ces gestes simples, photographiés ou filmés, suscitent la curiosité et la stupéfaction des passants qui sont souvent pris à parti, des attroupements se créent. Leurs réalisations dans l’espace public comportent un caractère provocateur. « On avait surtout peur de se faire ramasser par les flics [9] », confie Ben. Obnubilé par la recherche du nouveau en art, Ben s’accapare tout ce qui ne l’a pas encore été, comme ce jour où il signe la ligne d’horizon, ou déclare « oeuvre d’art » les passants franchissant un cadre sur lequel il écrit « Je signe la vie, entrez ». Selon l’artiste, l’art est une affaire d’ego. Ainsi, au milieu de la Promenade des Anglais, il met à l’épreuve le sien, en cirant les chaussures des autres, en se regardant une heure dans un miroir ou encore en s’installant avec une pancarte « Regardez-moi cela suffit ». Par les actions qu’elle a vues naître (pas moins d’une vingtaine), la Promenade des Anglais devient, avec le théâtre de l’Artistique à Nice et La Cédille qui sourit (laboratoire créé par George Brecht et Robert Filliou à Villefranche-sur-Mer de 1963 à 1967), l’une des scènes privilégiées de l’Art total en France. « La Promenade des Anglais fut alors une terrasse au bout du monde où l’on tentait d’inventer un nouveau monde entre dérision et lumière confondues [10]. »
Certaines actions rappellent que la Promenade des Anglais est également une voie de circulation est-ouest, à l’instar du départ du Nice-Pékin que Pierre Pinoncelli a décidé d’entreprendre à bicyclette afin de « porter à Mao un message de paix de Martin Luther King [11] ». Au pied de l’hôtel Le Negresco, le 4 juin 1970, sous une banderole dessinée par Ben pour l’occasion et devant ses amis artistes Claude Gilli, Roland Flexner, Serge III, le critique d’art Jacques Lepage et les galeristes Alexandre de La Salle et Jean Ferrero, Pierre Pinoncelli part en croisade depuis la Promenade des Anglais en direction de la Chine. Le 3 juillet, à proximité d’Ankara, des inconnus lui volent son vélo ; qu’à cela ne tienne, Pierre Pinoncelli poursuivra son voyage en auto-stop. Cependant, sa demande de visa pour entrer en Chine est rejetée. Après maintes tentatives, il revient en France. En signe de protestation, devant l’ambassade de Chine à Paris, il marque son visage au fer rouge et brûle le message de paix ainsi qu’une affiche de Mao.
Majoritairement, les actions ont lieu sur l’espace public que constitue la Promenade des Anglais, là où se dessinent les contours de l’École de Nice. En 1980, Claude Gilli installe son chevalet sur la Prom’ et réalise des « traces d’escargots » devant un modèle en monokini débauché sur la plage. Sur le motif est un clin d’œil provocateur à l’archétype du peintre et de son modèle ainsi qu’à la peinture d’après nature, puisque chez Gilli, ce sont les escargots qui font le tableau. Dans les années 1990-2000, Jean Mas appose sans autorisation des panneaux « À vendre » sur plusieurs sites de la baie des Anges : tout peut-il se vendre, la question est posée tant au marché de l’art qu’à la Promenade. Muni d’un appareil photo, il capture l’ombre des passants. En homme-sandwich, il promène des mots choisis au hasard, ou fait de l’auto-stop avec le patron de la lettre P (comme « Pouce un Peu ») en hommage, bien sûr, à Pierre Pinoncelli, mais aussi à Serge III qui fit du stop avec un piano en 1969 dans les environs de Nice.
Sous les pavés, la plage
À partir de 1975, d’autres performances ont lieu, en contrebas, sur la plage, dans un engagement activiste et une communion totale avec ce théâtre du monde. Face aux avant-gardes modernes et contemporaines, les nouvelles générations d’artistes veulent montrer que la création artistique est toujours aussi vivace et anticonformiste.
Dans une volonté d’Art total, un soir de l’année 1975, à l’embouchure du Paillon et de la Méditerranée, le collectif GARAGE 103 dessine en lettres cursives son nom avec un mélange de désherbant et de sucre [12]. Une étincelle, et le texte s’enflamme comme une traînée de poudre, créant une épaisse fumée blanche accentuée par les fusées et fumigènes allumés ici et là. Lors d’une journée d’octobre 1978, sur la plage des Ponchettes, Élisabeth Morcellet, sous l’objectif de Jacques Miège, revêt des habits blancs confectionnés à partir d’un faux trousseau de mariage après les avoir présentés, étendus sur la plage, comme des toiles libres. Le côté carte postale et féminin de l’action de la performance Baie des Anges est totalement assumé par l’artiste qui se joue des poncifs.
En 1980, dans le cadre d’une exposition personnelle à la GAC (galerie d’Art contemporain de Nice), Noël Dolla réalise une installation éphémère en bord de mer. Restructuration spatiale n° 5 prolonge le travail entrepris dès la fin des années 1960 par l’artiste à la cime de l’Authion, dans les Alpes-Maritimes, non plus à 2 000 mètres d’altitude, mais au niveau de la mer. Comme le titre de cette série l’indique, ces travaux en plein air visent à produire une peinture avec l’espace environnant, alors qu’apparaissent les premières expérimentations du Land Art et de Supports-Surfaces [13]. Face à la GAC, trois cratères de trente mètres de diamètre et de cinq mètres de profondeur s’étendent du rivage à la digue. Durant l’installation, un bulldozer creuse la plage alors que, revêtus de combinaisons blanches, l’artiste et ses assistants, des étudiants pour la plupart, disposent du pigment naturel sur les galets mouillés : ocre jaune ; ocre rouge ; terre de sienne brûlée. La scène évoque un paysage lunaire en cours d’exploration. Quelques jours plus tard, l’oeuvre sera volontairement détruite pour rester dans cet engagement d’une intervention éphémère hors du marché de l’art.
La programmation de la GAC par Claude Fournet et Marc Sanchez permet la réalisation de plusieurs actions éphémères en bord de mer. En 1983, Gilbert Della Noce est invité à réaliser une exposition monographique dans le cadre du cycle « Attention peinture fraîche » consacré à la nouvelle peinture figurative. Jeune diplômé des Beaux-Arts, Gilbert Della Noce, en réaction contre le marché de l’art et le système institutionnel, laisse la galerie vide et préfère mettre à l’eau un Radeau-Cheval de près de dix mètres sur dix mètres. En 1985, Ben proposera de « dormir autrement ». Allongé sur un lit recouvert d’aphorismes, l’artiste se fait transporter par une grue au-dessus de la Promenade, s’offrant une sieste en lévitation.
Les enfants de la plage
À partir des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, la baie des Anges devient un sujet d’inspiration qui s’appuie sur les clichés et l’envers du mythe méditerranéen.
Invité en 1994 à l’exposition collective « Nouvelle Vague » au MAMAC de Nice, Philippe Perrin propose le simulacre d’une campagne électorale intitulée « Blanc comme neige ». Face aux scandales politiques, le bad boy qui envisage sa pratique comme un combat de boxe fait peau neuve. « Blanc comme neige », il va à la rencontre des riverains et des commerçants, bien décidé à faire l’unanimité. Sur l’affiche de campagne, l’artiste pose fièrement en costume trois pièces devant la « baie des… Requins ». Les supports de cette campagne, clips vidéo, affiches, tracts et autocollants, prennent pour emblème l’arc azuréen et sont présentés dans l’exposition aux côtés d’une urne. En 1997, le photographe Jean-Robert Cuttaïa réalise une carte postale représentant une figurine d’Action Joe® à son effigie faisant du stop sur la Prom’. Un système permet de faire défiler les destinations potentielles, autant de villes correspondant aux manifestations d’art contemporain en cours, reflétant les éternelles interrogations de l’artiste : rester ou partir ? Stéphane Steiner détourne, quant à lui, l’image d’un célèbre palace, Le Negresco, dans une photographie de la façade prise de nuit. La dernière lettre de l’enseigne lumineuse a été modifiée pour inscrire le véritable nom du propriétaire roumain, Henri Alexandre Negrescu. Le titre de l’œuvre, Henri (2014), renvoie au caractère superficiel de cette affaire qui se veut un pied-de-nez désabusé et ironique. L’image de carte postale qui colle à la peau de Nissa la Bella [14] intéresse particulièrement Thierry Lagalla qui revendique une conception méridionale de la peinture. Ainsi reprend-il sous cette forme une des cartes postales les plus répandues de la Promenade des Anglais représentant des jeunes femmes en monokini sur la plage (Épinal, 2008). L’imitation, qui plus est en peinture, d’une carte postale, support de reproduction et de vulgarisation à grande échelle, questionne tant le statut que la perception et la possible duplication des chefs-d’oeuvre. Cédric Teisseire retravaille numériquement des photographies iconiques du bord de mer. En étirant l’image à la manière d’un bug informatique qui rejoue les coulées verticales de ses peintures, ces Contre-propositions pour paysage (2006) mettent à l’épreuve la prégnance visuelle de ce lieu mythique.
Jouant de l’image double de la Promenade des Anglais, Noël Dolla organisera un cycle d’expositions au Castel Plage intitulé « OffShore ». Dans ce cadre, Virginie Le Touze réalise le 1er juillet 2009 une performance à la simplicité désarmante et poétique, constituée d’un chant a cappella improvisé à partir de l’onomatopée « Ouba, ouba ». Ce chant primaire d’une trentaine de minutes est teinté de couleurs différentes allant de la tristesse à l’hystérie, en « réaction épidermique face au contexte », précise l’artiste. Cette sorte de glossolalie prend le contre-pied de l’animation attendue lors d’un vernissage ou d’une soirée sur la plage. En 2013, Céline Fantino produit une vidéo faisant, elle aussi, basculer la Promenade des Anglais dans une autre dimension, où tout demeure latent. En filmant les à-côtés du corso carnavalesque (artificiers, secouristes ou agents d’entretien), la jeune artiste fait de ce spectacle festif une fiction inquiétante et étrange. Chaque détail entre alors en résonance avec le titre de l’oeuvre Futures notes (Future War [15]) et installe la scène dans un phénomène hallucinatoire.
Dans le cadre de la manifestation « Nice 2013. Un été pour Matisse », Rémi Voche convoque le maître des papiers découpés dans une performance qui oscille entre la parodie, le rituel et la transe. Cette invocation s’inspire d’une citation de l’album Jazz : « Ne devrait-on pas faire accomplir un grand voyage en avion aux jeunes gens ayant terminé leurs études ? [16] », affleurant la question de la filiation et de l’influence géographique. Dans le domaine du design, Stéphanie Marin s’inspire du rivage azuréen pour concevoir un mobilier ergonomique proche de la nature et de l’homme : des coussins galets « Livingstones », conçus à partir de 2004, à la série des « Angles », évoquant le clapotis des vagues. Peintre, bricoleur et performeur, maître du calembour et du hasard, Jean Dupuy, figure libertaire, incontournable et inclassable, s’amuse des formes et sédimentations des galets qui recouvrent les plages de Nice. Disposés modestement sur une plaquette de bois, les galets glanés, particuliers et évocateurs, prennent vie et se muent en des dessins ludiques et poétiques répondant à des anagrammes d’une même simplicité bricolée. Cette série d’oeuvres restituent avec plaisir la légèreté et les jeux de langage qui animent son travail depuis ses premières performances new yorkaise des années 1970. À l’instar des grands dandys que sont Marcel Duchamp, Francis Picabia et Yves Klein, les artistes David Ancelin et Baptiste César préservent, eux aussi, cet air de vacances. David Ancelin extrait au moyen du médium sérigraphique des motifs archétypaux du paysage du bord de mer : palmiers, bateaux et avions observés depuis la plage se fixent sur des plaques d’acier polies. Les sculptures rappellent cet appel du large : bouée de sauvetage prise dans du béton, ancre enserrée dans une feuille d’aluminium froissée fonctionnent comme des rapprochements insolites, interrogeant les paradigmes de l’art contemporain. Baptiste César crée un univers éminemment poétique s’appuyant sur la superficialité et la vacuité vacancière. De la pose du panneau lumineux « Disparaître ici » au bord d’un pont flottant jusqu’aux sculptures des pontons Jetée-Promenade ou Neptune en métal, bois ou carton, ces simulacres de l’évasion contrastent avec la grandeur des rêves invoqués.
L’histoire matérielle et immatérielle, esquissée ici, restitue l’extraordinaire créativité qui anime la Côte d’Azur de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Témoin d’événements manifestes, théâtre d’actions et d’installations éphémères, lieu de rencontres et de discussions, sujet d’inspiration et de détournement, la Promenade des Anglais demeure un laboratoire d’expressions artistiques sans cesse renouvelées. Dans ce formidable terrain de jeu, les artistes font de la Promenade et des sorties en bord de mer un outil de création et de résistance, révélant le rôle activiste de ce lieu mythique.
Notes
1. Seules les réalisations et actions qui ont eu lieu sur la Promenade des Anglais ou autour, en lien avec elle, ont été retenues. Ce périmètre écarte le port de Nice et la Réserve qui s’inscrivent dans un autre contexte urbain, de même que les oeuvres prenant la Promenade des Anglais comme musée à ciel ouvert et non comme atelier ou espace de création.
2. La glossolalie désigne le fait de parler ou de prier à haute voix dans une langue inconnue constituée de suites syllabiques. Des séances de glossolalie sont rapportées dans le christianisme, qui l’associe à la langue des anges, mais aussi dans le chamanisme et le spiritisme.
3. Yves Klein, 1947.
4. Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Belfond, Paris, 1992.
5. Cette intervention s’inscrit dans le cadre de l’aménagement des façades intérieures du MAMAC entrepris par Gilbert Perlein, conservateur en chef du musée, afin de signifier l’identité du musée dès ses abords.
6. Du niçois, « Promenade des Anglais ».
7. Propos rapportés par Ben in À propos de Nice, Centre Georges Pompidou, Paris, 1977.
8. Certaines sont filmées et réunies dans Actions de rue, Centre Georges Pompidou, Paris, 1994.
9. À propos de Nice, id.
10. Claude Fournet, « La Promenade des Anglais », in 1918-1958. La Côte d’Azur et la Modernité, RMN, Paris, 1997.
11. Pierre Pinoncelli, Mourir à Pékin ou la Saga d’une balade pour la paix : Nice-Pékin à bicyclette, Pierre Pinoncelli, Saint-Rémy-de-Provence, 1974.
12. Des Viscères et des Abats, Chroniques du GARAGE 103, n° 2, Nice, 1975.
13. Il est intéressant de préciser ici que les interventions de Supports-Surfaces dans la région privilégient le caractère retiré et naturel de l’arrière-pays niçois à la Promenade des Anglais.
14. Du niçois, « Nice la Belle », hymne local.
15. Cette vidéo a été présentée dans le cadre de l’exposition des diplômés de l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson, à la galerie de la Marine des musées de Nice en 2014.
16. Henri Matisse (texte et illustrations), Jazz, Tériade, Paris, 1947.
Sur cette terre de vacances
Horizon de tous les possibles, confident privilégié des promeneurs en quête d’évasion ou d’introspection, l’arc azuréen est le témoin d’événements précurseurs dans la trajectoire des artistes.
C’est sur les plages de Nice qu’Yves Klein rêve de l’infini bleu du ciel. Cette couleur élue pour sa sensibilité immatérielle évoque les moments de contemplation, avides de conquêtes spirituelles et artistiques, d’ « Yves le Monochrome ». Ces aspirations se matérialisent dans le partage du monde initié avec ses amis Arman et Claude Pascal un jour d’été de l’année 1947, alors qu’ils n’ont pas amorcé de pratique artistique. Le futur créateur de l’IKB (International Klein Blue) s’approprie l’infini bleu du ciel ; Claude Pascal, le poète, s’empare de l’air ; la terre et ses richesses reviennent à Arman, accumulateur d’objets en devenir. Sur ce bord de mer, qui a vu naître tant de fantaisies grandioses et de rêves fantasques, ils se font la promesse d’un pacte mystique avec le monde. Cette désinvolture en communion avec la nature se retrouve dans une séance de glossolalie [2], entreprise un soir d’été sur une plage de l’ouest de Nice par Yves Klein, Arman, Éliane Radigue (compositrice et première femme d’Arman) et quelques amis. Cette soirée préfigure la Symphonie Monoton-Silence du charismatique Yves Klein et les compositions de sons continus d’Éliane Radigue. Ces élans d’oisiveté et de légèreté font résonner ces quelques mots écrits par Klein la même année, poursuivant ainsi la voie initiée par Marcel Duchamp et Francis Picabia : « Bien que nous, c’est-à-dire artistes de Nice, soyons toujours en vacances, nous ne sommes pas des touristes. C’est là le point essentiel. Les touristes viennent chez nous pour les vacances, nous, nous vivons sur cette terre de vacances, ce qui nous donne cet esprit de folie [3]. »
Dans cette quête vacancière, Arman s’approprie avec humour et provocation l’imagerie balnéaire niçoise. Dans les années 1940, il réalise des peintures du bord de mer que son père vend dans son magasin d’antiquités. La patte est épaisse, provençale. Parodiant les peintres du dimanche, Arman se fait « fournisseur de vues de la Côte d’Azur [4] ». Devenu accumulateur d’objets en série, son attrait pour la Promenade, les jeux et les palaces se retrouve dans l’appropriation des jetons du casino de Nice ou du Palais de la Méditerranée qu’il réunit dans des boîtes de Plexiglas. Clin d’oeil au faste azuréen et memento mori, cette série d’œuvres combine le goût du hasard et du jeu, cher à Arman, et rappelle l’accumulation de soixante porte-manteaux installée à l’hôtel Ruhl en 1959 et prénommée, telle une vanité, Les Fleurs. En 2004, sur l’invitation du MAMAC (musée d’Art moderne et d’Art contemporain), il remplit de façon pérenne une façade du musée [5] de plusieurs centaines de chaises bleues, symbole de la Promenade des Anglais des années 1950. Nouvellement mise au rebut, la chaise bleue devient un objet de collection emblématique de Nice. L’accumulation conserve la mémoire de l’exposition du « Plein » réalisée à la galerie Iris Clert à Paris en 1960, en écho au « Vide » d’Yves Klein de 1958. L’installation Camin dei Inglese [6] rappelle la fidélité constante de ces deux artistes au partage du monde.
En 1963, Bernar Venet découvre les potentialités d’un tas de gravier mélangé à du charbon à l’angle du jardin Albert-Ier. L’artiste pose alors devant le monticule pour conserver en mémoire ce moment et déclarera plus tard : « Les tas de goudron étaient des volumes pouvant être compris comme des sculptures qui avaient la propriété de sortir de la tradition constructiviste européenne et de ne pas avoir de forme spécifique [7]. » Dans cette recherche d’une forme qui ne renvoie qu’à elle-même, à l’instar des minimalistes américains, Bernar Venet va réaliser dès 1963, parallèlement à ses peintures recouvertes de goudron, des installations de tas de charbon, matériau plus malléable, dialoguant avec l’espace d’exposition et le spectateur. Les matériaux industriels et rugueux vont constituer les fondamentaux de l’artiste, qui, dès la fin des années 1970, concevra ses premières sculptures en acier Corten basées sur des équations mathématiques (le protocole mathématique résolvant la question de la composition et de la forme neutre). Aujourd’hui, la Promenade des Anglais est l’écrin de deux sculptures monumentales de l’artiste, signifiant son lien avec le territoire : Arc de 115,5° dans le jardin Albert-Ier et 9 lignes obliques sur la place Sulzer à Nice.
Le théâtre de l’action
C’est au milieu des chaises bleues et du flot des passants que se retrouvent les artistes dès le début des années 1960. C’est d’ailleurs sur la Prom’ que Ben rencontre Éliane Radigue grâce à qui il fait la connaissance d’Arman et de Klein. Il faut dire qu’à cette époque, aucune structure institutionnelle ou privée n’est dévolue à l’art contemporain et ne constitue un point de rassemblement pour les jeunes artistes.
Assaillie par les passants et les estivants, la Promenade devient, entre 1962 et 1972, la scène de nombreuses performances liant étroitement l’art à la vie. La venue à Nice de Georges Maciunas, initiateur du mouvement Fluxus, va engendrer un art d’attitude unique en France. Dans le cadre de festivals Fluxus, Ben et ses complices rejouent sur la Promenade des performances de Robert Watts et de La Monte Young avant d’inventer leurs propres gestes [8]. Par ces events, constitués d’actions très sommaires (dérouler un rouleau de papier, jouer du violon avec un crayon, tracer un trait droit), l’esprit Fluxus infiltre l’air azuréen. L’art se fait désormais dans la rue. Ces gestes simples, photographiés ou filmés, suscitent la curiosité et la stupéfaction des passants qui sont souvent pris à parti, des attroupements se créent. Leurs réalisations dans l’espace public comportent un caractère provocateur. « On avait surtout peur de se faire ramasser par les flics [9] », confie Ben. Obnubilé par la recherche du nouveau en art, Ben s’accapare tout ce qui ne l’a pas encore été, comme ce jour où il signe la ligne d’horizon, ou déclare « oeuvre d’art » les passants franchissant un cadre sur lequel il écrit « Je signe la vie, entrez ». Selon l’artiste, l’art est une affaire d’ego. Ainsi, au milieu de la Promenade des Anglais, il met à l’épreuve le sien, en cirant les chaussures des autres, en se regardant une heure dans un miroir ou encore en s’installant avec une pancarte « Regardez-moi cela suffit ». Par les actions qu’elle a vues naître (pas moins d’une vingtaine), la Promenade des Anglais devient, avec le théâtre de l’Artistique à Nice et La Cédille qui sourit (laboratoire créé par George Brecht et Robert Filliou à Villefranche-sur-Mer de 1963 à 1967), l’une des scènes privilégiées de l’Art total en France. « La Promenade des Anglais fut alors une terrasse au bout du monde où l’on tentait d’inventer un nouveau monde entre dérision et lumière confondues [10]. »
Certaines actions rappellent que la Promenade des Anglais est également une voie de circulation est-ouest, à l’instar du départ du Nice-Pékin que Pierre Pinoncelli a décidé d’entreprendre à bicyclette afin de « porter à Mao un message de paix de Martin Luther King [11] ». Au pied de l’hôtel Le Negresco, le 4 juin 1970, sous une banderole dessinée par Ben pour l’occasion et devant ses amis artistes Claude Gilli, Roland Flexner, Serge III, le critique d’art Jacques Lepage et les galeristes Alexandre de La Salle et Jean Ferrero, Pierre Pinoncelli part en croisade depuis la Promenade des Anglais en direction de la Chine. Le 3 juillet, à proximité d’Ankara, des inconnus lui volent son vélo ; qu’à cela ne tienne, Pierre Pinoncelli poursuivra son voyage en auto-stop. Cependant, sa demande de visa pour entrer en Chine est rejetée. Après maintes tentatives, il revient en France. En signe de protestation, devant l’ambassade de Chine à Paris, il marque son visage au fer rouge et brûle le message de paix ainsi qu’une affiche de Mao.
Majoritairement, les actions ont lieu sur l’espace public que constitue la Promenade des Anglais, là où se dessinent les contours de l’École de Nice. En 1980, Claude Gilli installe son chevalet sur la Prom’ et réalise des « traces d’escargots » devant un modèle en monokini débauché sur la plage. Sur le motif est un clin d’œil provocateur à l’archétype du peintre et de son modèle ainsi qu’à la peinture d’après nature, puisque chez Gilli, ce sont les escargots qui font le tableau. Dans les années 1990-2000, Jean Mas appose sans autorisation des panneaux « À vendre » sur plusieurs sites de la baie des Anges : tout peut-il se vendre, la question est posée tant au marché de l’art qu’à la Promenade. Muni d’un appareil photo, il capture l’ombre des passants. En homme-sandwich, il promène des mots choisis au hasard, ou fait de l’auto-stop avec le patron de la lettre P (comme « Pouce un Peu ») en hommage, bien sûr, à Pierre Pinoncelli, mais aussi à Serge III qui fit du stop avec un piano en 1969 dans les environs de Nice.
Sous les pavés, la plage
À partir de 1975, d’autres performances ont lieu, en contrebas, sur la plage, dans un engagement activiste et une communion totale avec ce théâtre du monde. Face aux avant-gardes modernes et contemporaines, les nouvelles générations d’artistes veulent montrer que la création artistique est toujours aussi vivace et anticonformiste.
Dans une volonté d’Art total, un soir de l’année 1975, à l’embouchure du Paillon et de la Méditerranée, le collectif GARAGE 103 dessine en lettres cursives son nom avec un mélange de désherbant et de sucre [12]. Une étincelle, et le texte s’enflamme comme une traînée de poudre, créant une épaisse fumée blanche accentuée par les fusées et fumigènes allumés ici et là. Lors d’une journée d’octobre 1978, sur la plage des Ponchettes, Élisabeth Morcellet, sous l’objectif de Jacques Miège, revêt des habits blancs confectionnés à partir d’un faux trousseau de mariage après les avoir présentés, étendus sur la plage, comme des toiles libres. Le côté carte postale et féminin de l’action de la performance Baie des Anges est totalement assumé par l’artiste qui se joue des poncifs.
En 1980, dans le cadre d’une exposition personnelle à la GAC (galerie d’Art contemporain de Nice), Noël Dolla réalise une installation éphémère en bord de mer. Restructuration spatiale n° 5 prolonge le travail entrepris dès la fin des années 1960 par l’artiste à la cime de l’Authion, dans les Alpes-Maritimes, non plus à 2 000 mètres d’altitude, mais au niveau de la mer. Comme le titre de cette série l’indique, ces travaux en plein air visent à produire une peinture avec l’espace environnant, alors qu’apparaissent les premières expérimentations du Land Art et de Supports-Surfaces [13]. Face à la GAC, trois cratères de trente mètres de diamètre et de cinq mètres de profondeur s’étendent du rivage à la digue. Durant l’installation, un bulldozer creuse la plage alors que, revêtus de combinaisons blanches, l’artiste et ses assistants, des étudiants pour la plupart, disposent du pigment naturel sur les galets mouillés : ocre jaune ; ocre rouge ; terre de sienne brûlée. La scène évoque un paysage lunaire en cours d’exploration. Quelques jours plus tard, l’oeuvre sera volontairement détruite pour rester dans cet engagement d’une intervention éphémère hors du marché de l’art.
La programmation de la GAC par Claude Fournet et Marc Sanchez permet la réalisation de plusieurs actions éphémères en bord de mer. En 1983, Gilbert Della Noce est invité à réaliser une exposition monographique dans le cadre du cycle « Attention peinture fraîche » consacré à la nouvelle peinture figurative. Jeune diplômé des Beaux-Arts, Gilbert Della Noce, en réaction contre le marché de l’art et le système institutionnel, laisse la galerie vide et préfère mettre à l’eau un Radeau-Cheval de près de dix mètres sur dix mètres. En 1985, Ben proposera de « dormir autrement ». Allongé sur un lit recouvert d’aphorismes, l’artiste se fait transporter par une grue au-dessus de la Promenade, s’offrant une sieste en lévitation.
Les enfants de la plage
À partir des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui, la baie des Anges devient un sujet d’inspiration qui s’appuie sur les clichés et l’envers du mythe méditerranéen.
Invité en 1994 à l’exposition collective « Nouvelle Vague » au MAMAC de Nice, Philippe Perrin propose le simulacre d’une campagne électorale intitulée « Blanc comme neige ». Face aux scandales politiques, le bad boy qui envisage sa pratique comme un combat de boxe fait peau neuve. « Blanc comme neige », il va à la rencontre des riverains et des commerçants, bien décidé à faire l’unanimité. Sur l’affiche de campagne, l’artiste pose fièrement en costume trois pièces devant la « baie des… Requins ». Les supports de cette campagne, clips vidéo, affiches, tracts et autocollants, prennent pour emblème l’arc azuréen et sont présentés dans l’exposition aux côtés d’une urne. En 1997, le photographe Jean-Robert Cuttaïa réalise une carte postale représentant une figurine d’Action Joe® à son effigie faisant du stop sur la Prom’. Un système permet de faire défiler les destinations potentielles, autant de villes correspondant aux manifestations d’art contemporain en cours, reflétant les éternelles interrogations de l’artiste : rester ou partir ? Stéphane Steiner détourne, quant à lui, l’image d’un célèbre palace, Le Negresco, dans une photographie de la façade prise de nuit. La dernière lettre de l’enseigne lumineuse a été modifiée pour inscrire le véritable nom du propriétaire roumain, Henri Alexandre Negrescu. Le titre de l’œuvre, Henri (2014), renvoie au caractère superficiel de cette affaire qui se veut un pied-de-nez désabusé et ironique. L’image de carte postale qui colle à la peau de Nissa la Bella [14] intéresse particulièrement Thierry Lagalla qui revendique une conception méridionale de la peinture. Ainsi reprend-il sous cette forme une des cartes postales les plus répandues de la Promenade des Anglais représentant des jeunes femmes en monokini sur la plage (Épinal, 2008). L’imitation, qui plus est en peinture, d’une carte postale, support de reproduction et de vulgarisation à grande échelle, questionne tant le statut que la perception et la possible duplication des chefs-d’oeuvre. Cédric Teisseire retravaille numériquement des photographies iconiques du bord de mer. En étirant l’image à la manière d’un bug informatique qui rejoue les coulées verticales de ses peintures, ces Contre-propositions pour paysage (2006) mettent à l’épreuve la prégnance visuelle de ce lieu mythique.
Jouant de l’image double de la Promenade des Anglais, Noël Dolla organisera un cycle d’expositions au Castel Plage intitulé « OffShore ». Dans ce cadre, Virginie Le Touze réalise le 1er juillet 2009 une performance à la simplicité désarmante et poétique, constituée d’un chant a cappella improvisé à partir de l’onomatopée « Ouba, ouba ». Ce chant primaire d’une trentaine de minutes est teinté de couleurs différentes allant de la tristesse à l’hystérie, en « réaction épidermique face au contexte », précise l’artiste. Cette sorte de glossolalie prend le contre-pied de l’animation attendue lors d’un vernissage ou d’une soirée sur la plage. En 2013, Céline Fantino produit une vidéo faisant, elle aussi, basculer la Promenade des Anglais dans une autre dimension, où tout demeure latent. En filmant les à-côtés du corso carnavalesque (artificiers, secouristes ou agents d’entretien), la jeune artiste fait de ce spectacle festif une fiction inquiétante et étrange. Chaque détail entre alors en résonance avec le titre de l’oeuvre Futures notes (Future War [15]) et installe la scène dans un phénomène hallucinatoire.
Dans le cadre de la manifestation « Nice 2013. Un été pour Matisse », Rémi Voche convoque le maître des papiers découpés dans une performance qui oscille entre la parodie, le rituel et la transe. Cette invocation s’inspire d’une citation de l’album Jazz : « Ne devrait-on pas faire accomplir un grand voyage en avion aux jeunes gens ayant terminé leurs études ? [16] », affleurant la question de la filiation et de l’influence géographique. Dans le domaine du design, Stéphanie Marin s’inspire du rivage azuréen pour concevoir un mobilier ergonomique proche de la nature et de l’homme : des coussins galets « Livingstones », conçus à partir de 2004, à la série des « Angles », évoquant le clapotis des vagues. Peintre, bricoleur et performeur, maître du calembour et du hasard, Jean Dupuy, figure libertaire, incontournable et inclassable, s’amuse des formes et sédimentations des galets qui recouvrent les plages de Nice. Disposés modestement sur une plaquette de bois, les galets glanés, particuliers et évocateurs, prennent vie et se muent en des dessins ludiques et poétiques répondant à des anagrammes d’une même simplicité bricolée. Cette série d’oeuvres restituent avec plaisir la légèreté et les jeux de langage qui animent son travail depuis ses premières performances new yorkaise des années 1970. À l’instar des grands dandys que sont Marcel Duchamp, Francis Picabia et Yves Klein, les artistes David Ancelin et Baptiste César préservent, eux aussi, cet air de vacances. David Ancelin extrait au moyen du médium sérigraphique des motifs archétypaux du paysage du bord de mer : palmiers, bateaux et avions observés depuis la plage se fixent sur des plaques d’acier polies. Les sculptures rappellent cet appel du large : bouée de sauvetage prise dans du béton, ancre enserrée dans une feuille d’aluminium froissée fonctionnent comme des rapprochements insolites, interrogeant les paradigmes de l’art contemporain. Baptiste César crée un univers éminemment poétique s’appuyant sur la superficialité et la vacuité vacancière. De la pose du panneau lumineux « Disparaître ici » au bord d’un pont flottant jusqu’aux sculptures des pontons Jetée-Promenade ou Neptune en métal, bois ou carton, ces simulacres de l’évasion contrastent avec la grandeur des rêves invoqués.
L’histoire matérielle et immatérielle, esquissée ici, restitue l’extraordinaire créativité qui anime la Côte d’Azur de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Témoin d’événements manifestes, théâtre d’actions et d’installations éphémères, lieu de rencontres et de discussions, sujet d’inspiration et de détournement, la Promenade des Anglais demeure un laboratoire d’expressions artistiques sans cesse renouvelées. Dans ce formidable terrain de jeu, les artistes font de la Promenade et des sorties en bord de mer un outil de création et de résistance, révélant le rôle activiste de ce lieu mythique.
Notes
1. Seules les réalisations et actions qui ont eu lieu sur la Promenade des Anglais ou autour, en lien avec elle, ont été retenues. Ce périmètre écarte le port de Nice et la Réserve qui s’inscrivent dans un autre contexte urbain, de même que les oeuvres prenant la Promenade des Anglais comme musée à ciel ouvert et non comme atelier ou espace de création.
2. La glossolalie désigne le fait de parler ou de prier à haute voix dans une langue inconnue constituée de suites syllabiques. Des séances de glossolalie sont rapportées dans le christianisme, qui l’associe à la langue des anges, mais aussi dans le chamanisme et le spiritisme.
3. Yves Klein, 1947.
4. Arman, Mémoires accumulés. Entretiens avec Otto Hahn, Belfond, Paris, 1992.
5. Cette intervention s’inscrit dans le cadre de l’aménagement des façades intérieures du MAMAC entrepris par Gilbert Perlein, conservateur en chef du musée, afin de signifier l’identité du musée dès ses abords.
6. Du niçois, « Promenade des Anglais ».
7. Propos rapportés par Ben in À propos de Nice, Centre Georges Pompidou, Paris, 1977.
8. Certaines sont filmées et réunies dans Actions de rue, Centre Georges Pompidou, Paris, 1994.
9. À propos de Nice, id.
10. Claude Fournet, « La Promenade des Anglais », in 1918-1958. La Côte d’Azur et la Modernité, RMN, Paris, 1997.
11. Pierre Pinoncelli, Mourir à Pékin ou la Saga d’une balade pour la paix : Nice-Pékin à bicyclette, Pierre Pinoncelli, Saint-Rémy-de-Provence, 1974.
12. Des Viscères et des Abats, Chroniques du GARAGE 103, n° 2, Nice, 1975.
13. Il est intéressant de préciser ici que les interventions de Supports-Surfaces dans la région privilégient le caractère retiré et naturel de l’arrière-pays niçois à la Promenade des Anglais.
14. Du niçois, « Nice la Belle », hymne local.
15. Cette vidéo a été présentée dans le cadre de l’exposition des diplômés de l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson, à la galerie de la Marine des musées de Nice en 2014.
16. Henri Matisse (texte et illustrations), Jazz, Tériade, Paris, 1947.