"Entretien avec Ernest Pignon-Ernest par Rébecca François"
in Ernest Pignon-Ernest De traits en empreintes, Gallimard, Paris / MAMAC, Nice, 2016.
R. F. : Vous êtes très attaché à Nice, parce que vous y êtes né, parce que vous y avez grandi, parce que vous y avez rencontré des personnalités marquantes et que votre famille est ici. Pourtant, vous entretenez avec votre cité natale un sentiment ambivalent. À l’âge de 24 ans, vous décidez de
vous installer dans le Vaucluse avant de rejoindre les ateliers de La Ruche à Paris au début des années 1970, tout en restant en lien avec la vie niçoise. Une nuit de l’année 1974, vous apposez dans les rues niçoises des images en réaction au jumelage de la ville de Nice avec celle du Cap en Afrique
du Sud, alors en plein apartheid. Comment définiriez-vous votre lien avec Nice ?
E. P.-E. : Malgré mes départs, mes liens avec Nice ne se sont jamais distendus. Je sais que c’est là que s’est formé mon regard, mon rapport aux lieux, aux autres, à la nature, à la mer… Ce qui me constitue est fondamentalement niçois, latin, méditerranéen. Et ce collage de 1974 auquel vous faites allusion, témoignait alors de la profondeur de ces liens. C’est en tant que niçois que j’avais ressenti l’annonce de ce jumelage comme une honte, la négation même de ce que représentaient pour moi Nice et son histoire. Il faut mesurer que c’était alors la seule ville au monde à oser ce jumelage qui signifiait soutien à l’apartheid que les Nations unies venaient de déclarer « crime contre l’humanité », ça consistait à conforter un régime – le seul depuis les nazis – qui institutionnalisait le racisme, c’est-à-dire la négation de l’autre, de la fraternité, de la liberté, de la culture.
Je n’étais pas le seul à avoir ce sentiment, bien des amis niçois ont passé la nuit à coller avec moi, une façon pour eux de dire que ce jumelage était contraire à une image de Nice riche de son histoire et des
identités multiples qui l’ont forgée… de nos grands-pères venus d’Italie à Romain Gary arrivé de Vilnius ; de Garibaldi à Jean Vigo ; de Blanqui à Apollinaire venu de Pologne ; d’Henri Sappia à René Cassin ;
de Pierre Merle, qui fut arrêté par la Gestapo dans l’école qui porte son nom, à Rosalinde Rancher… des chansons fraternelles de Menica Rondelly au Pastrouil de Francis Gag…
R. F. : En 1995, Gilbert Perlein vous invite à présenter au MAMAC une exposition sur votre travail à Naples. Peut-on dire que Naples est votre ville de cœur ?
E. P.-E. : J’ai découvert et vécu Naples comme une Nice exacerbée, là-bas les strates des mythologies grecques, romaines, chrétiennes ne s’effacent pas. Elles disent notre histoire commune. Je n’ai ressenti nulle part ailleurs cette harmonie profonde, essentielle qui se forge entre la vie et les représentations de la vie et de la mort. Cette exposition de 1995 témoignait de cette familiarité profonde que j’avais rencontrée là-bas dans une espèce de quête de ce qui fonde ma culture méditerranéenne… L’exposition de 2016 en proposera une autre appréhension.
R. F. : En 2004, le musée vous propose, dans le cadre de l’événement « Les murs, un autre regard », lequel inclut l’exposition « Intra-muros », de réaliser une intervention dans la cité. À cette occasion, vous n’apposez pas d’images mais des cadres, pour solliciter chez le regardeur des points de vue sur les murs de la ville. Pourquoi n’apposez-vous plus d’images dans votre cité natale, contrairement à Naples où vous êtes intervenu à plusieurs reprises entre 1988 et 1995 ?
E. P.-E. : Toutes mes interventions depuis cinquante ans maintenant naissent d’une nécessité, d’une exigence, parfois ressenties comme vitales ; d’un désir, d’un besoin d’interroger telle réalité, tel problème ressentis comme essentiels. Toujours quelque chose de personnel qui me donne l’énergie de m’investir. Le projet « Intra-muros » était intéressant, mais s’inscrivait dans une proposition collective et purement « art plastique ».
Il ne m’était pas possible dans ce contexte d’envisager une intervention aussi investie que celles que je réalisais alors à Naples. J’avais d’ailleurs le sentiment que j’abordais là-bas des thèmes que, par manque de distance, je n’aurais pas pu traiter à Nice mais qui auraient pu y avoir une juste résonance. J’ai joué le jeu sérieusement, mais en restant dans le domaine de l’art plastique. Je dis souvent que mes matériaux et mon sujet ce sont les murs eux-mêmes, ce qui s’y voit et ce qui ne s’y voit plus. Avec ces cadres j’ai proposé une quête, un jeu, à propos de ce qui se voit, avec un peu d’ironie, de facétie. Mais mes collages disaient aussi que sans Tàpies, Léonard, Villeglé, Klein… nous ne regarderions pas les murs de la même façon. Les peintres font voir.
R. F. : En 2014 naît cependant l’idée de présenter « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons, pourquoi ce choix ?
E. P.-E. : Je ne sais plus si c’est moi qui, le premier, ai interrogé Gilbert Perlein sur la possibilité d’inscrire mon installation « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons ou bien si c’est lui qui, connaissant cette œuvre et sachant que je la présentais dans la chapelle de la Salpêtrière à Paris, a eu l’idée de m’en parler. Comme mes liens familiaux m’amènent depuis toujours vers Sospel, Levens, Falicon, j’ai mille fois, en remontant le
Paillon, pensé que cette église était une des plus belles de Nice et regretté qu’elle soit si peu appréciée. Cette installation, conçue à partir des textes des grandes mystiques, n’a évidemment jamais été pensée pour la rue, mais conçue pour des lieux chargés de spiritualité. Le baroque de Saint-Pons m’est apparu comme le lieu idéal où développer cet ensemble traversé par des tensions opposées : donner corps à ce qui supplie de ne pas en avoir, représenter des créatures incarnées aspirant à se libérer des pesanteurs de la chair. Comme pour mes interventions urbaines, cette installation « Extases » devrait exalter le lieu, le révéler. Dans un grand plan d’eau noire, l’architecture et les images se mêleront dans une mise en abyme, métaphore des doutes, des douleurs, des désespoirs qui accompagnent ces expériences spirituelles si intenses.
R. F. : Le MAMAC vous propose une rétrospective. J’imagine qu’il n’est pas évident de revenir sur votre parcours. Comment abordez-vous cela ? Pouvez-vous rapidement esquisser le parcours que vous proposerez ?
E. P.-E. : En effet, pas évident ce regard dans le rétroviseur qu’exige une rétrospective, cet aspect bilan, inventaire, un peu enterrement que ça suggère ! Ma première intervention in situ date de 1966, exactement cinquante ans ! Cet anniversaire et le fait que c’est à Nice sont comme un bon prétexte à cet exercice. La difficulté principale après tant d’années, malgré la place qu’offre un étage entier du MAMAC, est d’éliminer, de résumer, parfois de choisir seulement deux ou trois photos pour témoigner de projets qui se sont développés sur des mois. Je l’ai dit souvent, contrairement à ce que l’on a écrit, je ne fais pas des oeuvres en situation mais je vise à faire oeuvre de la situation. Ce que je propose c’est le lieu, le lieu et son temps, un art du contexte.
Évidemment je ne peux amener une rue de Naples et son histoire dans le musée… Mes expositions proposent l’exposé d’une démarche, les étapes d’un processus, esquisses, dessins préparatoires, dessins abandonnés, photographies des images en situation, documents sur leur disparition. L’exposition est bâtie sur l’idée d’un parcours presque chronologique. La première salle réunit des travaux des années 1970 qui ont un caractère social et historico-politique, bien qu’ouvrant sur mes images de la prison Saint-Paul de Lyon réalisées en 2012. Il m’a semblé que l’Ecce Homo et les références au Suaire que j’ai réalisés là sont en quelque sorte génériques de tout le parcours. Dans la deuxième salle : trois thèmes, trois lieux, j’ai choisi trois univers aussi différents esthétiquement que symboliquement :
- Naples, où j’étais allé interroger les mythes à l’origine de ma culture méditerranéenne, où j’ai inscrit mes images dans des lieux chargés de deux mille ans d’histoire.
- Paris, Lyon, où j’ai investi les cabines téléphoniques, objets de communication et de séparation, emblèmes d’une modernité froide, vite révolue.
- Afrique du Sud : dessins et photos ramenés de Soweto et de Durban (Warwick, un des quartiers), réalisés dans le contexte de la pandémie de sida ; le rôle essentiel des femmes et la nécessité vitale d’une mobilisation contre la maladie à la hauteur de celle qui s’était développée contre l’apartheid.
Dans la passerelle qui relie la deuxième salle et la troisième : quelques citations des années 1990 et 2000.
Dans la dernière salle : icônes païennes, les poètes qui ont accompagné et nourri mon parcours. Ceux qui, coûte que coûte, ont voulu, à la suite de Hölderlin, habiter le monde poétiquement, les irréductibles, capteurs de signes, porteurs de paroles, de révoltes, d’utopies. Et enfin, quelques dessins préparatoires qui voudraient suggérer aux visiteurs d’aller voir l’installation « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons.
R. F. : Votre oeuvre naît et existe sur les murs des cités, et ce qui est montré au musée ce sont, pour reprendre une expression d’Yves Klein, « les cendres de [votre] art » : des dessins préparatoires et des photographies de l’oeuvre in situ. Vous rappelez ainsi la vocation première du musée qui est de conserver et diffuser le patrimoine. Vous perpétuez l’idée selon laquelle le musée contextualise et donne une nouvelle lecture de l’œuvre d’art dont la première destination est la vie. Or, aujourd’hui paradoxalement, la majorité des oeuvres contemporaines sont faites pour les musées. Pourquoi ce choix de la rue et du dessin éphémère ?
E. P.-E. : En effet, aujourd’hui nombre d’oeuvres sont faites pour le musée, n’est-ce pas au fond la définition même de l’académisme ? Quand les oeuvres ne lui sont pas directement destinées, le musée en propose une nouvelle appréhension. Pour ma part, le choix de la rue et de l’éphémère n’a jamais été motivé par je ne sais quelle réserve à l’égard des musées et des galeries. Ces choix n’ont rien de commun avec les velléités post-
68 de mettre les tableaux dans les rues ou les usines, ce que j’ai toujours trouvé naïf et populiste, je n’ai jamais pensé que le clivage entre le grand public et l’art d’aujourd’hui n’était qu’une question de mise en contact.
Mon travail ne consiste pas à mettre des oeuvres dans la rue, comme cette mode floue du street art peut le laisser entendre. Ce sont les thèmes que j’ai désiré traiter qui ont imposé cette pratique. Il en a toujours été ainsi, la nécessité de dire des choses nouvelles détermine des formes nouvelles pour les exprimer. Deux circonstances, deux projets ont été déterminants. En 1965 je quittai Nice pour m’installer dans un village du Vaucluse avec, pour la première fois, la possibilité de me consacrer à la peinture pendant plusieurs mois. Sitôt arrivé, j’appris l’implantation de la force de frappe atomique à quelques kilomètres. Pour mieux comprendre ce que signifiait cette menace nucléaire enkystée dans le sous-sol proche du plateau d’Albion, j’ai réuni, avec l’alerte de René Char La Provence point oméga, de nombreux documents sur Hiroshima, Nagasaki, et je découvris cette photo qui montre que l’éclair atomique a brûlé un mur, décomposant un passant dont il ne reste plus que l’ombre portée, littéralement pyrogravée sur la paroi. J’étais arrivé dans ce village de Méthamis la camionnette 2 CV remplie de rouleaux de toiles, de châssis, de tubes de peinture, de pinceaux… et le désir de me coltiner en grand format avec des thèmes de cette ampleur. Ça n’est qu’après de nombreux essais désespérés que s’est imposée cette évidence que je ne saurais, que je ne pourrais pas évoquer ce que signifiaient ces milliers d’Hiroshima enfouis sous les amandiers et les lavandes avec des pigments, de la toile et le rituel d’une exposition, que c’était la nature même qui était comme prise en otage et que c’était les lieux mêmes qu’il fallait stigmatiser. À partir de l’image du corps calciné de la photo, j’ai découpé un pochoir et j’ai imprimé autour du plateau d’Albion, sur les routes, les rochers, quelques murs, cette empreinte, sorte d’âme noire, espèce d’alerte, de signal. Je n’imaginais pas, évidemment, que cette mise en relation de l’image d’un corps avec un lieu réel allait rester une permanence de mes travaux à venir. Je n’étais pas conscient non plus que je plaçais ainsi à l’origine de ma démarche cette ombre portée, emblématique de ce moment de l’Histoire où, avec le nucléaire, l’homme peut annihiler l’humanité. Et c’est quelques années après que j’ai connu le texte de Pline l’Ancien, et cette légende qui fait, avec Dibutade, fille du potier Butadès, de l’ombre portée l’origine du dessin. J’avais ainsi mis à l’origine de mes dessins à venir, non pas l’ombre portée bleue due au soleil mais celle, noire, du nucléaire. Après cette première intervention au pochoir, j’ai amorcé d’autres projets avec cette technique, mais son caractère binaire ne me permettait pas d’investir l’image autant que je le souhaitais et, en 1968, lors du Festival d’Avignon ce sont des dessins originaux de grands formats que j’ai collés, images relatives à Julian Beck et au Living Theatre, présents cette année-là, ainsi qu’au Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud. En 1971, invité par une galerie à participer à une exposition sur le thème de la Semaine sanglante de la Commune de Paris, je découvrais, à l’aune des espoirs, des utopies portés par cette révolution, l’ampleur du drame, les milliers d’exécutions. Comme je le disais pour le nucléaire, s’est imposée cette évidence que la forme même de l’exposition-commémorative était une négation de la Commune, et que c’était les lieux mêmes chargés d’histoire que je devais « saisir » et sur lesquels je devais intervenir. J’ai alors conçu un parcours dans Paris. La multiplicité des sites et la nécessité d’un dessin plus élaboré qu’un pochoir m’ont amené à cette solution des grandes
sérigraphies, qui ont été le médium de
la plupart des interventions présentées
dans l’exposition du MAMAC.
R. F. : Vos dessins combinent des références à l’art, à la littérature, au cinéma et au théâtre à des images actuelles. La force de votre travail réside de ce syncrétisme. Comment construisez-vous vos images ?
E. P.-E. : Le plus souvent, ils sont conçus à partir d’une étude du site dans lequel ils vont s’inscrire, une appréhension du lieu dans toute sa complexité… Je tente de saisir, de comprendre à la fois tout ce qui s’y voit, approche de peintre et de sculpteur : l’espace, la lumière, la texture des murs… et simultanément d’en connaître tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, la mémoire enfouie, la force symbolique… C’est nourri de tout ça que je les élabore… Leur inscription dans le lieu doit à la fois le travailler au niveau
visuel, faire de l’espace un espace plastique et, par ce qui est figuré et la façon dont c’est figuré, en révéler, perturber, exacerber le potentiel suggestif, en travailler la symbolique. C’est à cette étape de la conception que, pour oeuvrer sur le sens et le sensible de l’image, j’use des références dont vous parlez. L’objectif est que ce signe qu’est l’image à l’échelle 1 confère au lieu les caractéristiques d’un signe, que l’espace réel soit perçu comme un espace représenté. Comme dans un ready-made : superposition simultanée de l’objet et de sa représentation. C’est le lieu lui-même qui est ainsi « exposé », son espace, son passé, ses virtualités suggestives. Seul un grand travail de dessin me permet de stigmatiser à la fois le visible et le non vu, les exigences plastiques et sémantiques de l’image ; d’anticiper les problèmes spécifiques de l’inscription dans la rue où la découverte est rarement frontale ; de proposer à la fois une suggestion réaliste, assez « d’effets de réel », pour que l’image s’incorpore physiquement dans le lieu, tout en affirmant simultanément la distance, la fiction qu’est le dessin,
le retrait de cette suggestion réaliste.
R. F. : En donnant vie aux mythes fondateurs, métamorphoses et symboles dans un espace-temps donné, vous interrogez le passé, le présent mais aussi le futur. Pouvez-vous nous expliquer cette alchimie à l’œuvre dans votre travail entre mythe et actualité ?
E. P.-E. : L’exposition se terminera avec les images et les collages que j’ai réalisés en 2015, en mai en Italie, à propos du quarantième anniversaire de l’assassinat de Pasolini. Son oeuvre est pour moi une référence constante, il savait évoquer un petit voyou de Rome en faisant résonner les grandes voix du passé, parler de Gramsci en convoquant Dante. Par son appréhension charnelle des lieux et des gens en révéler et affirmer la dimension unique et sacrée. Je fais ce détour par Pasolini pour répondre à votre question. Marxiste, il réalise, après OEdipe et Médée, L’Évangile selon saint Matthieu, sur cette rive de la Méditerranée ; pour les deux mille ans qui nous concernent, même athée on ne peut se priver des mythologies chrétiennes. La légende christique fait entrer le temps mythique de la Bible et des Évangiles dans l’histoire humaine. La façon dont je conçois mes images et, c’est indissociable, dont j’en travaille le sens par leur inscription dans des lieux ciblés (et réciproquement le sens de ces lieux par l’inscription de l’image), vise à superposer de l’invisible au visible, à conjuguer l’histoire et les mythes, le quotidien profane au sacré… Antonin Artaud cherchait « une communication constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de la matière à l’esprit ». Le dessin, là aussi, participe de cette alchimie dont vous parlez, il ne propose pas seulement la forme, mais comment elle s’est formée, le dessein, son intention, ses doutes même, c’est-à-dire l’affirmation de l’humain.
R. F. : Certaines thématiques traversent l’ensemble de votre oeuvre, je pense notamment à l’empreinte, des images d’Hiroshima utilisées dans le Vaucluse au voile de sainte Véronique, mais aussi à la thématique de la crucifixion ou de la pietà que vous actualisez. En cela, vous perpétuez le long fil de l’histoire de l’art qui reste « une tentative avortée de dire quelque chose qui reste toujours à dire ». Peut-on vous considérer comme un imagier dont la mission est d’interroger le pouvoir des images ?
E. P.-E. : Marie-José Mondzain dit que les images ne sont dangereuses que tant que l’on oublie qu’elles sont des images. Ma pratique, on l’a vu, consiste, tout en concevant des images nourries d’images, à ne les proposer que confrontées crûment au réel, autrement dit, elles affirment la fiction : Attention image ! L’empreinte, de même que l’ombre portée, est comme une image originelle ; dans mon parcours, elle est plus qu’un thème. Il y a dans l’apparent réalisme de mes dessins une volontaire neutralité plastique qui vise à leur conférer ces caractéristiques propres aux empreintes qui peuvent suggérer à la fois présence et absence, comme des pas sur le sable. De là, en effet, mes fréquentes références au Suaire de Turin qui a séjourné à Nice au xvie siècle et au voile de Véronique.
Comme je le disais, même athée, c’est une grande chance d’oeuvrer dans la sphère catholique, le dogme de l’incarnation est un sacré cadeau pour un faiseur d’images.
R. F. : Votre travail prend à partie le spectateur. Pour autant, vous n’aimez pas l’appellation « art engagé » que vous jugez académique ; que signifie pour vous l’engagement ?
E. P.-E. : La notion d’engagement me semble toujours résonner d’un « engagez-vous » qui laisse mal présager de la liberté de création. L’expression traîne des casseroles, l’art engagé soviétique ou chinois a connu de telles dérives, a engendré norrmatage et flicage… Je pense au suicide de Maïakovski. Pour ma part, tout en abordant des sujets sociaux, je me suis gardé de toute instrumentalisation politique ; mes travaux parlent de notre temps, de ce que l’on a infligé aux humains, mais vous n’y verrez pas de mots d’ordre ni d’illustrations du politique. La liberté, le travail, l’émancipation humaine, le respect de l’autre sont des thèmes éminemment culturels et je pense qu’ils peuvent offrir un champ à l’investigation des formes et de l’imaginaire aussi propice que les interrogations sur la matérialité de la peinture. Les deux quêtes sont nécessaires. Le fait que mon terrain est l’espace public, dans lequel les gens ne partagent pas seulement de l’espace mais aussi de l’histoire, du symbolique exige une forme d’investissement, d’engagement. Je crois que l’on ne peut pas intervenir dans l’espace public sans quelque chose de l’ordre du sens civique. Les mutations de l’état du monde m’intéressent, j’aime y voir résonner l’histoire et l’histoire de la peinture… Mais j’avoue que je me nourris plus de l’histoire de la peinture relative à un temps (du Quattrocento à Caravage) où elle avait une relation plus intense avec les aspirations des contemporains.
R. F. : Vous dites souvent que vous vous sentez plus proche des poètes que des peintres. Est-ce pour leurs pouvoirs d’évocation supérieurs, le fait qu’ils laissent davantage le champ des interprétations ouvert ? Là encore, nous revenons à cette idée de l’empreinte qui dit davantage par l’absence que par la présence.
E. P.-E. : Les images peuvent être aussi polysémiques qu’un poème et je ne vois pas d’équivalent verbal d’une sensation colorée. Je dirais que la poésie me suggère les mêmes émotions que la peinture mais plus d’idées, d’ouvertures, de pistes d’imaginaires.
R. F. : Quel bibliophile êtes-vous ?
E. P.-E. : C’est dans mon atelier que l’on me pose souvent cette question, en le découvrant envahi de livres… Au fond je ne suis pas vraiment un grand lecteur, c’est la singularité de mon travail qui exige que je lise beaucoup… On vient d’en parler : la qualité de mon travail dépend de la richesse, des relations ou des tensions que j’arrive à susciter entre les lieux et les images que je viens y inscrire. Le lieu étant à la fois ma palette et mon sujet, il me faut à la fois en connaître et assimiler toutes les virtualités, l’histoire et les réminiscences, c’est essentiellement avec des livres que je nourris cette connaissance. La conception de l’image, le choix des signes qui la constituent
– souvent eux aussi constitués de réminiscences – exigent également de nombreuses recherches. Mes « étagères concernant Naples » réunissent une centaine de livres, d’Alexandre Dumas à Erri De Luca, de Virgile à Loyola, de la Bible aux Évangiles… Et même l’installation « Extases », qui pourrait paraître très formelle, est née de longues lectures ; j’ai choisi de ne travailler que sur de grandes mystiques qui avaient écrit, elles ou leurs confesseurs, et je n’ai conçu mes dessins qu’à partir de ce qu’elles avaient dit d’elles-mêmes.
R. F. : Si vous ne deviez conserver qu’un seul livre de votre bibliothèque, lequel choisiriez-
vous et pourquoi ?
E. P.-E. : Le Quarto OEuvres de Robert Desnos, cela fait des années qu’il m’accompagne en randonnée, à vélo, en kayak… Robert le Diable qui proclamait « Éros c’est la vie ! », il était le mouvement même, l’invention, la liberté en rêve, en parole, en acte. Un désir de vie éblouissante, de découvertes… Poésie, peinture, photo, cinéma, radio… Résistance, un homme à l’image des utopies du siècle.
R. F. : Et l’un de vos dessins ?
E. P.-E. : Je ne vois pas, je suis à l’aise dans l’éphémère.
R. F. : Quels sont vos projets futurs ?
E. P.-E. : Peut-être travailler sur quelques livres, l’Aurélia de Nerval, La Philosophie dans le boudoir de Sade…, un projet avec Laurent Gaudé, sûrement un autre avec André Velter, m’installer devant La Porte de l’Enfer de Rodin et dessiner… Et si j’ai l’énergie pour entreprendre un projet comme ceux que j’ai réalisés à Naples ou Soweto, je partirai à Haïti. J’ai été très impressionné par Port-au-Prince, cette conjugaison de misère et de beauté, de tension et de fraternité, cette culture populaire riche de rythmes, de rites, d’imaginaire et d’images. Ce syncrétisme chrétien/vaudou qui sécrète des rencontres inouïes. Le pari que ce serait d’aller concevoir des images pour une ville dont les murs destinés à les accueillir sont écroulés. Et surtout je me suis passionné pour cette poésie, cette littérature haïtiennes, qui bousculent la langue… Lyonel Trouillot, Georges Castera, Dany
Laferrière, James Noël et bien d’autres… Lyonel Trouillot, qui est un ami, dit que cette vive présence de la poésie partout dans les rues est un rappel de l’humain. J’aimerais que mes images s’y associent
un jour.
in Ernest Pignon-Ernest De traits en empreintes, Gallimard, Paris / MAMAC, Nice, 2016.
R. F. : Vous êtes très attaché à Nice, parce que vous y êtes né, parce que vous y avez grandi, parce que vous y avez rencontré des personnalités marquantes et que votre famille est ici. Pourtant, vous entretenez avec votre cité natale un sentiment ambivalent. À l’âge de 24 ans, vous décidez de
vous installer dans le Vaucluse avant de rejoindre les ateliers de La Ruche à Paris au début des années 1970, tout en restant en lien avec la vie niçoise. Une nuit de l’année 1974, vous apposez dans les rues niçoises des images en réaction au jumelage de la ville de Nice avec celle du Cap en Afrique
du Sud, alors en plein apartheid. Comment définiriez-vous votre lien avec Nice ?
E. P.-E. : Malgré mes départs, mes liens avec Nice ne se sont jamais distendus. Je sais que c’est là que s’est formé mon regard, mon rapport aux lieux, aux autres, à la nature, à la mer… Ce qui me constitue est fondamentalement niçois, latin, méditerranéen. Et ce collage de 1974 auquel vous faites allusion, témoignait alors de la profondeur de ces liens. C’est en tant que niçois que j’avais ressenti l’annonce de ce jumelage comme une honte, la négation même de ce que représentaient pour moi Nice et son histoire. Il faut mesurer que c’était alors la seule ville au monde à oser ce jumelage qui signifiait soutien à l’apartheid que les Nations unies venaient de déclarer « crime contre l’humanité », ça consistait à conforter un régime – le seul depuis les nazis – qui institutionnalisait le racisme, c’est-à-dire la négation de l’autre, de la fraternité, de la liberté, de la culture.
Je n’étais pas le seul à avoir ce sentiment, bien des amis niçois ont passé la nuit à coller avec moi, une façon pour eux de dire que ce jumelage était contraire à une image de Nice riche de son histoire et des
identités multiples qui l’ont forgée… de nos grands-pères venus d’Italie à Romain Gary arrivé de Vilnius ; de Garibaldi à Jean Vigo ; de Blanqui à Apollinaire venu de Pologne ; d’Henri Sappia à René Cassin ;
de Pierre Merle, qui fut arrêté par la Gestapo dans l’école qui porte son nom, à Rosalinde Rancher… des chansons fraternelles de Menica Rondelly au Pastrouil de Francis Gag…
R. F. : En 1995, Gilbert Perlein vous invite à présenter au MAMAC une exposition sur votre travail à Naples. Peut-on dire que Naples est votre ville de cœur ?
E. P.-E. : J’ai découvert et vécu Naples comme une Nice exacerbée, là-bas les strates des mythologies grecques, romaines, chrétiennes ne s’effacent pas. Elles disent notre histoire commune. Je n’ai ressenti nulle part ailleurs cette harmonie profonde, essentielle qui se forge entre la vie et les représentations de la vie et de la mort. Cette exposition de 1995 témoignait de cette familiarité profonde que j’avais rencontrée là-bas dans une espèce de quête de ce qui fonde ma culture méditerranéenne… L’exposition de 2016 en proposera une autre appréhension.
R. F. : En 2004, le musée vous propose, dans le cadre de l’événement « Les murs, un autre regard », lequel inclut l’exposition « Intra-muros », de réaliser une intervention dans la cité. À cette occasion, vous n’apposez pas d’images mais des cadres, pour solliciter chez le regardeur des points de vue sur les murs de la ville. Pourquoi n’apposez-vous plus d’images dans votre cité natale, contrairement à Naples où vous êtes intervenu à plusieurs reprises entre 1988 et 1995 ?
E. P.-E. : Toutes mes interventions depuis cinquante ans maintenant naissent d’une nécessité, d’une exigence, parfois ressenties comme vitales ; d’un désir, d’un besoin d’interroger telle réalité, tel problème ressentis comme essentiels. Toujours quelque chose de personnel qui me donne l’énergie de m’investir. Le projet « Intra-muros » était intéressant, mais s’inscrivait dans une proposition collective et purement « art plastique ».
Il ne m’était pas possible dans ce contexte d’envisager une intervention aussi investie que celles que je réalisais alors à Naples. J’avais d’ailleurs le sentiment que j’abordais là-bas des thèmes que, par manque de distance, je n’aurais pas pu traiter à Nice mais qui auraient pu y avoir une juste résonance. J’ai joué le jeu sérieusement, mais en restant dans le domaine de l’art plastique. Je dis souvent que mes matériaux et mon sujet ce sont les murs eux-mêmes, ce qui s’y voit et ce qui ne s’y voit plus. Avec ces cadres j’ai proposé une quête, un jeu, à propos de ce qui se voit, avec un peu d’ironie, de facétie. Mais mes collages disaient aussi que sans Tàpies, Léonard, Villeglé, Klein… nous ne regarderions pas les murs de la même façon. Les peintres font voir.
R. F. : En 2014 naît cependant l’idée de présenter « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons, pourquoi ce choix ?
E. P.-E. : Je ne sais plus si c’est moi qui, le premier, ai interrogé Gilbert Perlein sur la possibilité d’inscrire mon installation « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons ou bien si c’est lui qui, connaissant cette œuvre et sachant que je la présentais dans la chapelle de la Salpêtrière à Paris, a eu l’idée de m’en parler. Comme mes liens familiaux m’amènent depuis toujours vers Sospel, Levens, Falicon, j’ai mille fois, en remontant le
Paillon, pensé que cette église était une des plus belles de Nice et regretté qu’elle soit si peu appréciée. Cette installation, conçue à partir des textes des grandes mystiques, n’a évidemment jamais été pensée pour la rue, mais conçue pour des lieux chargés de spiritualité. Le baroque de Saint-Pons m’est apparu comme le lieu idéal où développer cet ensemble traversé par des tensions opposées : donner corps à ce qui supplie de ne pas en avoir, représenter des créatures incarnées aspirant à se libérer des pesanteurs de la chair. Comme pour mes interventions urbaines, cette installation « Extases » devrait exalter le lieu, le révéler. Dans un grand plan d’eau noire, l’architecture et les images se mêleront dans une mise en abyme, métaphore des doutes, des douleurs, des désespoirs qui accompagnent ces expériences spirituelles si intenses.
R. F. : Le MAMAC vous propose une rétrospective. J’imagine qu’il n’est pas évident de revenir sur votre parcours. Comment abordez-vous cela ? Pouvez-vous rapidement esquisser le parcours que vous proposerez ?
E. P.-E. : En effet, pas évident ce regard dans le rétroviseur qu’exige une rétrospective, cet aspect bilan, inventaire, un peu enterrement que ça suggère ! Ma première intervention in situ date de 1966, exactement cinquante ans ! Cet anniversaire et le fait que c’est à Nice sont comme un bon prétexte à cet exercice. La difficulté principale après tant d’années, malgré la place qu’offre un étage entier du MAMAC, est d’éliminer, de résumer, parfois de choisir seulement deux ou trois photos pour témoigner de projets qui se sont développés sur des mois. Je l’ai dit souvent, contrairement à ce que l’on a écrit, je ne fais pas des oeuvres en situation mais je vise à faire oeuvre de la situation. Ce que je propose c’est le lieu, le lieu et son temps, un art du contexte.
Évidemment je ne peux amener une rue de Naples et son histoire dans le musée… Mes expositions proposent l’exposé d’une démarche, les étapes d’un processus, esquisses, dessins préparatoires, dessins abandonnés, photographies des images en situation, documents sur leur disparition. L’exposition est bâtie sur l’idée d’un parcours presque chronologique. La première salle réunit des travaux des années 1970 qui ont un caractère social et historico-politique, bien qu’ouvrant sur mes images de la prison Saint-Paul de Lyon réalisées en 2012. Il m’a semblé que l’Ecce Homo et les références au Suaire que j’ai réalisés là sont en quelque sorte génériques de tout le parcours. Dans la deuxième salle : trois thèmes, trois lieux, j’ai choisi trois univers aussi différents esthétiquement que symboliquement :
- Naples, où j’étais allé interroger les mythes à l’origine de ma culture méditerranéenne, où j’ai inscrit mes images dans des lieux chargés de deux mille ans d’histoire.
- Paris, Lyon, où j’ai investi les cabines téléphoniques, objets de communication et de séparation, emblèmes d’une modernité froide, vite révolue.
- Afrique du Sud : dessins et photos ramenés de Soweto et de Durban (Warwick, un des quartiers), réalisés dans le contexte de la pandémie de sida ; le rôle essentiel des femmes et la nécessité vitale d’une mobilisation contre la maladie à la hauteur de celle qui s’était développée contre l’apartheid.
Dans la passerelle qui relie la deuxième salle et la troisième : quelques citations des années 1990 et 2000.
Dans la dernière salle : icônes païennes, les poètes qui ont accompagné et nourri mon parcours. Ceux qui, coûte que coûte, ont voulu, à la suite de Hölderlin, habiter le monde poétiquement, les irréductibles, capteurs de signes, porteurs de paroles, de révoltes, d’utopies. Et enfin, quelques dessins préparatoires qui voudraient suggérer aux visiteurs d’aller voir l’installation « Extases » à l’église abbatiale de Saint-Pons.
R. F. : Votre oeuvre naît et existe sur les murs des cités, et ce qui est montré au musée ce sont, pour reprendre une expression d’Yves Klein, « les cendres de [votre] art » : des dessins préparatoires et des photographies de l’oeuvre in situ. Vous rappelez ainsi la vocation première du musée qui est de conserver et diffuser le patrimoine. Vous perpétuez l’idée selon laquelle le musée contextualise et donne une nouvelle lecture de l’œuvre d’art dont la première destination est la vie. Or, aujourd’hui paradoxalement, la majorité des oeuvres contemporaines sont faites pour les musées. Pourquoi ce choix de la rue et du dessin éphémère ?
E. P.-E. : En effet, aujourd’hui nombre d’oeuvres sont faites pour le musée, n’est-ce pas au fond la définition même de l’académisme ? Quand les oeuvres ne lui sont pas directement destinées, le musée en propose une nouvelle appréhension. Pour ma part, le choix de la rue et de l’éphémère n’a jamais été motivé par je ne sais quelle réserve à l’égard des musées et des galeries. Ces choix n’ont rien de commun avec les velléités post-
68 de mettre les tableaux dans les rues ou les usines, ce que j’ai toujours trouvé naïf et populiste, je n’ai jamais pensé que le clivage entre le grand public et l’art d’aujourd’hui n’était qu’une question de mise en contact.
Mon travail ne consiste pas à mettre des oeuvres dans la rue, comme cette mode floue du street art peut le laisser entendre. Ce sont les thèmes que j’ai désiré traiter qui ont imposé cette pratique. Il en a toujours été ainsi, la nécessité de dire des choses nouvelles détermine des formes nouvelles pour les exprimer. Deux circonstances, deux projets ont été déterminants. En 1965 je quittai Nice pour m’installer dans un village du Vaucluse avec, pour la première fois, la possibilité de me consacrer à la peinture pendant plusieurs mois. Sitôt arrivé, j’appris l’implantation de la force de frappe atomique à quelques kilomètres. Pour mieux comprendre ce que signifiait cette menace nucléaire enkystée dans le sous-sol proche du plateau d’Albion, j’ai réuni, avec l’alerte de René Char La Provence point oméga, de nombreux documents sur Hiroshima, Nagasaki, et je découvris cette photo qui montre que l’éclair atomique a brûlé un mur, décomposant un passant dont il ne reste plus que l’ombre portée, littéralement pyrogravée sur la paroi. J’étais arrivé dans ce village de Méthamis la camionnette 2 CV remplie de rouleaux de toiles, de châssis, de tubes de peinture, de pinceaux… et le désir de me coltiner en grand format avec des thèmes de cette ampleur. Ça n’est qu’après de nombreux essais désespérés que s’est imposée cette évidence que je ne saurais, que je ne pourrais pas évoquer ce que signifiaient ces milliers d’Hiroshima enfouis sous les amandiers et les lavandes avec des pigments, de la toile et le rituel d’une exposition, que c’était la nature même qui était comme prise en otage et que c’était les lieux mêmes qu’il fallait stigmatiser. À partir de l’image du corps calciné de la photo, j’ai découpé un pochoir et j’ai imprimé autour du plateau d’Albion, sur les routes, les rochers, quelques murs, cette empreinte, sorte d’âme noire, espèce d’alerte, de signal. Je n’imaginais pas, évidemment, que cette mise en relation de l’image d’un corps avec un lieu réel allait rester une permanence de mes travaux à venir. Je n’étais pas conscient non plus que je plaçais ainsi à l’origine de ma démarche cette ombre portée, emblématique de ce moment de l’Histoire où, avec le nucléaire, l’homme peut annihiler l’humanité. Et c’est quelques années après que j’ai connu le texte de Pline l’Ancien, et cette légende qui fait, avec Dibutade, fille du potier Butadès, de l’ombre portée l’origine du dessin. J’avais ainsi mis à l’origine de mes dessins à venir, non pas l’ombre portée bleue due au soleil mais celle, noire, du nucléaire. Après cette première intervention au pochoir, j’ai amorcé d’autres projets avec cette technique, mais son caractère binaire ne me permettait pas d’investir l’image autant que je le souhaitais et, en 1968, lors du Festival d’Avignon ce sont des dessins originaux de grands formats que j’ai collés, images relatives à Julian Beck et au Living Theatre, présents cette année-là, ainsi qu’au Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud. En 1971, invité par une galerie à participer à une exposition sur le thème de la Semaine sanglante de la Commune de Paris, je découvrais, à l’aune des espoirs, des utopies portés par cette révolution, l’ampleur du drame, les milliers d’exécutions. Comme je le disais pour le nucléaire, s’est imposée cette évidence que la forme même de l’exposition-commémorative était une négation de la Commune, et que c’était les lieux mêmes chargés d’histoire que je devais « saisir » et sur lesquels je devais intervenir. J’ai alors conçu un parcours dans Paris. La multiplicité des sites et la nécessité d’un dessin plus élaboré qu’un pochoir m’ont amené à cette solution des grandes
sérigraphies, qui ont été le médium de
la plupart des interventions présentées
dans l’exposition du MAMAC.
R. F. : Vos dessins combinent des références à l’art, à la littérature, au cinéma et au théâtre à des images actuelles. La force de votre travail réside de ce syncrétisme. Comment construisez-vous vos images ?
E. P.-E. : Le plus souvent, ils sont conçus à partir d’une étude du site dans lequel ils vont s’inscrire, une appréhension du lieu dans toute sa complexité… Je tente de saisir, de comprendre à la fois tout ce qui s’y voit, approche de peintre et de sculpteur : l’espace, la lumière, la texture des murs… et simultanément d’en connaître tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, la mémoire enfouie, la force symbolique… C’est nourri de tout ça que je les élabore… Leur inscription dans le lieu doit à la fois le travailler au niveau
visuel, faire de l’espace un espace plastique et, par ce qui est figuré et la façon dont c’est figuré, en révéler, perturber, exacerber le potentiel suggestif, en travailler la symbolique. C’est à cette étape de la conception que, pour oeuvrer sur le sens et le sensible de l’image, j’use des références dont vous parlez. L’objectif est que ce signe qu’est l’image à l’échelle 1 confère au lieu les caractéristiques d’un signe, que l’espace réel soit perçu comme un espace représenté. Comme dans un ready-made : superposition simultanée de l’objet et de sa représentation. C’est le lieu lui-même qui est ainsi « exposé », son espace, son passé, ses virtualités suggestives. Seul un grand travail de dessin me permet de stigmatiser à la fois le visible et le non vu, les exigences plastiques et sémantiques de l’image ; d’anticiper les problèmes spécifiques de l’inscription dans la rue où la découverte est rarement frontale ; de proposer à la fois une suggestion réaliste, assez « d’effets de réel », pour que l’image s’incorpore physiquement dans le lieu, tout en affirmant simultanément la distance, la fiction qu’est le dessin,
le retrait de cette suggestion réaliste.
R. F. : En donnant vie aux mythes fondateurs, métamorphoses et symboles dans un espace-temps donné, vous interrogez le passé, le présent mais aussi le futur. Pouvez-vous nous expliquer cette alchimie à l’œuvre dans votre travail entre mythe et actualité ?
E. P.-E. : L’exposition se terminera avec les images et les collages que j’ai réalisés en 2015, en mai en Italie, à propos du quarantième anniversaire de l’assassinat de Pasolini. Son oeuvre est pour moi une référence constante, il savait évoquer un petit voyou de Rome en faisant résonner les grandes voix du passé, parler de Gramsci en convoquant Dante. Par son appréhension charnelle des lieux et des gens en révéler et affirmer la dimension unique et sacrée. Je fais ce détour par Pasolini pour répondre à votre question. Marxiste, il réalise, après OEdipe et Médée, L’Évangile selon saint Matthieu, sur cette rive de la Méditerranée ; pour les deux mille ans qui nous concernent, même athée on ne peut se priver des mythologies chrétiennes. La légende christique fait entrer le temps mythique de la Bible et des Évangiles dans l’histoire humaine. La façon dont je conçois mes images et, c’est indissociable, dont j’en travaille le sens par leur inscription dans des lieux ciblés (et réciproquement le sens de ces lieux par l’inscription de l’image), vise à superposer de l’invisible au visible, à conjuguer l’histoire et les mythes, le quotidien profane au sacré… Antonin Artaud cherchait « une communication constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de la matière à l’esprit ». Le dessin, là aussi, participe de cette alchimie dont vous parlez, il ne propose pas seulement la forme, mais comment elle s’est formée, le dessein, son intention, ses doutes même, c’est-à-dire l’affirmation de l’humain.
R. F. : Certaines thématiques traversent l’ensemble de votre oeuvre, je pense notamment à l’empreinte, des images d’Hiroshima utilisées dans le Vaucluse au voile de sainte Véronique, mais aussi à la thématique de la crucifixion ou de la pietà que vous actualisez. En cela, vous perpétuez le long fil de l’histoire de l’art qui reste « une tentative avortée de dire quelque chose qui reste toujours à dire ». Peut-on vous considérer comme un imagier dont la mission est d’interroger le pouvoir des images ?
E. P.-E. : Marie-José Mondzain dit que les images ne sont dangereuses que tant que l’on oublie qu’elles sont des images. Ma pratique, on l’a vu, consiste, tout en concevant des images nourries d’images, à ne les proposer que confrontées crûment au réel, autrement dit, elles affirment la fiction : Attention image ! L’empreinte, de même que l’ombre portée, est comme une image originelle ; dans mon parcours, elle est plus qu’un thème. Il y a dans l’apparent réalisme de mes dessins une volontaire neutralité plastique qui vise à leur conférer ces caractéristiques propres aux empreintes qui peuvent suggérer à la fois présence et absence, comme des pas sur le sable. De là, en effet, mes fréquentes références au Suaire de Turin qui a séjourné à Nice au xvie siècle et au voile de Véronique.
Comme je le disais, même athée, c’est une grande chance d’oeuvrer dans la sphère catholique, le dogme de l’incarnation est un sacré cadeau pour un faiseur d’images.
R. F. : Votre travail prend à partie le spectateur. Pour autant, vous n’aimez pas l’appellation « art engagé » que vous jugez académique ; que signifie pour vous l’engagement ?
E. P.-E. : La notion d’engagement me semble toujours résonner d’un « engagez-vous » qui laisse mal présager de la liberté de création. L’expression traîne des casseroles, l’art engagé soviétique ou chinois a connu de telles dérives, a engendré norrmatage et flicage… Je pense au suicide de Maïakovski. Pour ma part, tout en abordant des sujets sociaux, je me suis gardé de toute instrumentalisation politique ; mes travaux parlent de notre temps, de ce que l’on a infligé aux humains, mais vous n’y verrez pas de mots d’ordre ni d’illustrations du politique. La liberté, le travail, l’émancipation humaine, le respect de l’autre sont des thèmes éminemment culturels et je pense qu’ils peuvent offrir un champ à l’investigation des formes et de l’imaginaire aussi propice que les interrogations sur la matérialité de la peinture. Les deux quêtes sont nécessaires. Le fait que mon terrain est l’espace public, dans lequel les gens ne partagent pas seulement de l’espace mais aussi de l’histoire, du symbolique exige une forme d’investissement, d’engagement. Je crois que l’on ne peut pas intervenir dans l’espace public sans quelque chose de l’ordre du sens civique. Les mutations de l’état du monde m’intéressent, j’aime y voir résonner l’histoire et l’histoire de la peinture… Mais j’avoue que je me nourris plus de l’histoire de la peinture relative à un temps (du Quattrocento à Caravage) où elle avait une relation plus intense avec les aspirations des contemporains.
R. F. : Vous dites souvent que vous vous sentez plus proche des poètes que des peintres. Est-ce pour leurs pouvoirs d’évocation supérieurs, le fait qu’ils laissent davantage le champ des interprétations ouvert ? Là encore, nous revenons à cette idée de l’empreinte qui dit davantage par l’absence que par la présence.
E. P.-E. : Les images peuvent être aussi polysémiques qu’un poème et je ne vois pas d’équivalent verbal d’une sensation colorée. Je dirais que la poésie me suggère les mêmes émotions que la peinture mais plus d’idées, d’ouvertures, de pistes d’imaginaires.
R. F. : Quel bibliophile êtes-vous ?
E. P.-E. : C’est dans mon atelier que l’on me pose souvent cette question, en le découvrant envahi de livres… Au fond je ne suis pas vraiment un grand lecteur, c’est la singularité de mon travail qui exige que je lise beaucoup… On vient d’en parler : la qualité de mon travail dépend de la richesse, des relations ou des tensions que j’arrive à susciter entre les lieux et les images que je viens y inscrire. Le lieu étant à la fois ma palette et mon sujet, il me faut à la fois en connaître et assimiler toutes les virtualités, l’histoire et les réminiscences, c’est essentiellement avec des livres que je nourris cette connaissance. La conception de l’image, le choix des signes qui la constituent
– souvent eux aussi constitués de réminiscences – exigent également de nombreuses recherches. Mes « étagères concernant Naples » réunissent une centaine de livres, d’Alexandre Dumas à Erri De Luca, de Virgile à Loyola, de la Bible aux Évangiles… Et même l’installation « Extases », qui pourrait paraître très formelle, est née de longues lectures ; j’ai choisi de ne travailler que sur de grandes mystiques qui avaient écrit, elles ou leurs confesseurs, et je n’ai conçu mes dessins qu’à partir de ce qu’elles avaient dit d’elles-mêmes.
R. F. : Si vous ne deviez conserver qu’un seul livre de votre bibliothèque, lequel choisiriez-
vous et pourquoi ?
E. P.-E. : Le Quarto OEuvres de Robert Desnos, cela fait des années qu’il m’accompagne en randonnée, à vélo, en kayak… Robert le Diable qui proclamait « Éros c’est la vie ! », il était le mouvement même, l’invention, la liberté en rêve, en parole, en acte. Un désir de vie éblouissante, de découvertes… Poésie, peinture, photo, cinéma, radio… Résistance, un homme à l’image des utopies du siècle.
R. F. : Et l’un de vos dessins ?
E. P.-E. : Je ne vois pas, je suis à l’aise dans l’éphémère.
R. F. : Quels sont vos projets futurs ?
E. P.-E. : Peut-être travailler sur quelques livres, l’Aurélia de Nerval, La Philosophie dans le boudoir de Sade…, un projet avec Laurent Gaudé, sûrement un autre avec André Velter, m’installer devant La Porte de l’Enfer de Rodin et dessiner… Et si j’ai l’énergie pour entreprendre un projet comme ceux que j’ai réalisés à Naples ou Soweto, je partirai à Haïti. J’ai été très impressionné par Port-au-Prince, cette conjugaison de misère et de beauté, de tension et de fraternité, cette culture populaire riche de rythmes, de rites, d’imaginaire et d’images. Ce syncrétisme chrétien/vaudou qui sécrète des rencontres inouïes. Le pari que ce serait d’aller concevoir des images pour une ville dont les murs destinés à les accueillir sont écroulés. Et surtout je me suis passionné pour cette poésie, cette littérature haïtiennes, qui bousculent la langue… Lyonel Trouillot, Georges Castera, Dany
Laferrière, James Noël et bien d’autres… Lyonel Trouillot, qui est un ami, dit que cette vive présence de la poésie partout dans les rues est un rappel de l’humain. J’aimerais que mes images s’y associent
un jour.