"du dessin à l’espace, à la collecte de souvenirs". Entretien avec Eve Piteruschi.
in Roven, revue critique sur le dessin contemporain, n°11
in Roven, revue critique sur le dessin contemporain, n°11
Ève Pietruschi expérimente les rapports fragiles entre le dessin et l’espace. De subtiles zones de condensation réalisées au fusain, crayons de couleur, encre ou pigment pur, entrent en résonance avec des reports photographiques d’architectures délaissées ou de végétaux et de paysages sans qualité, capturés au gré des pérégrinations de l’artiste. Ces souvenirs de paysages annotés se répondent par écho. Certains dispositifs sont comme projetées en trois dimensions. Modules, structures, maquettes, installations, dessins et tentures construisent un territoire fragmentaire basé sur la mémoire et le déplacement.
R. F. : J’ai découvert ton travail en 2008. Depuis, nous avons collaboré ensemble à de nombreuses reprises. Qu’est-ce qui a changé selon toi dans ta pratique ?
È. P. : D’un point de vue technique : le support, l’utilisation du tissu, de l’aluminium ; la couleur qui supplante le noir et blanc... Le dessin occupe une place centrale dans ma pratique et se décline sous divers statuts : tableau, croquis, maquette, structure. Chaque geste possède son temps propre. J’expérimente des dispositifs permettant de présenter le dessin dans l’espace. Les maquettes prennent place comme des îlots et offrent une lecture différente du travail. Les modules créent des temps d’attente, de repos. En ce moment, j’ai envie d’être portée par un regard poétique. Le travail se dirige vers une installation plus sensible et intuitive. « Exploiter le dessin dans l’espace, avoir un temps différent ». Cette citation de Donald Judd traduit ma pensée « Les conditions dans lesquelles on voit les oeuvres sont lamentables. Les expositions sont très fréquentées, et parfois par des imbéciles. On ne peut que rester debout et regarder, en général avec quelqu'un d'autre. Il n'y a pas d'espace, pas d'intimité, nulle part où s'asseoir ou se coucher, on ne peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre. Ce n'est qu'une présentation. Ce n'est que de l'information. [1] »
R.F. : Tu travailles sur papier pour sa fragilité et préciosité, sur verre pour sa dureté et transparence, sur aluminium pour sa réflexion de lumière et les pliages qu’il rend possible, tu développes actuellement un travail sur tissu. Quelles perspectives t’offrent ce nouveau support ?
E.P. : Les « Tentures » me permettent d’intégrer davantage le dessin dans l’espace, elles ouvrent de nouvelles possibilités d’accrochage. Je peux exploiter la tension, les coutures, le pli (que l’on retrouve dans les « Partitions », pliages en aluminium). Cette envie est venue lors d’un voyage en Italie, et notamment après ma visite du Palazzo Fortuny à Venise. Les grandes tentures de Fortuny qui structurent le lieu m’ont subjuguée. J’avais envie de recréer des atmosphères comme celles-ci, d’induire le visiteur dans un univers vraiment particulier où on oublie le temps. Je retrouve ces différentes temporalités dans ma pratique : avec les maquettes, les dessins, les modules pour se poser et se reposer, et maintenant les tissus. J’ai en tête une installation de tentures qui constitueraient un intérieur et sur lesquelles il y aurait des reports de nuages ; au centre, sur une sorte de relique assez longue serait posée une série d’immortelles ; ce sont des fleurs qui ont un parfum qui reste figé dans le temps. Je suis en train de mettre en forme ces choses qui se recoupent par bribes.
R. F. : Quelle place occupe l’intuition dans ta pratique ?
È. P. : C’est comme en cuisine, tu goûtes, tu ajoutes du sel, des épices. Ce sont les sens qui parlent : le goût, le toucher, la vue. Je travaille toujours plusieurs dessins en même temps, ce qui me permet d’avoir différents temps d’écoute. Là, il manque de structure, là, il manque d’espace. J’écoute cette spontanéité et recherche à ne pas brider les premiers gestes. Travailler plusieurs dessins en même temps favorise cet équilibre intuitif entre une sensibilité et le monde réel, la création, le faire. « Laisser faire, observer ce qui se passe, sous nos yeux, les gestes, ce qu’on enlève, les traces, ce qui reste et devient structure potentielle. » Favoriser la flânerie, respecter les moments de silence, ne pas trop en mettre, et en même temps donner assez d’éléments pour que le dessin tienne. Un dessin est toujours pensé en fonction de celui qui le précède et en vue du prochain.
R. F. : Tu as également commencé une nouvelle série de dessins introduisant des plantes grasses qui deviennent des fossiles, des archéologies. Que t’apporte cette nouvelle iconographie ?
È. P. : Dans cette série intitulée « Joyeusement absurde, doucement mélancolique », les plantes deviennent des architectures ; j’aime cette ambivalence. Après Surabondance [2], j’avais envie de poursuivre cette approche un peu boulimique de lâcher-prise, d’abandon. Travailler par série, permet cela. On oublie le geste.
R. F. : Ce travail à l’atelier se combine à des promenades à la recherche de paysages, d’architectures et maintenant de végétaux bien spécifiques. J’ai l’impression que ces balades sont un prétexte à la flânerie car tu pourrais avoir une approche plus prospective, plus scientifique : suivre une carte, faire un repérage ?
È. P. : C’est vrai. Le plus souvent, je tombe dessus par hasard. Je crois que ce qui retient mon attention lors de ces captations photographiques, c’est l’étonnement, le rapport au site, l’atmosphère, une lumière. Dans les serres à l’abandon, par exemple, ce sont les foisonnements de végétaux, de ronces, et même de rosiers, qui envahissent la structure assez radicale, élémentaire, de la serre. Dans les usines, comme l’usine Lafarge près de Contes, ce qui m’a impressionnée c’est qu’on se sent tout petit. C’est une cathédrale qui surgit comme ça. Une citation de Louis Khan me revient en mémoire : « Vous savez, Gabor, si je pouvais imaginer faire autre chose que de l’architecture, j’écrirais un conte de fées, parce que c’est des contes de fées que sont nés les avions, les locomotives, et tous les merveilleux instruments de l’esprit… Tout est venu de l’émerveillement. [3] »
R. F. : J’aime me rappeler cet aphorisme de l’architecte suisse Luigi Snozzi « L’architecture c’est le vide, à toi de le définir. [4] » L’architecture, c’est définir le vide par les matériaux de l’architecture. C’est exactement ce que tu fais : tu construis par le vide.
È. P. : Je pense que j’ai davantage envie de rêver d’architecture que d’en faire. Le vide a une place majeure dans mon travail, il permet des moments de silence, structure l’espace. Il agit comme un élément dynamique, un souffle qui permet de laisser plus de place à la mémoire et à la perception. Il fonctionne comme un lien entre les formes. Il est présent aussi bien dans le dessin que dans l’accrochage de l’exposition. C’est un matériau à part entière.
R. F. : On a souvent parlé de Pierre Sansot et de son éloge de la lenteur et de la simplicité, de Patrick Bouchain, architecte engagé dans le fait de construire autrement en impliquant les usagers et les espaces jugés sans qualité, de certaines valeurs que l’on retrouve dans ton travail. Quelles revendications se cachent derrière cette oeuvre silencieuse ?
È. P. : Je n’ai pas de revendications. Je n’impose rien, j’expose simplement ce en quoi je crois. Je pense qu’on peut faire passer de grandes choses avec des petites choses. Observer ce qui n’a pas d’intérêt, qui est devant nos yeux et ce à quoi on ne prête pas attention. D’où mon intérêt pour les bâtiments à l’abandon, pour les paysages en friche.
R.F. : Ces bâtiments ont souvent la trace d’un travail passé, qu’il soit agricole ou industriel. Tu travailles beaucoup à partir d’espaces négligés, laissés à l’abandon et utilises des matériaux de récupération. C’est là aussi qu’on lit le caractère engagé de ton travail. Pourquoi ces choix ?
E.P. : Ces paysages ont un intérêt de par leur évolution perpétuelle, leur combinaison dynamique d’éléments appartenant au processus humain. Ce sont des espaces qui renvoient à une mémoire collective. « Rien ne se perd, tout se transforme. »
R. F. : En donnant à voir, dans tes dessins, ton processus de travail, tu invites le spectateur à reconstruire une image mentale. Nous ne sommes pas face à une image immédiate (visible d’un seul coup d’oeil), mais davantage face à des traces éparses et évanescentes qui en appellent à notre mémoire. On a souvent parlé ensemble de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, des théâtres de la mémoire visant à favoriser l’appréhension d’une connaissance à partir d’images. Pour moi, ton travail évoque un théâtre de la mémoire où chaque oeuvre stimule des souvenirs qui s’entrecroisent et en appellent d’autres, par rebonds. C’est comme cela que je perçois tes projets d’exposition comme un dispositif que le spectateur arpente pour éveiller sa mémoire et aller de l’avant. Quel sentiment cherches-tu à provoquer ?
È. P. : Je ne sais pas vraiment si « provoquer » est le bon terme. J’aime bien m’asseoir, prendre le temps de regarder, observer le dialogue entre les oeuvres. J’aime qu’il y ait des rebonds, des correspondances et différents points de vue dans mes expositions. Tu as toujours des bribes de mémoire, qui reviennent dans certaines circonstances, dans tel ou tel milieu, après telle ou telle odeur. La mémoire ne te livre pas tout d’un coup, elle n’est pas intégrale. « Les oeuvres suggèrent, donnent un chemin, une direction vers quelque chose qui serait de l’ordre de la réminiscence. La collecte de souvenirs forme un “atlas de la mémoire”. La mémoire est ce qui nous définit dans le présent, conditionne notre futur. Le souvenir, se souvenir, est fait de fragments, de formes, de couleurs, directions, sons, odeurs, autant d’indices différents qui nous sont restitués dans le présent. On ne fait que piocher dans le passé pour construire un présent-futur. L’archéologie est ce qui nous définit, définit nos racines ; puis vient l’assemblage de ces bribes pour construire. Cette mémoire m’est propre. »
R. F. : À la Villa Arson, tu as réalisé plusieurs éditions de poésie. As-tu réfléchi à réintégrer l’écriture dans ta pratique ?
È. P. : Oui. Pour Panoptique II [5], je ne vais pas faire un catalogue d’oeuvres ou d’exposition, mais plutôt une sorte de carnet, avec mes axes de recherche, des annotations, des croquis, des citations qui m’ont marquée. Tout cela prend également forme avec le projet les autostoppeuses basé sur la collaboration et les rencontres aléatoires.
Atelier de l’artiste, La Trinité, septembre-octobre 2014.
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[1] Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
[2] Surabondance : série d’une cinquantaine de dessins réalisés entre novembre 2013 et mars 2014 et présentés dans une pièce de 5m² dans le cadre de l’exposition Abandon en perspective, Maison Abandonnée [Villa Cameline], Nice, 2014 (une proposition des Autostoppeuses : R. F. et È. P., avec Laurence De Leersnyder et Céline Roussel).
[3] Louis Kahn, Silence et lumière, Linteau, Paris, 1996, p. 60.
[4] Luigi Snozzi, 25 Aphorisme zurarchitektur, Schwabe, Basel, 2013.
[5] Panoptique est une édition réalisée par l’artiste, comprenant photographies des oeuvres, notes de l’artiste, textes, références, maquettes, vues 3D. Panoptique I a été publié en 2013 dans le cadre de l’exposition monographique de l’artiste « Entracte ou Ilots de fiction » à la Galerie Maud Barral, Nice. Panoptique II sortira début 2015.
R. F. : J’ai découvert ton travail en 2008. Depuis, nous avons collaboré ensemble à de nombreuses reprises. Qu’est-ce qui a changé selon toi dans ta pratique ?
È. P. : D’un point de vue technique : le support, l’utilisation du tissu, de l’aluminium ; la couleur qui supplante le noir et blanc... Le dessin occupe une place centrale dans ma pratique et se décline sous divers statuts : tableau, croquis, maquette, structure. Chaque geste possède son temps propre. J’expérimente des dispositifs permettant de présenter le dessin dans l’espace. Les maquettes prennent place comme des îlots et offrent une lecture différente du travail. Les modules créent des temps d’attente, de repos. En ce moment, j’ai envie d’être portée par un regard poétique. Le travail se dirige vers une installation plus sensible et intuitive. « Exploiter le dessin dans l’espace, avoir un temps différent ». Cette citation de Donald Judd traduit ma pensée « Les conditions dans lesquelles on voit les oeuvres sont lamentables. Les expositions sont très fréquentées, et parfois par des imbéciles. On ne peut que rester debout et regarder, en général avec quelqu'un d'autre. Il n'y a pas d'espace, pas d'intimité, nulle part où s'asseoir ou se coucher, on ne peut ni boire, ni manger, ni penser, ni vivre. Ce n'est qu'une présentation. Ce n'est que de l'information. [1] »
R.F. : Tu travailles sur papier pour sa fragilité et préciosité, sur verre pour sa dureté et transparence, sur aluminium pour sa réflexion de lumière et les pliages qu’il rend possible, tu développes actuellement un travail sur tissu. Quelles perspectives t’offrent ce nouveau support ?
E.P. : Les « Tentures » me permettent d’intégrer davantage le dessin dans l’espace, elles ouvrent de nouvelles possibilités d’accrochage. Je peux exploiter la tension, les coutures, le pli (que l’on retrouve dans les « Partitions », pliages en aluminium). Cette envie est venue lors d’un voyage en Italie, et notamment après ma visite du Palazzo Fortuny à Venise. Les grandes tentures de Fortuny qui structurent le lieu m’ont subjuguée. J’avais envie de recréer des atmosphères comme celles-ci, d’induire le visiteur dans un univers vraiment particulier où on oublie le temps. Je retrouve ces différentes temporalités dans ma pratique : avec les maquettes, les dessins, les modules pour se poser et se reposer, et maintenant les tissus. J’ai en tête une installation de tentures qui constitueraient un intérieur et sur lesquelles il y aurait des reports de nuages ; au centre, sur une sorte de relique assez longue serait posée une série d’immortelles ; ce sont des fleurs qui ont un parfum qui reste figé dans le temps. Je suis en train de mettre en forme ces choses qui se recoupent par bribes.
R. F. : Quelle place occupe l’intuition dans ta pratique ?
È. P. : C’est comme en cuisine, tu goûtes, tu ajoutes du sel, des épices. Ce sont les sens qui parlent : le goût, le toucher, la vue. Je travaille toujours plusieurs dessins en même temps, ce qui me permet d’avoir différents temps d’écoute. Là, il manque de structure, là, il manque d’espace. J’écoute cette spontanéité et recherche à ne pas brider les premiers gestes. Travailler plusieurs dessins en même temps favorise cet équilibre intuitif entre une sensibilité et le monde réel, la création, le faire. « Laisser faire, observer ce qui se passe, sous nos yeux, les gestes, ce qu’on enlève, les traces, ce qui reste et devient structure potentielle. » Favoriser la flânerie, respecter les moments de silence, ne pas trop en mettre, et en même temps donner assez d’éléments pour que le dessin tienne. Un dessin est toujours pensé en fonction de celui qui le précède et en vue du prochain.
R. F. : Tu as également commencé une nouvelle série de dessins introduisant des plantes grasses qui deviennent des fossiles, des archéologies. Que t’apporte cette nouvelle iconographie ?
È. P. : Dans cette série intitulée « Joyeusement absurde, doucement mélancolique », les plantes deviennent des architectures ; j’aime cette ambivalence. Après Surabondance [2], j’avais envie de poursuivre cette approche un peu boulimique de lâcher-prise, d’abandon. Travailler par série, permet cela. On oublie le geste.
R. F. : Ce travail à l’atelier se combine à des promenades à la recherche de paysages, d’architectures et maintenant de végétaux bien spécifiques. J’ai l’impression que ces balades sont un prétexte à la flânerie car tu pourrais avoir une approche plus prospective, plus scientifique : suivre une carte, faire un repérage ?
È. P. : C’est vrai. Le plus souvent, je tombe dessus par hasard. Je crois que ce qui retient mon attention lors de ces captations photographiques, c’est l’étonnement, le rapport au site, l’atmosphère, une lumière. Dans les serres à l’abandon, par exemple, ce sont les foisonnements de végétaux, de ronces, et même de rosiers, qui envahissent la structure assez radicale, élémentaire, de la serre. Dans les usines, comme l’usine Lafarge près de Contes, ce qui m’a impressionnée c’est qu’on se sent tout petit. C’est une cathédrale qui surgit comme ça. Une citation de Louis Khan me revient en mémoire : « Vous savez, Gabor, si je pouvais imaginer faire autre chose que de l’architecture, j’écrirais un conte de fées, parce que c’est des contes de fées que sont nés les avions, les locomotives, et tous les merveilleux instruments de l’esprit… Tout est venu de l’émerveillement. [3] »
R. F. : J’aime me rappeler cet aphorisme de l’architecte suisse Luigi Snozzi « L’architecture c’est le vide, à toi de le définir. [4] » L’architecture, c’est définir le vide par les matériaux de l’architecture. C’est exactement ce que tu fais : tu construis par le vide.
È. P. : Je pense que j’ai davantage envie de rêver d’architecture que d’en faire. Le vide a une place majeure dans mon travail, il permet des moments de silence, structure l’espace. Il agit comme un élément dynamique, un souffle qui permet de laisser plus de place à la mémoire et à la perception. Il fonctionne comme un lien entre les formes. Il est présent aussi bien dans le dessin que dans l’accrochage de l’exposition. C’est un matériau à part entière.
R. F. : On a souvent parlé de Pierre Sansot et de son éloge de la lenteur et de la simplicité, de Patrick Bouchain, architecte engagé dans le fait de construire autrement en impliquant les usagers et les espaces jugés sans qualité, de certaines valeurs que l’on retrouve dans ton travail. Quelles revendications se cachent derrière cette oeuvre silencieuse ?
È. P. : Je n’ai pas de revendications. Je n’impose rien, j’expose simplement ce en quoi je crois. Je pense qu’on peut faire passer de grandes choses avec des petites choses. Observer ce qui n’a pas d’intérêt, qui est devant nos yeux et ce à quoi on ne prête pas attention. D’où mon intérêt pour les bâtiments à l’abandon, pour les paysages en friche.
R.F. : Ces bâtiments ont souvent la trace d’un travail passé, qu’il soit agricole ou industriel. Tu travailles beaucoup à partir d’espaces négligés, laissés à l’abandon et utilises des matériaux de récupération. C’est là aussi qu’on lit le caractère engagé de ton travail. Pourquoi ces choix ?
E.P. : Ces paysages ont un intérêt de par leur évolution perpétuelle, leur combinaison dynamique d’éléments appartenant au processus humain. Ce sont des espaces qui renvoient à une mémoire collective. « Rien ne se perd, tout se transforme. »
R. F. : En donnant à voir, dans tes dessins, ton processus de travail, tu invites le spectateur à reconstruire une image mentale. Nous ne sommes pas face à une image immédiate (visible d’un seul coup d’oeil), mais davantage face à des traces éparses et évanescentes qui en appellent à notre mémoire. On a souvent parlé ensemble de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, des théâtres de la mémoire visant à favoriser l’appréhension d’une connaissance à partir d’images. Pour moi, ton travail évoque un théâtre de la mémoire où chaque oeuvre stimule des souvenirs qui s’entrecroisent et en appellent d’autres, par rebonds. C’est comme cela que je perçois tes projets d’exposition comme un dispositif que le spectateur arpente pour éveiller sa mémoire et aller de l’avant. Quel sentiment cherches-tu à provoquer ?
È. P. : Je ne sais pas vraiment si « provoquer » est le bon terme. J’aime bien m’asseoir, prendre le temps de regarder, observer le dialogue entre les oeuvres. J’aime qu’il y ait des rebonds, des correspondances et différents points de vue dans mes expositions. Tu as toujours des bribes de mémoire, qui reviennent dans certaines circonstances, dans tel ou tel milieu, après telle ou telle odeur. La mémoire ne te livre pas tout d’un coup, elle n’est pas intégrale. « Les oeuvres suggèrent, donnent un chemin, une direction vers quelque chose qui serait de l’ordre de la réminiscence. La collecte de souvenirs forme un “atlas de la mémoire”. La mémoire est ce qui nous définit dans le présent, conditionne notre futur. Le souvenir, se souvenir, est fait de fragments, de formes, de couleurs, directions, sons, odeurs, autant d’indices différents qui nous sont restitués dans le présent. On ne fait que piocher dans le passé pour construire un présent-futur. L’archéologie est ce qui nous définit, définit nos racines ; puis vient l’assemblage de ces bribes pour construire. Cette mémoire m’est propre. »
R. F. : À la Villa Arson, tu as réalisé plusieurs éditions de poésie. As-tu réfléchi à réintégrer l’écriture dans ta pratique ?
È. P. : Oui. Pour Panoptique II [5], je ne vais pas faire un catalogue d’oeuvres ou d’exposition, mais plutôt une sorte de carnet, avec mes axes de recherche, des annotations, des croquis, des citations qui m’ont marquée. Tout cela prend également forme avec le projet les autostoppeuses basé sur la collaboration et les rencontres aléatoires.
Atelier de l’artiste, La Trinité, septembre-octobre 2014.
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[1] Donald Judd, Écrits 1963-1990, galerie Lelong, Paris, 1991.
[2] Surabondance : série d’une cinquantaine de dessins réalisés entre novembre 2013 et mars 2014 et présentés dans une pièce de 5m² dans le cadre de l’exposition Abandon en perspective, Maison Abandonnée [Villa Cameline], Nice, 2014 (une proposition des Autostoppeuses : R. F. et È. P., avec Laurence De Leersnyder et Céline Roussel).
[3] Louis Kahn, Silence et lumière, Linteau, Paris, 1996, p. 60.
[4] Luigi Snozzi, 25 Aphorisme zurarchitektur, Schwabe, Basel, 2013.
[5] Panoptique est une édition réalisée par l’artiste, comprenant photographies des oeuvres, notes de l’artiste, textes, références, maquettes, vues 3D. Panoptique I a été publié en 2013 dans le cadre de l’exposition monographique de l’artiste « Entracte ou Ilots de fiction » à la Galerie Maud Barral, Nice. Panoptique II sortira début 2015.