« Toute pierre est montagne en puissance. » [1]
in Le précieux pouvoir des pierres, Silvana Editoriale, Milan / MAMAC, Nice, 2016.
Les minéraux suscitent la curiosité et l’émerveillement collectifs. Qui, petit ou grand, n’est pas parti à la chasse aux cailloux, collecter les spécimens les plus curieux pour les arranger en une constellation de petits trésors ? L’attrait des minéraux oscille entre la simple curiosité d’amateur et la contemplation esthétique, entre la croyance spirituelle ou magique et l’expérimentation scientifique. Utilisés depuis la Préhistoire dans la confection même de la peinture, les minéraux sont, peu à peu, réunis, conservés, arrangés et répertoriés au sein de collections privées, de cabinets de curiosités ou de galeries minéralogiques jusqu’à être représentés et devenir un sujet pictural à part entière à l’instar des somptueux tableaux de vitrines et spécimens minéralogiques de Leroy de Barde au xIxe siècle. Avec les évocations poétiques des surréalistes puis les expérimentations et installations de l’Arte Povera, du Land Art ou de Supports-Surfaces notamment, ces « involontaires chefs-d’oeuvre de l’univers » deviennent, au contact des artistes, oeuvres d’art. Aujourd’hui, les artistes utilisent les pierres brutes tels des ready-mades re-sensibilisés, les collectent, les mettent en scène ou les représentent, quand d’autres les soumettent à des expérimentations, les transforment et produisent des simulacres. Si l’histoire de l’emploi et de la représentation ou présentation des minéraux en art reste encore à écrire, aujourd’hui force est de constater l’engouement des artistes actuels pour la minéralogie. « Le précieux pouvoir des pierres » restitue les résonances et vibrations singulières que les artistes confèrent aux minéraux. Cette sorte de lithothérapie détournée se déploie en trois temps et peut se schématiser sous la forme suivante :
nature le spirituel le symbolique la mimèsis
sujet le voyage spatio-temporel les grands mystères le cabinet minéralogique,
de la nature , la vanité
objet la méditation ou l'étude le rituel la collecte
« Voici ce que je contemple à mon gré et manipule comme je veux une parcelle captive, miniaturisée, presque le modèle réduit de l’immensité de l’univers. » [3]
Les pierres constituent de précieuses archives de la terre. Elles induisent une dilatation du temps. À leur contact et lecture, l’homme pénètre dans des temps immémoriaux, ouvrant sur un voyage spatio-temporel dans la concrétion du monde et de l’univers. Car si les pierres semblent figées dans le temps, leurs strates sont le signe de l’évolution perpétuelle, constituant ainsi une sorte de mémoire vive de la planète. Par l’intermédiaire des pierres, les artistes tentent de connecter l’homme, la terre et l’univers en une expérience physique et métaphysique unique ou plongent le spectateur dans la relativité et l’impermanence de toutes choses, instillant le doute sur la perception de l’homme sur le monde. Dans les années 1990, Marina Abramovic ´ met au point des dispositifs interactifs utilisant la puissance de l’améthyste, réputée pour ses vertus spirituelles, apaisantes et protectrices. La sculpture Shoes for Departure [1991] est constituée de deux monolithes d’améthyste de 10 kilogrammes chacun taillés en sabots. Ces pierres sculptées, fragiles et précieuses, évoquent le vestige d’une archéologie du futur. Un cartel indique les instructions : « Enter the shoes with bare feet - Eyes closed - Motionless - Depart. Time: Limitless » [Entrer dans les chaussures les pieds nus - Yeux fermés - Immobile - Départ. Durée: Illimitée]. S’imaginant revêtu de ces chaussons célestes et protecteurs, le corps connecté à la pierre, le visiteur est invité à un voyage immobile. La sculpture constitue ainsi le point de lancement de cette expérience sensorielle au coeur du précieux pouvoir des pierres.
Les sculptures élégantes et minimales de marbre blanc de James Lee Byars [4] se dressent face au spectateur de manière énigmatique et soulèvent des questions ontologiques. Élémentaire, la sculpture Thin Disk with Hole [1994] est constituée d’un disque de 40 cm de diamètre taillé dans un marbre à la blancheur immaculée et éclatante, percé de manière presque imperceptible en son centre. Elle est à la fois paysage, entité philosophique et passage vers l’absolu. Elle évoque les disques Bi en jade de la Chine néolithique, dont la signification mystérieuse semble relier le corps et la terre, la vie et la mort.
L’installation Fluorescences [2015] d’Éric Michel agit elle aussi comme une « fenêtre ouverte » sur le monde. À l’intérieur d’une boîte-écran, sorte de caisse de résonance ultrasensorielle, monochromes et spécimens de fluorites [5] se révèlent sous les effets de la lumière noire. Les éléments naturels correspondent dans une alchimie secrète avec le parangon de l’activité humaine que constitue le tableau. Véritables blocs de lumière, minéraux et monochromes fonctionnent comme autant de portes à franchir pour toucher du regard la profondeur de l’immatériel. La fluorescence crée ainsi un paysage irradiant et enveloppant où tout semble connecté sans passer par le filtre du langage. Tout est à la fois spirituel et rationnel.
La pierre, lorsqu’elle agit comme un grain de sable, ramène constamment à l’ambigüité du réel et du monde. Avec les « Chair Events », associations aléatoires et poétiques de chaises et d’objets usuels, George Brecht sollicite la participation active du spectateur. Dans Chair with mineral specimen and equipment [1968], un minéral et un marteau posés sur une chaise peinte en blanc créent une tension palpable faisant basculer la scène en apparence anodine en un événement unique et sans cesse renouvelé, sollicitant l’imagination du spectateur.
Au sol, posée là simplement, presque oubliée, Pierre (7 février) [2008] d’Emmanuel Régent décrit une trajectoire inattendue connectant, dans une temporalité en suspens, l’ordinaire à une apparition poétique et ambivalente. La pierre recouverte d’argent par métallisation instille un sentiment d’inquiétante étrangeté. Loin de la sublimation alchimique, celle-ci semble comme contaminée. L’hypothèse trône inexorablement, tout est entre les mains du spectateur.
À partir de l’analyse des phénomènes occultes et des expérimentations scientifiques, Laurent Grasso crée une brèche interstitielle instillant le doute. Les frontières entre réalité et fiction, croyance et science, visible et non visible, passé, présent et futur sont troublées. Psychokinesis [2008] nous transporte dans un tableau surréaliste de René Magritte mouvant et sonore. Dans un paysage aride et désertique, un monolithe merveilleux et colossal se détache d’un ciel pur. Peu à peu, comme par un pouvoir surnaturel, la pierre s’extrait du sol avec une lenteur pesante. Le temps se dilate. La bande son sourde, grave et profonde intensifie cette latence. L’Atlantide magrittienne lévite dans le bleu du ciel et tourne sur elle-même, puis toujours dans une tension extrême, redescend s’incruster dans le paysage. Ce phénomène de lévitation de la matière par la pensée est également attesté par plusieurs peintures à l’esthétique faussement médiévale ou renaissante. Par ce détail anachronique, Studies into the Past s’inscrit dans un univers paradoxal, une sorte de temporalité à venir (puisqu’il s’agit d’un phénomène non attesté à ce jour) mais écrite au passé (comme en témoignent les nombreuses références historiques). Le fait que l’oeuvre ne soit pas datée renforce l’ambiguïté.
Les expérimentations scientifiques et photographiques du XIXe siècle nourrissent la création contemporaine. Les photographies noir et blanc de la série « Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité » [2009] de Bettina Samson procèdent de l’impression de planches photographiques au rayonnement d’une pechblende, sans aucune autre source de lumière. L’artiste rejoue les conditions accidentelles ayant conduit le physicien français à la découverte de la radioactivité en 1896 alors qu’il faisait des recherches sur la fluorescence des sels d’uranium. Ces tirages photographiques révèlent l’invisible ; ils évoquent la représentation de phénomènes occultes et surnaturels. La pierre devient une météorite au pouvoir magnétisant, se détachant du fond noir parsemé de poussières de lumière, synonyme de l’incommensurabilité de l’univers.
Aurore 451 [2015] d’Isabelle Giovacchini semble donner à voir l’apparition de phénomènes fantomatiques. Ces formes étranges et mystérieuses sont le résultat d’une expérience photographique réalisée à partir de photogrammes [6] des roses des sables retravaillés en positif de façon à figer les facettes et les jeux d’ombres portées de cette roche évaporite. Entre apparition et disparition, les photogrammes renversés de ces roches cristallisées renvoient à un aphorisme de Nietzsche sur la pétrification et la mort. L’étrange fossilisation est évoquée tant par le procédé photographique que par la nature de cette roche, née de l’évaporation des eaux infiltrées. Les formes qui apparaissent sur la surface du papier rappellent à la mémoire les enchevêtrements incendiaires à 451°, température à laquelle le papier s’enflamme et se consume, dans le roman dystopique de Ray Bradbury, Fahrenheit 451 [1953]. Pour Lames de fonds [2015-2016], l’artiste photographie derrière l’oeil d’un microscope des lamelles minces de roche réalisées à des fins d’étude [7]. Montées en vidéo, ces images pétrographiques restituent la constitution minéralogique des roches et une partie de leur histoire. Elles apparaissent comme une succession de mondes à explorer, imbriquant le passé au devenir.
« La vision que l’oeil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l’expérience, la culture et l’histoire, sans compter ce que, d’ellemême au besoin, elle invente ou rêve. » [8]
Le pouvoir supposé des pierres est parfois détourné. Ainsi, se dessinent d’étranges phénomènes et fantasmagories mêlant tour à tour magie, réalité et fiction, croyance et mythe. Amethyst Island [2011] de Valentin Souquet est disposée en suspens telle une console ou un autel. À la lisière entre l’objet de décoration et l’objet de rituel, cette sculpture représente une île noire évoquant les ruines et les cavernes des peintures romantiques. Dans ce paysage volcanique et onirique, une carafe censée contenir de l’absinthe est disposée sur une améthyste, puissante pierre réputée pour préserver des intoxications et de l’ivresse, et donc, des propriétés psychoactives de cette liqueur mythique et maudite. De l’autre côté du miroir, sous l’île mélancolique, des cristaux en bois brut, non contaminés par la bille noire, se propagent. La pierre philosophale évoque la météorite Absinthe qui dans l’Apocalypse de Jean s’écrase sur terre, pollue les fleuves et rivières, « et bien des gens moururent d’avoir bu de ces eaux empoisonnées. » [9]
Avec Sculptures découvertes sur l’île de Moana fa ‘a’ aro [2015], Aurélien Mauplot installe le visiteur dans l’histoire d’une forêt insulaire au coeur du Pacifique où des basaltes sont incrustés au coeur de troncs d’arbres écorcés. Des documents provenant de disciplines, d’époques et de contrées différentes (carte, photographie, récit et spécimens d’origine végétale, minérale et animale) décrivent une pratique tahitienne visant à soigner les arbres et réconcilier le volcan à la terre. Le basalte, constituant de la croûte océanique, est une roche magmatique utilisée pour ses bienfaits et vertus protectrices, fluidifiantes et apaisantes. Ce récit prend ses sources dans l’imaginaire intime et collectif suscité tant par les mythes et les légendes, que par les grandes découvertes et les mystères de la nature. Une certaine magie se dégage de cette forêt enchantée ou maudite, qui interroge la capacité de l’homme à croire et à s’émerveiller.
Dans un jeu de métaphores et de mythologies totalement démystifiées, Paul Armand Gette associe représentations de nus et de sexes féminins aux éléments de la nature (pierres, fleurs, fruits et eau). Parfois, les roches volcaniques et phalliques constituent des sortes d’autels mystérieux intensifiant la charge érotique des installations qui semblent hors du temps. Dans Solidifications devant la brûlante humidité des Nymphes [2013] une image de roses jaunes mouillées de la rosée du matin interagit avec des pierres volcaniques en érection, véritables lingams. Offrande à Aphrodite (L’Apothéose des fraises ou Les Menstrues de la déesse) [2009] invoque la divinité de l’amour et de la sexualité. Devant une impression sur bâche grand format d’un moulage de l’Aphrodite de Cnide [10], paradigme de l’érotisme du nu féminin, l’artiste assisté de jeunes femmes11, procède à une célébration en écrasant sur une dacite de Quenast vieille de 200 à 300 millions d’années des fruits rouges et des fleurs disposés dans des coupes en cristal. L’écoulement de la mixture évoque tant la perte de la virginité et les menstrues que les rituels ou sacrifices païens. La célébration peut se lire comme un hymne à la femme et à la liberté du modèle. L’association de la pierre et de la sexualité aux pouvoirs sibyllins renvoie irrévocablement à l’origine de l’humanité et du monde.
Evariste Richer révèle la beauté poétique inhérente aux sujets étudiés, distillant avec technicité et préciosité, une once d’émerveillement. Dans Masque à faire tomber la neige #1 [2010], l’artiste rapproche un morceau de calcite naturel à la fonction rituelle du masque. La pierre blanche, dont la matière grumeleuse et parsemée d’impuretés évoque la neige, est percée de deux petits trous. Présenté sous vitrine tel un objet ethnographique, ce masque anthropomorphe se mue en objet sacré relatant le désir de l’homme de comprendre et de maîtriser les phénomènes naturels.
Ce voyage au sein de la matière se retrouve d’une tout autre manière dans Cinco Anillos [2011] de Damián Ortega. L’artiste assemble des fragments de verre coloré, d’alliage (zamac), de câble métallique, de papier de verre et de tezontle, roche volcanique rouge utilisée dans le domaine de la construction au Mexique, en une sphère cosmique en suspension. Ces échantillons, à la fois pauvres et précieux, précaires et immuables, se muent en un monde en expansion où tout est séparé et en même temps connecté. La dynamique des couleurs et du vide, la suspension des éléments ainsi que la composition stratigraphique créent des jeux optiques impliquant la déambulation du spectateur. Le piège visuel renvoie à la magnétosphère et aux anneaux d’Uranus où ordre et chaos fusionnent. Cette sorte d’attrape-rêve ou d’objet chamanique confectionné à partir de petits riens suspendus, réinjecte du merveilleux, de la magie et de l’émerveillement dans la banalité du quotidien. Dans cette évocation du micro et du macrocosme, l’oeuvre Sol [2015] constitue une version recentrée à partir d’une simple boule carton, de kraft, de papier indien, de journal, de bambou, de mousse de polyuréthane et de colle, disposée au sol, un quartier tranché, ouvert comme un fruit afin de révéler ce qui est habituellement caché. La précarité des matériaux utilisés renvoie au caractère éphémère et transitoire de la condition humaine qui ne peut rivaliser avec la temporalité minérale et appréhender le monde dans sa totalité. L’oeuvre de l’artiste insisterait-elle sur le fait que nous vivons dans un monde d’apparences à la fois fragmenté et englobant ?
« Si j’éprouve durablement leur sorcellerie, c’est sans doute qu’ils [les minéraux] disposent pour agir sur moi de quelque autre ascendant. Voici des mois qu’avant d’entreprendre de les décrire, je subis leur fascination. Depuis que je connais leur existence, je n’ai pu résister à en acquérir davantage. L’appartement en est parsemé. » [12]
Les pierres de rêve, les paésines, les septarias, les jaspes, les agates, les grès et les dendrites sont réputés pour relier l’inerte à l’organique, en donnant naissance par « miracles stabilisés »[13] à des représentations du monde, des montagnes, des forêts et des paysages, et même des silhouettes humaines ou animales. Ces images acheiropoïètes, non faites de la main de l’homme mais du hasard de la nature, rivalisent ainsi avec la création artistique. Elles sont de l’ordre de la mimèsis, du simulacre, de l’apparence. Ces « involontaires chefs-d’œuvre de l’univers » participent d’un « fantastique naturel »14. Si les hommes recherchent les pierres de rêve, à l’instar du peintre chinois du xIxe siècle K’iao Chan qui signa l’une de ses peintures de la nature comme l’on produirait un ready-made, d’autres recherchent et collectionnent des petits cailloux disgracieux pour leur beauté grotesque et anthropomorphe à l’instar de Jean Dupuy dans la série « Polype-loupe » [1999-2013]. Placées sous une lentille biconvexe, ces bizarreries de la nature prennent vie. Leur observation lente et prolongée active les pouvoirs de l’imagination. À la fixité de la pierre, Jean Dupuy, « artiste paresseux », répond par l’effervescence mentale. Dans cet hymne à « la reine des facultés » [15] humaine qu’est l’imagination, l’artiste applique à ces galets écorchés « la morale du joujou » [16] baudelairienne, initiant l’enfant à la beauté artistique par sa capacité d’émerveillement et d’inventivité.
Dans un travail sur la mémoire des espaces-temps précaires ou oubliés, Ève Pietruschi récolte au gré de ses pérégrinations, des pierres curieuses et ordinaires qu’elle réinvestit par la technique du transfert photographique. Ces dessins de pierres glanées esquissent un mouvement double, à la fois archive d’une mémoire évanescente, et projection dans un devenir potentiel. Réunies en collection, ces « Récoltes » [2015], à la fois ébauches et ruines, esquissent les vestiges d’une archéologie du futur. Dans Pierres de rêve [2013], Marine Class transforme une caisse à outils en boîte à minéraux. Elle y conserve sa collection de pierres et cailloux pour la plupart collectés sur l’île de Tinos en Grèce. Dans une mimèsis jouant sur l’ambigüité entre présentation et représentation, réalité et simulacre, cette compilation miniature, mobile et pratique, peut se lire comme une interprétation contemporaine des collections de pierres de rêve. Le monde entier semble être contenu dans cette boîte. Disposés à l’intérieur, les spécimens sont conservés dans un écrin épousant leur forme ; extraits de la boîte, ils sont présentés sur des socles confectionnés par l’artiste devant un fond évoquant le trompe l’œil d’un marbre coloré. C’est alors que tout ce monde prend vie, les formes anthropomorphes ou les décors naturels qui se dessinent des petites pierres sur pied, façonnent un théâtre du monde dans un mouchoir de poche. En contre-point, un dessin d’une montagne évoque la puissance de l’imagination chère à Roger Caillois. [17]
Les cabinets de curiosités constituent des théâtres de la mémoire de l’homme sur le monde où les classifications entre le naturel et l’artificiel, l’organique et l’inorganique, se combinent aux arrangements esthétiques. Ces compositions qui décrivent notre rapport au monde et qui, de ce fait, ne cessent de fluctuer, sont mises à l’épreuve par la création artistique. Certains artistes imitent les pierres et leur présentation dans les cabinets de curiosités comme autant de mises en abîme, à l’image de Jean-Philippe Roubaud. La série « Souvenir du monde flottant » [2015], dédiée aux minéraux, est réalisée au graphite, élément natif présent dans la croûte terrestre ou dans les météorites et utilisé en peinture depuis les temps préhistoriques. Tout droit sorties d’un cabinet de curiosités imaginaire, ces vitrines minéralogiques sont truffées de détails iconographiques et symboliques. Cristaux et bézoards apparaissent en abondance évoquant la valeur narrative du cabinet de curiosités et la relativité de la connaissance humaine. Les bézoards, corps étrangers que l’on retrouve dans l’estomac de certains mammifères, ont été des objets très convoités pour leurs vertus curatives et alchimiques jusqu’au milieu du xVIIIe siècle alors que les cristaux, d’abord considérés comme un objet de curiosités ont permis d’appréhender, grâce à l’étude de leur structure, la composition de l’atome. Le titre de cette série (« ukiyo-e ») désigne d’ailleurs les estampes japonaises décrivant l’impermanence et la relativité de toute chose. Dans ce monde des apparences où tout n’est que leurre et illusion, la couleur du graphite appelle à la mélancolie. Cette série constitue une interprétation contemporaine du memento mori, rappelant le caractère éphémère, précaire et transitoire de la condition humaine.
Mêlant art, science, littérature, symbolique et savoir-faire, l’oeuvre d’Hubert Duprat regorge des sculptures de minéraux magnifiant la structure et les propriétés physiques des pierres. Pour Sans titre [2008], l’artiste réalise un tas de plusieurs tonnes de magnétites, disposé au sol telle une sculpture minimaliste et conceptuelle. Naturellement aimantées et taillées en cabochon, ces pierres qui tirent leur nom du mont grec Magnetos, dessinent cependant un amas étrange oscillant entre le minéral et l’organique. De l’amoncellement de bijoux scintillants à la concentration de diptères nécrophages, cette sculpture susurre à l’oreille du spectateur le précieux avertissement « Souviens-toi que tu vas mourir ». Dans les séries « Les Quartz » et « Les Micas » [2014], Marion Catusse rehausse ces minéraux d’un élément bleu qui imite, avec de la colle et de l’encre, la cellule souche humaine, brouillant les catégories naturalistes. La magnificence de la pointe d’or déposée sur le quartz donne à la pierre l’apparence d’un crâne animal, constituant une formidable vanité.
Certains artistes jouent sur le leurre et le simulacre et créent de toutes pièces leurs propres pierres. Comme en « hommage au zèle dérisoire et à l’exploit inutile » [18] des pierres de rêve, Michel Blazy réalise de somptueuses fresques et tableaux où se dessine un monde minéralisé à partir de crème chocolat et vanille en collaboration avec les souris. Il transforme des bonbons en de splendides galets aux couleurs vives, il confectionne des météorites à partir de coton et de lentilles, il crée ses propres agates et septarias à l’aide de papier peint gorgé d’eau et de colorant alimentaire. Ces « Pierres qui sèchent » [2015] évoluent ainsi au fil du temps ; elles rejouent les effets de la cristallisation et rappellent que les pierres en apparence inertes demeurent en perpétuelle mutation et enregistrent, tel un sismographe, les pulsations de la planète. Par ces effets et expérimentations Low Tech, Michel Blazy observe le vivant et donne à appréhender le devenir.
Avec 412 leere liter bis zum Anfang [2008], Alicja Kwade réalise un magnifique et merveilleux tas de particules aux reflets verts et gris dessinant un paysage minéral mystérieux à partir de simples bouteilles de Champagne réduites en poudre. L’effet produit, éclatant et scintillant, contraste avec la trivialité des matériaux employés. Révélant le merveilleux niché dans la banalité du quotidien, cet amas de bouteilles de Champagne brisées symbolise la vacuité de l’existence humaine et des rêves escomptés. Lucy [2004-2006] représente un diamant noir réalisé à partir de charbon compressé et d’agent adhésif. Disposé sous cloche, le cristal noir n’a rien à envier aux diamants les plus convoités. À l’instar du fossile nommé Lucy [19] qui a révolutionné notre conception de l’origine de l’humanité, ce cristal noir fonctionne comme un leurre.
Emmanuel Régent collectionne comme autant de précieuses pierres des morceaux de coques de bateau de petites et grandes dimensions. Ces vestiges d’archéologies sous-marines sont repêchés par l’artiste dans la baie de Villefranchesur-Mer dans les Alpes-Maritimes. Présentée au mur, la série « Mes naufrages » [2005-2015] dessine un horizon flottant. À l’instar des paésines (pierres de paysage), ces fragments épars fonctionnent comme des morceaux de peinture, des chefs-d’oeuvre involontaires de la Méditerranée.
Evariste Richer capture la texture brillante et friable des micas par le procédé photographique du Cibachrome (technique de développement photographique ancienne permettant un tirage positif-positif). Les feuilles de micas, placées une à une dans l’agrandisseur photographique, se révèlent directement sur le papier Cibachrome. Fossilisés, « Les Micachromes » [2012] invitent ainsi à un voyage dans les strates du temps.
Fasciné par la minéralogie et la science, adepte de « bricologie », Guillaume Gouerou conçoit « Metatron Project » [2013-2016] dont le titre renvoie à une puissance ou à un trône divin, installant cette expérience dans une quête quasi alchimique ou démiurgique. Une forme géométrique complexe, un rhombicuboctaèdre en métal, sert d’armature à un four MW 6400 construit par l’artiste pour faire fondre les minéraux et en constituer de nouveaux. À partir de pierres glanées ici et là, l’artiste crée ses propres pierres qu’il nomme Fulgurites, roches évaporites nées de la rencontre entre la foudre et les sols riches en silice du désert, insistant sur la capacité de l’artiste à créer à partir du feu. Retravaillées avec un joaillier, les oeuvres de l’artiste, prennent l’apparence de pierres précieuses. Dans Concretus Lamento [2015], Pierre Laurent Cassière joue avec les sonorités de stalactites lithopones. Dans une grotte, vielle de plusieurs millions d’années, l’arpenteur se filme en plan serré alors qu’il percute ces concrétions calcaires à main nue. Il en réveille les résonances, captées par des microphones placés à fleur de pierre. L’enregistrement de l’action subit ensuite un double renversement, spatial et temporel. La rotation de l’image à 180° transforme les stalagmites en stalactites, tandis que la lecture de la vidéo à l’envers – comme rembobinée – entraîne une lecture inversée de la bande son. L’oeuvre convoque ainsi le corps, la terre et la mémoire à travers une expérience d’écoute. La basse continue, diffusée dans l’espace d’exposition, transporte le visiteur dans un espace-temps étrange, mêlant les souvenirs à la concrétion du monde. L’image en noir et blanc révèle les plis de ces cônes de calcaire, formés goutte à goutte telles des pierres de larmes. Le titre de l’oeuvre renvoie d’ailleurs aux chants évoquant la tristesse et la plainte, non sans en souligner une certaine dimension baroque.
D’un paysage de montagne dessiné au graphite, une pierre semble s’être détachée pour atterrir dans l’espace d’exposition. L’ampleur et le traitement du dessin rappellent en mémoire tant la peinture romantique que la photographie du XIXe siècle transportant le spectateur dans un voyage spatio-temporel. Ce dessin recèle d’ailleurs un manque, d’où pourrait provenir cette pierre extraordinaire constituée de poudre de météorites. Cassée, la sculpture révèle en son antre un homme replié sur lui-même et enveloppé dans une couverture de survie. Est-ce un voyageur spatial fossilisé provenant d’un futur antérieur ? Un nomade ? Un refugié ? Tout est hypothétique et rappelle la condition précaire de l’humanité et du monde. Observant cette scène derrière la patine de vitrines sales et vieillies, le spectateur-explorateur est plongé hors du temps. Dans cette échappée, Didier Mahieu laisse le champ d’interprétation ouvert. En écho à Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau (1854) [20], Oversoul Undersoul [2015] suggère, par le voyage, la nature et les mythes, une réflexion mélancolique sur le monde.
Les pierres, par leur beauté spontanée, semblent à la fois contenir le passé originel et le devenir, le mouvement perpétuel et le transitoire, la science et les grands mystères de la nature. Qu’elles soient spirituelles, symboliques ou mimétiques, les pierres attestent de la relativité et de l’impermanence des choses et du monde ; elles mettent en doute le principe de réalité et de vraisemblance, interrogent les modes de connaissance, de perception et de croyance. Véritables mémoires vives de la planète et de l’univers, elles suggèrent un questionnement sur le monde passé, présent et à venir. Dans une temporalité que l’on pourrait qualifier de « futur antérieur »[21] tant l’imbrication entre des temporalités est inextricable, les artistes réévaluent le pouvoir de l’imagination. Ils transmettent le plaisir et l’émotion provoqués par la contemplation du monde et les grandes découvertes. Ils distillent l’idée selon laquelle il est encore possible de rêver et de se projeter dans le futur. Car, grâce au pouvoir de l’imagination, « Toute pierre est montagne en puissance »[22], tout homme est grain de sable, force de résistance.
[1] Roger Caillois, La Lecture des pierres, xavier Barral, Paris / Muséum d’Histoire naturelle de Paris, 2015, p. 191.
[2] Massimiliano Giono, in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 237.
[3] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 385.
[4] En 2012, le MAMAC a présenté une installation de sculptures de marbre blanc de l’artiste sur près de 400 m² dans l’exposition « KLEIN-BYARSKAPOOR » : KLEIN-BYARSKAPOOR, Cudemo, Bordighera / MAMAC, Nice, 2012 [cat. exp.].
[5] Fluorites prêtées généreusement par le Muséum d’Histoire naturelle de Nice.
[6] Images d’objets placés sur un film photosensible puis exposées à une source lumineuse.
[7] Matériel mis à disposition par le Muséum d’Histoire naturelle de Nice.
[8] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 331.
[9] L’Apocalypse de Jean.
[10] L’Aphrodite de Cnide constitue la première représentation en pied d’un nu féminin dans la statuaire grecque. L’histoire dit que le sculpteur Praxitèle prit pour modèle sa maîtresse, la célèbre courtisane Phryné, au sortir d’un bain en l’honneur de Déméter. Praxitèle aurait réalisé deux sculptures, l’une vêtue, l’autre nue, portant la main droite devant son sexe et tenant de la main gauche un vêtement. Cette sculpture qui fut vendue aux citoyens de Cnide connut un vif succès. De nombreuses anecdotes, moulages et interprétations relatent son pouvoir érotique. La photographie de Paul Armand Gette a été réalisée en 1999 à partir d’un moulage de la villa Médicis nommé Aphrodite à l’Ailante, pour le feuillage cachant son sexe.
[11] Anna Balkin, Morgane Lepechoux et Elisabeth Verrat, étudiantes à l’école municipale d’arts plastiques de Nice.
[12] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 385.
[13] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 233.
[14] Massimiliano Giono, in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 237 et Roger Caillois, Ibid., p. 333.
[15] Charles Baudelaire, « Salon de 1859 : La Reine des facultés », in Id., Écrits sur l’art, Le livre de Poche, Paris, 1999, p. 366-371.
[16] Charles Baudelaire, « La morale du joujou », 1853, in Id., Écrits sur l’art, op. cit., p. 243-250.
[17] « Toute pierre est montagne en puissance. », in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 191.
[18] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 205.
[19] Premier fossile relativement complet datant d’environ 3 millions d’années, découvert en 1974 en Éthiopie et considéré d’abord comme une espèce à l’origine de l’humanité avant d’être classé dans la famille des hominidés bipèdes
[20] Récit de voyage, réflexion sur la nature et la société, écrit par Thoreau lors d'une retraite dans une cabane construite au bord du lac Walden.
[21] Arnault Pierre, Futur antérieur : Art contemporain et rétrocipation, M19, Paris, 2012.
[22] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 191.
in Le précieux pouvoir des pierres, Silvana Editoriale, Milan / MAMAC, Nice, 2016.
Les minéraux suscitent la curiosité et l’émerveillement collectifs. Qui, petit ou grand, n’est pas parti à la chasse aux cailloux, collecter les spécimens les plus curieux pour les arranger en une constellation de petits trésors ? L’attrait des minéraux oscille entre la simple curiosité d’amateur et la contemplation esthétique, entre la croyance spirituelle ou magique et l’expérimentation scientifique. Utilisés depuis la Préhistoire dans la confection même de la peinture, les minéraux sont, peu à peu, réunis, conservés, arrangés et répertoriés au sein de collections privées, de cabinets de curiosités ou de galeries minéralogiques jusqu’à être représentés et devenir un sujet pictural à part entière à l’instar des somptueux tableaux de vitrines et spécimens minéralogiques de Leroy de Barde au xIxe siècle. Avec les évocations poétiques des surréalistes puis les expérimentations et installations de l’Arte Povera, du Land Art ou de Supports-Surfaces notamment, ces « involontaires chefs-d’oeuvre de l’univers » deviennent, au contact des artistes, oeuvres d’art. Aujourd’hui, les artistes utilisent les pierres brutes tels des ready-mades re-sensibilisés, les collectent, les mettent en scène ou les représentent, quand d’autres les soumettent à des expérimentations, les transforment et produisent des simulacres. Si l’histoire de l’emploi et de la représentation ou présentation des minéraux en art reste encore à écrire, aujourd’hui force est de constater l’engouement des artistes actuels pour la minéralogie. « Le précieux pouvoir des pierres » restitue les résonances et vibrations singulières que les artistes confèrent aux minéraux. Cette sorte de lithothérapie détournée se déploie en trois temps et peut se schématiser sous la forme suivante :
nature le spirituel le symbolique la mimèsis
sujet le voyage spatio-temporel les grands mystères le cabinet minéralogique,
de la nature , la vanité
objet la méditation ou l'étude le rituel la collecte
« Voici ce que je contemple à mon gré et manipule comme je veux une parcelle captive, miniaturisée, presque le modèle réduit de l’immensité de l’univers. » [3]
Les pierres constituent de précieuses archives de la terre. Elles induisent une dilatation du temps. À leur contact et lecture, l’homme pénètre dans des temps immémoriaux, ouvrant sur un voyage spatio-temporel dans la concrétion du monde et de l’univers. Car si les pierres semblent figées dans le temps, leurs strates sont le signe de l’évolution perpétuelle, constituant ainsi une sorte de mémoire vive de la planète. Par l’intermédiaire des pierres, les artistes tentent de connecter l’homme, la terre et l’univers en une expérience physique et métaphysique unique ou plongent le spectateur dans la relativité et l’impermanence de toutes choses, instillant le doute sur la perception de l’homme sur le monde. Dans les années 1990, Marina Abramovic ´ met au point des dispositifs interactifs utilisant la puissance de l’améthyste, réputée pour ses vertus spirituelles, apaisantes et protectrices. La sculpture Shoes for Departure [1991] est constituée de deux monolithes d’améthyste de 10 kilogrammes chacun taillés en sabots. Ces pierres sculptées, fragiles et précieuses, évoquent le vestige d’une archéologie du futur. Un cartel indique les instructions : « Enter the shoes with bare feet - Eyes closed - Motionless - Depart. Time: Limitless » [Entrer dans les chaussures les pieds nus - Yeux fermés - Immobile - Départ. Durée: Illimitée]. S’imaginant revêtu de ces chaussons célestes et protecteurs, le corps connecté à la pierre, le visiteur est invité à un voyage immobile. La sculpture constitue ainsi le point de lancement de cette expérience sensorielle au coeur du précieux pouvoir des pierres.
Les sculptures élégantes et minimales de marbre blanc de James Lee Byars [4] se dressent face au spectateur de manière énigmatique et soulèvent des questions ontologiques. Élémentaire, la sculpture Thin Disk with Hole [1994] est constituée d’un disque de 40 cm de diamètre taillé dans un marbre à la blancheur immaculée et éclatante, percé de manière presque imperceptible en son centre. Elle est à la fois paysage, entité philosophique et passage vers l’absolu. Elle évoque les disques Bi en jade de la Chine néolithique, dont la signification mystérieuse semble relier le corps et la terre, la vie et la mort.
L’installation Fluorescences [2015] d’Éric Michel agit elle aussi comme une « fenêtre ouverte » sur le monde. À l’intérieur d’une boîte-écran, sorte de caisse de résonance ultrasensorielle, monochromes et spécimens de fluorites [5] se révèlent sous les effets de la lumière noire. Les éléments naturels correspondent dans une alchimie secrète avec le parangon de l’activité humaine que constitue le tableau. Véritables blocs de lumière, minéraux et monochromes fonctionnent comme autant de portes à franchir pour toucher du regard la profondeur de l’immatériel. La fluorescence crée ainsi un paysage irradiant et enveloppant où tout semble connecté sans passer par le filtre du langage. Tout est à la fois spirituel et rationnel.
La pierre, lorsqu’elle agit comme un grain de sable, ramène constamment à l’ambigüité du réel et du monde. Avec les « Chair Events », associations aléatoires et poétiques de chaises et d’objets usuels, George Brecht sollicite la participation active du spectateur. Dans Chair with mineral specimen and equipment [1968], un minéral et un marteau posés sur une chaise peinte en blanc créent une tension palpable faisant basculer la scène en apparence anodine en un événement unique et sans cesse renouvelé, sollicitant l’imagination du spectateur.
Au sol, posée là simplement, presque oubliée, Pierre (7 février) [2008] d’Emmanuel Régent décrit une trajectoire inattendue connectant, dans une temporalité en suspens, l’ordinaire à une apparition poétique et ambivalente. La pierre recouverte d’argent par métallisation instille un sentiment d’inquiétante étrangeté. Loin de la sublimation alchimique, celle-ci semble comme contaminée. L’hypothèse trône inexorablement, tout est entre les mains du spectateur.
À partir de l’analyse des phénomènes occultes et des expérimentations scientifiques, Laurent Grasso crée une brèche interstitielle instillant le doute. Les frontières entre réalité et fiction, croyance et science, visible et non visible, passé, présent et futur sont troublées. Psychokinesis [2008] nous transporte dans un tableau surréaliste de René Magritte mouvant et sonore. Dans un paysage aride et désertique, un monolithe merveilleux et colossal se détache d’un ciel pur. Peu à peu, comme par un pouvoir surnaturel, la pierre s’extrait du sol avec une lenteur pesante. Le temps se dilate. La bande son sourde, grave et profonde intensifie cette latence. L’Atlantide magrittienne lévite dans le bleu du ciel et tourne sur elle-même, puis toujours dans une tension extrême, redescend s’incruster dans le paysage. Ce phénomène de lévitation de la matière par la pensée est également attesté par plusieurs peintures à l’esthétique faussement médiévale ou renaissante. Par ce détail anachronique, Studies into the Past s’inscrit dans un univers paradoxal, une sorte de temporalité à venir (puisqu’il s’agit d’un phénomène non attesté à ce jour) mais écrite au passé (comme en témoignent les nombreuses références historiques). Le fait que l’oeuvre ne soit pas datée renforce l’ambiguïté.
Les expérimentations scientifiques et photographiques du XIXe siècle nourrissent la création contemporaine. Les photographies noir et blanc de la série « Comment, par hasard, Henri Becquerel découvrit la radioactivité » [2009] de Bettina Samson procèdent de l’impression de planches photographiques au rayonnement d’une pechblende, sans aucune autre source de lumière. L’artiste rejoue les conditions accidentelles ayant conduit le physicien français à la découverte de la radioactivité en 1896 alors qu’il faisait des recherches sur la fluorescence des sels d’uranium. Ces tirages photographiques révèlent l’invisible ; ils évoquent la représentation de phénomènes occultes et surnaturels. La pierre devient une météorite au pouvoir magnétisant, se détachant du fond noir parsemé de poussières de lumière, synonyme de l’incommensurabilité de l’univers.
Aurore 451 [2015] d’Isabelle Giovacchini semble donner à voir l’apparition de phénomènes fantomatiques. Ces formes étranges et mystérieuses sont le résultat d’une expérience photographique réalisée à partir de photogrammes [6] des roses des sables retravaillés en positif de façon à figer les facettes et les jeux d’ombres portées de cette roche évaporite. Entre apparition et disparition, les photogrammes renversés de ces roches cristallisées renvoient à un aphorisme de Nietzsche sur la pétrification et la mort. L’étrange fossilisation est évoquée tant par le procédé photographique que par la nature de cette roche, née de l’évaporation des eaux infiltrées. Les formes qui apparaissent sur la surface du papier rappellent à la mémoire les enchevêtrements incendiaires à 451°, température à laquelle le papier s’enflamme et se consume, dans le roman dystopique de Ray Bradbury, Fahrenheit 451 [1953]. Pour Lames de fonds [2015-2016], l’artiste photographie derrière l’oeil d’un microscope des lamelles minces de roche réalisées à des fins d’étude [7]. Montées en vidéo, ces images pétrographiques restituent la constitution minéralogique des roches et une partie de leur histoire. Elles apparaissent comme une succession de mondes à explorer, imbriquant le passé au devenir.
« La vision que l’oeil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l’expérience, la culture et l’histoire, sans compter ce que, d’ellemême au besoin, elle invente ou rêve. » [8]
Le pouvoir supposé des pierres est parfois détourné. Ainsi, se dessinent d’étranges phénomènes et fantasmagories mêlant tour à tour magie, réalité et fiction, croyance et mythe. Amethyst Island [2011] de Valentin Souquet est disposée en suspens telle une console ou un autel. À la lisière entre l’objet de décoration et l’objet de rituel, cette sculpture représente une île noire évoquant les ruines et les cavernes des peintures romantiques. Dans ce paysage volcanique et onirique, une carafe censée contenir de l’absinthe est disposée sur une améthyste, puissante pierre réputée pour préserver des intoxications et de l’ivresse, et donc, des propriétés psychoactives de cette liqueur mythique et maudite. De l’autre côté du miroir, sous l’île mélancolique, des cristaux en bois brut, non contaminés par la bille noire, se propagent. La pierre philosophale évoque la météorite Absinthe qui dans l’Apocalypse de Jean s’écrase sur terre, pollue les fleuves et rivières, « et bien des gens moururent d’avoir bu de ces eaux empoisonnées. » [9]
Avec Sculptures découvertes sur l’île de Moana fa ‘a’ aro [2015], Aurélien Mauplot installe le visiteur dans l’histoire d’une forêt insulaire au coeur du Pacifique où des basaltes sont incrustés au coeur de troncs d’arbres écorcés. Des documents provenant de disciplines, d’époques et de contrées différentes (carte, photographie, récit et spécimens d’origine végétale, minérale et animale) décrivent une pratique tahitienne visant à soigner les arbres et réconcilier le volcan à la terre. Le basalte, constituant de la croûte océanique, est une roche magmatique utilisée pour ses bienfaits et vertus protectrices, fluidifiantes et apaisantes. Ce récit prend ses sources dans l’imaginaire intime et collectif suscité tant par les mythes et les légendes, que par les grandes découvertes et les mystères de la nature. Une certaine magie se dégage de cette forêt enchantée ou maudite, qui interroge la capacité de l’homme à croire et à s’émerveiller.
Dans un jeu de métaphores et de mythologies totalement démystifiées, Paul Armand Gette associe représentations de nus et de sexes féminins aux éléments de la nature (pierres, fleurs, fruits et eau). Parfois, les roches volcaniques et phalliques constituent des sortes d’autels mystérieux intensifiant la charge érotique des installations qui semblent hors du temps. Dans Solidifications devant la brûlante humidité des Nymphes [2013] une image de roses jaunes mouillées de la rosée du matin interagit avec des pierres volcaniques en érection, véritables lingams. Offrande à Aphrodite (L’Apothéose des fraises ou Les Menstrues de la déesse) [2009] invoque la divinité de l’amour et de la sexualité. Devant une impression sur bâche grand format d’un moulage de l’Aphrodite de Cnide [10], paradigme de l’érotisme du nu féminin, l’artiste assisté de jeunes femmes11, procède à une célébration en écrasant sur une dacite de Quenast vieille de 200 à 300 millions d’années des fruits rouges et des fleurs disposés dans des coupes en cristal. L’écoulement de la mixture évoque tant la perte de la virginité et les menstrues que les rituels ou sacrifices païens. La célébration peut se lire comme un hymne à la femme et à la liberté du modèle. L’association de la pierre et de la sexualité aux pouvoirs sibyllins renvoie irrévocablement à l’origine de l’humanité et du monde.
Evariste Richer révèle la beauté poétique inhérente aux sujets étudiés, distillant avec technicité et préciosité, une once d’émerveillement. Dans Masque à faire tomber la neige #1 [2010], l’artiste rapproche un morceau de calcite naturel à la fonction rituelle du masque. La pierre blanche, dont la matière grumeleuse et parsemée d’impuretés évoque la neige, est percée de deux petits trous. Présenté sous vitrine tel un objet ethnographique, ce masque anthropomorphe se mue en objet sacré relatant le désir de l’homme de comprendre et de maîtriser les phénomènes naturels.
Ce voyage au sein de la matière se retrouve d’une tout autre manière dans Cinco Anillos [2011] de Damián Ortega. L’artiste assemble des fragments de verre coloré, d’alliage (zamac), de câble métallique, de papier de verre et de tezontle, roche volcanique rouge utilisée dans le domaine de la construction au Mexique, en une sphère cosmique en suspension. Ces échantillons, à la fois pauvres et précieux, précaires et immuables, se muent en un monde en expansion où tout est séparé et en même temps connecté. La dynamique des couleurs et du vide, la suspension des éléments ainsi que la composition stratigraphique créent des jeux optiques impliquant la déambulation du spectateur. Le piège visuel renvoie à la magnétosphère et aux anneaux d’Uranus où ordre et chaos fusionnent. Cette sorte d’attrape-rêve ou d’objet chamanique confectionné à partir de petits riens suspendus, réinjecte du merveilleux, de la magie et de l’émerveillement dans la banalité du quotidien. Dans cette évocation du micro et du macrocosme, l’oeuvre Sol [2015] constitue une version recentrée à partir d’une simple boule carton, de kraft, de papier indien, de journal, de bambou, de mousse de polyuréthane et de colle, disposée au sol, un quartier tranché, ouvert comme un fruit afin de révéler ce qui est habituellement caché. La précarité des matériaux utilisés renvoie au caractère éphémère et transitoire de la condition humaine qui ne peut rivaliser avec la temporalité minérale et appréhender le monde dans sa totalité. L’oeuvre de l’artiste insisterait-elle sur le fait que nous vivons dans un monde d’apparences à la fois fragmenté et englobant ?
« Si j’éprouve durablement leur sorcellerie, c’est sans doute qu’ils [les minéraux] disposent pour agir sur moi de quelque autre ascendant. Voici des mois qu’avant d’entreprendre de les décrire, je subis leur fascination. Depuis que je connais leur existence, je n’ai pu résister à en acquérir davantage. L’appartement en est parsemé. » [12]
Les pierres de rêve, les paésines, les septarias, les jaspes, les agates, les grès et les dendrites sont réputés pour relier l’inerte à l’organique, en donnant naissance par « miracles stabilisés »[13] à des représentations du monde, des montagnes, des forêts et des paysages, et même des silhouettes humaines ou animales. Ces images acheiropoïètes, non faites de la main de l’homme mais du hasard de la nature, rivalisent ainsi avec la création artistique. Elles sont de l’ordre de la mimèsis, du simulacre, de l’apparence. Ces « involontaires chefs-d’œuvre de l’univers » participent d’un « fantastique naturel »14. Si les hommes recherchent les pierres de rêve, à l’instar du peintre chinois du xIxe siècle K’iao Chan qui signa l’une de ses peintures de la nature comme l’on produirait un ready-made, d’autres recherchent et collectionnent des petits cailloux disgracieux pour leur beauté grotesque et anthropomorphe à l’instar de Jean Dupuy dans la série « Polype-loupe » [1999-2013]. Placées sous une lentille biconvexe, ces bizarreries de la nature prennent vie. Leur observation lente et prolongée active les pouvoirs de l’imagination. À la fixité de la pierre, Jean Dupuy, « artiste paresseux », répond par l’effervescence mentale. Dans cet hymne à « la reine des facultés » [15] humaine qu’est l’imagination, l’artiste applique à ces galets écorchés « la morale du joujou » [16] baudelairienne, initiant l’enfant à la beauté artistique par sa capacité d’émerveillement et d’inventivité.
Dans un travail sur la mémoire des espaces-temps précaires ou oubliés, Ève Pietruschi récolte au gré de ses pérégrinations, des pierres curieuses et ordinaires qu’elle réinvestit par la technique du transfert photographique. Ces dessins de pierres glanées esquissent un mouvement double, à la fois archive d’une mémoire évanescente, et projection dans un devenir potentiel. Réunies en collection, ces « Récoltes » [2015], à la fois ébauches et ruines, esquissent les vestiges d’une archéologie du futur. Dans Pierres de rêve [2013], Marine Class transforme une caisse à outils en boîte à minéraux. Elle y conserve sa collection de pierres et cailloux pour la plupart collectés sur l’île de Tinos en Grèce. Dans une mimèsis jouant sur l’ambigüité entre présentation et représentation, réalité et simulacre, cette compilation miniature, mobile et pratique, peut se lire comme une interprétation contemporaine des collections de pierres de rêve. Le monde entier semble être contenu dans cette boîte. Disposés à l’intérieur, les spécimens sont conservés dans un écrin épousant leur forme ; extraits de la boîte, ils sont présentés sur des socles confectionnés par l’artiste devant un fond évoquant le trompe l’œil d’un marbre coloré. C’est alors que tout ce monde prend vie, les formes anthropomorphes ou les décors naturels qui se dessinent des petites pierres sur pied, façonnent un théâtre du monde dans un mouchoir de poche. En contre-point, un dessin d’une montagne évoque la puissance de l’imagination chère à Roger Caillois. [17]
Les cabinets de curiosités constituent des théâtres de la mémoire de l’homme sur le monde où les classifications entre le naturel et l’artificiel, l’organique et l’inorganique, se combinent aux arrangements esthétiques. Ces compositions qui décrivent notre rapport au monde et qui, de ce fait, ne cessent de fluctuer, sont mises à l’épreuve par la création artistique. Certains artistes imitent les pierres et leur présentation dans les cabinets de curiosités comme autant de mises en abîme, à l’image de Jean-Philippe Roubaud. La série « Souvenir du monde flottant » [2015], dédiée aux minéraux, est réalisée au graphite, élément natif présent dans la croûte terrestre ou dans les météorites et utilisé en peinture depuis les temps préhistoriques. Tout droit sorties d’un cabinet de curiosités imaginaire, ces vitrines minéralogiques sont truffées de détails iconographiques et symboliques. Cristaux et bézoards apparaissent en abondance évoquant la valeur narrative du cabinet de curiosités et la relativité de la connaissance humaine. Les bézoards, corps étrangers que l’on retrouve dans l’estomac de certains mammifères, ont été des objets très convoités pour leurs vertus curatives et alchimiques jusqu’au milieu du xVIIIe siècle alors que les cristaux, d’abord considérés comme un objet de curiosités ont permis d’appréhender, grâce à l’étude de leur structure, la composition de l’atome. Le titre de cette série (« ukiyo-e ») désigne d’ailleurs les estampes japonaises décrivant l’impermanence et la relativité de toute chose. Dans ce monde des apparences où tout n’est que leurre et illusion, la couleur du graphite appelle à la mélancolie. Cette série constitue une interprétation contemporaine du memento mori, rappelant le caractère éphémère, précaire et transitoire de la condition humaine.
Mêlant art, science, littérature, symbolique et savoir-faire, l’oeuvre d’Hubert Duprat regorge des sculptures de minéraux magnifiant la structure et les propriétés physiques des pierres. Pour Sans titre [2008], l’artiste réalise un tas de plusieurs tonnes de magnétites, disposé au sol telle une sculpture minimaliste et conceptuelle. Naturellement aimantées et taillées en cabochon, ces pierres qui tirent leur nom du mont grec Magnetos, dessinent cependant un amas étrange oscillant entre le minéral et l’organique. De l’amoncellement de bijoux scintillants à la concentration de diptères nécrophages, cette sculpture susurre à l’oreille du spectateur le précieux avertissement « Souviens-toi que tu vas mourir ». Dans les séries « Les Quartz » et « Les Micas » [2014], Marion Catusse rehausse ces minéraux d’un élément bleu qui imite, avec de la colle et de l’encre, la cellule souche humaine, brouillant les catégories naturalistes. La magnificence de la pointe d’or déposée sur le quartz donne à la pierre l’apparence d’un crâne animal, constituant une formidable vanité.
Certains artistes jouent sur le leurre et le simulacre et créent de toutes pièces leurs propres pierres. Comme en « hommage au zèle dérisoire et à l’exploit inutile » [18] des pierres de rêve, Michel Blazy réalise de somptueuses fresques et tableaux où se dessine un monde minéralisé à partir de crème chocolat et vanille en collaboration avec les souris. Il transforme des bonbons en de splendides galets aux couleurs vives, il confectionne des météorites à partir de coton et de lentilles, il crée ses propres agates et septarias à l’aide de papier peint gorgé d’eau et de colorant alimentaire. Ces « Pierres qui sèchent » [2015] évoluent ainsi au fil du temps ; elles rejouent les effets de la cristallisation et rappellent que les pierres en apparence inertes demeurent en perpétuelle mutation et enregistrent, tel un sismographe, les pulsations de la planète. Par ces effets et expérimentations Low Tech, Michel Blazy observe le vivant et donne à appréhender le devenir.
Avec 412 leere liter bis zum Anfang [2008], Alicja Kwade réalise un magnifique et merveilleux tas de particules aux reflets verts et gris dessinant un paysage minéral mystérieux à partir de simples bouteilles de Champagne réduites en poudre. L’effet produit, éclatant et scintillant, contraste avec la trivialité des matériaux employés. Révélant le merveilleux niché dans la banalité du quotidien, cet amas de bouteilles de Champagne brisées symbolise la vacuité de l’existence humaine et des rêves escomptés. Lucy [2004-2006] représente un diamant noir réalisé à partir de charbon compressé et d’agent adhésif. Disposé sous cloche, le cristal noir n’a rien à envier aux diamants les plus convoités. À l’instar du fossile nommé Lucy [19] qui a révolutionné notre conception de l’origine de l’humanité, ce cristal noir fonctionne comme un leurre.
Emmanuel Régent collectionne comme autant de précieuses pierres des morceaux de coques de bateau de petites et grandes dimensions. Ces vestiges d’archéologies sous-marines sont repêchés par l’artiste dans la baie de Villefranchesur-Mer dans les Alpes-Maritimes. Présentée au mur, la série « Mes naufrages » [2005-2015] dessine un horizon flottant. À l’instar des paésines (pierres de paysage), ces fragments épars fonctionnent comme des morceaux de peinture, des chefs-d’oeuvre involontaires de la Méditerranée.
Evariste Richer capture la texture brillante et friable des micas par le procédé photographique du Cibachrome (technique de développement photographique ancienne permettant un tirage positif-positif). Les feuilles de micas, placées une à une dans l’agrandisseur photographique, se révèlent directement sur le papier Cibachrome. Fossilisés, « Les Micachromes » [2012] invitent ainsi à un voyage dans les strates du temps.
Fasciné par la minéralogie et la science, adepte de « bricologie », Guillaume Gouerou conçoit « Metatron Project » [2013-2016] dont le titre renvoie à une puissance ou à un trône divin, installant cette expérience dans une quête quasi alchimique ou démiurgique. Une forme géométrique complexe, un rhombicuboctaèdre en métal, sert d’armature à un four MW 6400 construit par l’artiste pour faire fondre les minéraux et en constituer de nouveaux. À partir de pierres glanées ici et là, l’artiste crée ses propres pierres qu’il nomme Fulgurites, roches évaporites nées de la rencontre entre la foudre et les sols riches en silice du désert, insistant sur la capacité de l’artiste à créer à partir du feu. Retravaillées avec un joaillier, les oeuvres de l’artiste, prennent l’apparence de pierres précieuses. Dans Concretus Lamento [2015], Pierre Laurent Cassière joue avec les sonorités de stalactites lithopones. Dans une grotte, vielle de plusieurs millions d’années, l’arpenteur se filme en plan serré alors qu’il percute ces concrétions calcaires à main nue. Il en réveille les résonances, captées par des microphones placés à fleur de pierre. L’enregistrement de l’action subit ensuite un double renversement, spatial et temporel. La rotation de l’image à 180° transforme les stalagmites en stalactites, tandis que la lecture de la vidéo à l’envers – comme rembobinée – entraîne une lecture inversée de la bande son. L’oeuvre convoque ainsi le corps, la terre et la mémoire à travers une expérience d’écoute. La basse continue, diffusée dans l’espace d’exposition, transporte le visiteur dans un espace-temps étrange, mêlant les souvenirs à la concrétion du monde. L’image en noir et blanc révèle les plis de ces cônes de calcaire, formés goutte à goutte telles des pierres de larmes. Le titre de l’oeuvre renvoie d’ailleurs aux chants évoquant la tristesse et la plainte, non sans en souligner une certaine dimension baroque.
D’un paysage de montagne dessiné au graphite, une pierre semble s’être détachée pour atterrir dans l’espace d’exposition. L’ampleur et le traitement du dessin rappellent en mémoire tant la peinture romantique que la photographie du XIXe siècle transportant le spectateur dans un voyage spatio-temporel. Ce dessin recèle d’ailleurs un manque, d’où pourrait provenir cette pierre extraordinaire constituée de poudre de météorites. Cassée, la sculpture révèle en son antre un homme replié sur lui-même et enveloppé dans une couverture de survie. Est-ce un voyageur spatial fossilisé provenant d’un futur antérieur ? Un nomade ? Un refugié ? Tout est hypothétique et rappelle la condition précaire de l’humanité et du monde. Observant cette scène derrière la patine de vitrines sales et vieillies, le spectateur-explorateur est plongé hors du temps. Dans cette échappée, Didier Mahieu laisse le champ d’interprétation ouvert. En écho à Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau (1854) [20], Oversoul Undersoul [2015] suggère, par le voyage, la nature et les mythes, une réflexion mélancolique sur le monde.
Les pierres, par leur beauté spontanée, semblent à la fois contenir le passé originel et le devenir, le mouvement perpétuel et le transitoire, la science et les grands mystères de la nature. Qu’elles soient spirituelles, symboliques ou mimétiques, les pierres attestent de la relativité et de l’impermanence des choses et du monde ; elles mettent en doute le principe de réalité et de vraisemblance, interrogent les modes de connaissance, de perception et de croyance. Véritables mémoires vives de la planète et de l’univers, elles suggèrent un questionnement sur le monde passé, présent et à venir. Dans une temporalité que l’on pourrait qualifier de « futur antérieur »[21] tant l’imbrication entre des temporalités est inextricable, les artistes réévaluent le pouvoir de l’imagination. Ils transmettent le plaisir et l’émotion provoqués par la contemplation du monde et les grandes découvertes. Ils distillent l’idée selon laquelle il est encore possible de rêver et de se projeter dans le futur. Car, grâce au pouvoir de l’imagination, « Toute pierre est montagne en puissance »[22], tout homme est grain de sable, force de résistance.
[1] Roger Caillois, La Lecture des pierres, xavier Barral, Paris / Muséum d’Histoire naturelle de Paris, 2015, p. 191.
[2] Massimiliano Giono, in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 237.
[3] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 385.
[4] En 2012, le MAMAC a présenté une installation de sculptures de marbre blanc de l’artiste sur près de 400 m² dans l’exposition « KLEIN-BYARSKAPOOR » : KLEIN-BYARSKAPOOR, Cudemo, Bordighera / MAMAC, Nice, 2012 [cat. exp.].
[5] Fluorites prêtées généreusement par le Muséum d’Histoire naturelle de Nice.
[6] Images d’objets placés sur un film photosensible puis exposées à une source lumineuse.
[7] Matériel mis à disposition par le Muséum d’Histoire naturelle de Nice.
[8] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 331.
[9] L’Apocalypse de Jean.
[10] L’Aphrodite de Cnide constitue la première représentation en pied d’un nu féminin dans la statuaire grecque. L’histoire dit que le sculpteur Praxitèle prit pour modèle sa maîtresse, la célèbre courtisane Phryné, au sortir d’un bain en l’honneur de Déméter. Praxitèle aurait réalisé deux sculptures, l’une vêtue, l’autre nue, portant la main droite devant son sexe et tenant de la main gauche un vêtement. Cette sculpture qui fut vendue aux citoyens de Cnide connut un vif succès. De nombreuses anecdotes, moulages et interprétations relatent son pouvoir érotique. La photographie de Paul Armand Gette a été réalisée en 1999 à partir d’un moulage de la villa Médicis nommé Aphrodite à l’Ailante, pour le feuillage cachant son sexe.
[11] Anna Balkin, Morgane Lepechoux et Elisabeth Verrat, étudiantes à l’école municipale d’arts plastiques de Nice.
[12] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 385.
[13] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 233.
[14] Massimiliano Giono, in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 237 et Roger Caillois, Ibid., p. 333.
[15] Charles Baudelaire, « Salon de 1859 : La Reine des facultés », in Id., Écrits sur l’art, Le livre de Poche, Paris, 1999, p. 366-371.
[16] Charles Baudelaire, « La morale du joujou », 1853, in Id., Écrits sur l’art, op. cit., p. 243-250.
[17] « Toute pierre est montagne en puissance. », in Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 191.
[18] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 205.
[19] Premier fossile relativement complet datant d’environ 3 millions d’années, découvert en 1974 en Éthiopie et considéré d’abord comme une espèce à l’origine de l’humanité avant d’être classé dans la famille des hominidés bipèdes
[20] Récit de voyage, réflexion sur la nature et la société, écrit par Thoreau lors d'une retraite dans une cabane construite au bord du lac Walden.
[21] Arnault Pierre, Futur antérieur : Art contemporain et rétrocipation, M19, Paris, 2012.
[22] Roger Caillois, La Lecture des pierres, op. cit., p. 191.