La force du dessin
Entretien de Jean-Philippe Roubaud
Par Rébecca François
Nice/Le Cannet – 3 décembre 2018
Cinq and après ta sortie de l’École nationale des beaux-arts (Villa Arson, Nice) en 1997, tu travailles en binôme et développes un travail essentiellement de peinture à quatre mains. Depuis 2015, tu mènes une carrière solo tournée exclusivement vers le dessin. Dans quelle mesure le dessin est-il pour toi une pratique éminemment personnelle ?
Cette décision a été à la fois pragmatique et amoureuse. Sans atelier, j’ai été amené à utiliser des moyens rudimentaires pour me remettre au travail -la feuille de papier et le crayon- puis les choses se sont faites naturellement. J’ai redécouvert le dessin, recommencé à le penser, à le développer. La pratique s’est fabriquée au fur et à mesure, un peu comme quand on griffonne lorsqu’on est au téléphone.
Mon travail de professeur de dessin académique pendant dix ans à l’École municipale d’arts plastiques de Nice a forcément nourri ma pratique. De même, ma formation de sculpteur sur pierre, mon expérience pointue de la peinture ainsi que mes travaux plus alimentaires de peintre décoratif ou restaurateur ont enrichi ma manière de penser le dessin.
C’est également un espace que je n’avais pas abordé avec mon binôme, un espace vierge sur lequel je pouvais réfléchir.
Peux-tu revenir sur la technique que tu as mise au point ?
J’ai commencé à dessiner de manière extrêmement simple et classique : crayon gris-feuille ; sans désir de couleur afin de m’éloigner le plus de la question de la peinture. Et puis, en cherchant des contrastes, j’ai commencé à utiliser le graphite, à le mouiller, à le travailler en lavis. Ce n’est pas parce que j’utilise le pinceau que je peins. La peinture s’attache aux contrastes simultanés. Elle est affaire de lumières, de peaux et de couches, alors que le dessin n’est affaire que de dépôts et d’ombres.
Ce recentrement sur un medium unique est-il une manière pour toi de montrer la suprématie du dessin ?
Le dessin est souvent considéré comme un point de départ d’une oeuvre. Or, le dessin utilise les codes de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture ; il peut donc réunir l’ensemble de ces pratiques. Plus que sa suprématie, je revendique l’équité du médium et prône l’autonomie de la discipline.
Ma pratique est une sorte d’antithèse de la transversalité. Je trouve intéressant de revenir à quelque chose de simple et de basique en termes de technique –l’abécédaire du dessin en quelque sorte : feuille de papier, crayon et poudre de graphite- pour ensuite aller plus loin en termes de références et de questionnements.
Les pièces en volume, par exemple, sont une manière de structurer le regard et d’induire un rapport corporel au dessin. Elles abordent la question de l’installation dans le dessin. Une action simple (rouler une feuille de papier et la disposer dans l’espace de manière auto-stable) donne naissance à un volume, qui, répétée, multipliée, devient palissade, mur, bâtiment, architecture. Dans l’architecture, le dessin est considéré comme le point de départ ; ici le dessin est à la fois l’esquisse, le plan et le volume.
Ta pratique du dessin vise à englober toutes les disciplines, à l’image d’une conquête ? Peut-on parler d’une vision programmatique ?
Oui, c’est un projet global, sur le long terme, qui implique une multitude de séries qui ne sont pas encore réalisées. J’utilise la grammaire du dessin pour mieux la définir. Qu’est-ce qu’un dessin ? Quelle relation entretient-t-il avec l’image ou avec le politique ? Quel lien a-t-il avec la peinture, la sculpture l’architecture mais aussi l’installation, l’art urbain, etc. À quel moment, l’aquarelle doit-elle être considérée comme du dessin ? Il y a des questions que je n’ai pas encore abordées. Par exemple, comment parler du trait ? Qu’est-ce qu’un croquis ? À quel moment acquiert-t-il une importance ? Ce sont des problématiques fondamentales dont le dessin ne peut s’extraire. La question de l’usure du papier et sa conservation, aussi.
En terme de développement, la manière dont Gerhard Richter lie ses différentes séries de peinture jusqu’à redéfinir notre manière de voir les éléments qu’il peint m’intéresse fortement. Le fait qu’on retrouve certains détails abstraits dans les tableaux hyperréalistes est magistral. Tout se recoupe et s’intègre dans une vision globale.
Est-ce aussi une réponse à l’essor du dessin contemporain ?
Il y a une sorte de proximité dans le dessin qui fait qu’il parait moins intimidant que la peinture ou la sculpture par exemple. Mais ce n’est pas une sorte de fourre-tout, quelque chose qu’on gratouille quelques jours par an pour exposer dans une foire. Ce n’est pas une prime à la modestie. Pour ma part, je cherche à montrer la puissance du dessin. Attention, je ne suis pas le seul à faire cela ! Certains artistes le font magistralement comme Jean-Luc Verna, Jérôme Zonder, Abdelkader Benchamma... Robert Longo et Vija Clemens affirment aussi le médium dessin par rapport à la photographie de manière très puissante. Actuellement, on est cependant face à un paradoxe : l’éclosion du dessin dans l’art contemporain et en même temps l’absence de questionnement. On le considère souvent comme quelque chose de charmant. Or, il n’y a rien de léger dans le dessin et il n’y a rien de plus coupant qu’une simple feuille de papier.
De quelle manière questionnes-tu les codes de la peinture à travers le dessin ?
La peinture reste le moyen privilégié d’accéder à la lecture et à la compréhension des images. Même quand je traite de la photographie ou même de la sculpture, j’ai toujours dans un coin de ma tête les images produites par la peinture. On en revient au travail de l’historien d’art Aby Waburg sur la survivance des images à travers les siècles. Il y a des sujets qui ont tellement été puissamment utilisés par la peinture, comme l’imitation, que celle-ci sous-tend notre appréhension des images. L’intérêt est pour moi de montrer à quel point le dessin n’est pas de la peinture tout en utilisant ses codes. L’oeuvre La Fenêtre est constituée de feuilles de papier roulées et disposées verticalement jusqu’à former une architecture. Des cartes postales sont placardées sur des effets de faux-bois, tous deux en trompe l’oeil. Chacune fait référence à un moment de la peinture de paysage : marines à la Eugène Boudin, sous-bois à la Gustave Courbet, etc. Dans cette pièce, j’utilise l’architecture, la reproduction photographique, mais je parle clairement de l’illusionnisme de la peinture et de son rapport à la veduta. Appeler une oeuvre La Fenêtre, c’est déjà faire une référence à la peinture, sauf qu’ici celle-ci s’ouvre sur un mur blanc.
Peut-on dire que tu dessines la peinture ?
Dans Limitation du paysage, j’aborde la question de la fresque et la manière de dessiner la peinture. Une représentation, faisant référence aux fresques néogothiques comme celles d’Andrea Mantegna ou Benezzo Gozzoli, fait face à des « fenêtres architecturales » traitées en monochromes. Ces « zones noires » renvoient également à la peinture abstraite d’un Ad Reinhardt ou d’un Pierre Soulages, mais aussi à un espace forclos ou cramé ; c’est une projection fondamentalement ambiguë. Le dessin permet un écart, un pas de côté. Il ne s’agit pas de pastiche ou de citation mais plutôt d’emprunt à la peinture. Par contre la technique, l’emploi du noir et blanc et l’utilisation de la feuille de papier permettent de faire exister la question du dessin.
Tes dessins ne cessent de montrer ce qu’ils sont c’est-à-dire des dépôts de graphite sur du papier. Quelle place accordes-tu à leur accrochage ?
Le système d’accrochage de mes dessins insiste sur cette notion. Je travaille sur des feuilles de papier que je roule et pose au sol, ou que je fixe au mur par un système d’oeillets et de rivets. Ce mode d’accrochage permet de laisser la feuille libre et flottante de manière à montrer la matérialité même du support. Le dessin bouge, reste suspendu dans l’espace. Il n’est pas aplati, tendu ou figé par un cadre. Il n’est pas cloué ou aimanté sans aucune justification. Ces solutions restent dans une économie du travail. Tout est montré. Il y a une morsure du papier qui sépare l’espace du dessin de celui de l’accroche. J’aime cette proximité du dessin qui effraie les professionnels des musées. L’usure, la dégradation, les traces de doigt font partie de la vie du dessin. La plupart du temps, mes dessins sont montrés une première fois non encadrés et lorsqu’ils sont encadrés pour des raisons de conservation, ils restent flottants dans le cadre et montrent leur système d’accrochage. D’une contrainte nait un sens fort. De même, j’utilise le procédé de gaufrage quand je représente un objet grandeur nature. Cette sorte de morsure de réel inversée rend plus présente encore l’objet que je cite et le spécifie.
Ton travail met en abyme la question de la représentation. Pourquoi ce focus sur l’illusion ?
La question de l’illusionnisme est le point de départ de ma pratique. La première raison est affective. L’illusionnisme, l’hyperréalisme, c’est le truc qui épate. Au départ, j’ai commencé par recopier des tableaux florentins et en les recopiant j’ai appris à les aimer. Cependant, la technique, c’est comme les bagages, ce n’est pas tout d’en avoir, il faut savoir où les poser. Aujourd’hui, tout le monde produit des images. Pourquoi dessiner aussi précisément une image, y passer autant de temps, si ce n’est pour montrer plus spécifiquement cette image. Par exemple, comment expliquer que Van Eyck passait autant de temps à faire tous ces détails sinon par acte de foi, pour la peinture elle-même ? Et s’il y a bien un truc en lequel je crois c’est la puissance artistique, l’investissement par rapport à cette puissance intrinsèque qui arrête le temps.
Comme dans la série « Souvenirs de Tarkovsky » ?
Oui, les polaroïds d’Andreï Tarkosky, que je découvre par hasard, viennent taper à ma mémoire et à mon coeur alors même que je cherchais un sujet pour parler de la photographie et travailler le dessin comme la possibilité de reproduire un fac-similé. Ils ont cette évanescence propre au polaroïd qui rappelle les effets de flou que j’aime tant dans les peintures de Richter. Par ailleurs, j’aime le fait que Tarkosky ne les considérait pas comme des oeuvres d’art à part entière. Ainsi, réaliser un fac-similé d’un objet unique m’intéressait encore davantage -le polaroïd, c’est l’inverse de ce qu’est la photographie, puisque c’est une photographie unique-. Les fonds noirs traités à la brosse rappellent presque les traces des rouleaux des photocopieurs. Si in fine on regarde un dessin qui fait penser à la photocopie d’une photographie, on se retrouve face à un dessin difficile à déterminer. J’aime avoir ce trouble-là, ce temps de flottement pour le spectateur. Le polaroïd a ce côté futile mais il est intéressant de se cogner aux objets, de les travailler le plus sérieusement possible. Le dessin et l’hyperréalisme sont de bons outils de fixation.
Tu mets en scène le pouvoir illusionniste du dessin mais aussi celui des idéologies. Ton travail est-il une mise en abyme de la fin des illusions modernes ?
« Les Barricades » représentent des fac-similés de slogans de grèves passées placardés sur un effet « faux bois », de mai 68 aux revendications féministes aux réclamations des mineurs dans les années 1980 en Angleterre. Cette série permet d’expérimenter autant le trompe-l’oeill, que le graffiti, que le pochoir ; elle révèle les rapports entre le dessin et l’art urbain, aborde la question de l’art politique qui me tient à coeur depuis les beaux-arts. « Les Barricades » sont constituées d’un dessin de 9 mètres de long qui peut être en partie accroché au mur via des rivets ou être totalement autoportant. Le fait que le dessin s’enroule sur lui-même empêche de le voir en totalité. Malgré la souplesse et la fragilité de la feuille de papier, l’installation crée un volume qui influe, par convention, sur le mouvement des visiteurs. Les barricades deviennent dès lors mentales.
« Alamo » fait référence au fort des Texans, symbole de la résistance désespérée. Cette oeuvre me fait penser à un fort de rondins Playmobil®. Le système est tellement simple. Ce sont des petits rouleaux de papier simplement posés au sol à la verticale ; tout est faux, tout est léger, un peu comme chez Méliès. Les faux rondins sont placardés de fac-similés de manifestes artistiques (de Dada, du Bauhaus, etc). Il s’agit ici aussi de révoltes et de questions politiques. Les fac-similés sont représentés abîmés voire brûlés. Il y a quelque chose d’assez triste et mélancolique car finalement ce qui est montré n’est qu’une révolution de papier. Ces séries possèdent effectivement un caractère « fin des avant-gardes », « fin des illusions ». Mon travail questionne d’ailleurs le souvenir : la carte postale, le polaroïd, l’assiette en porcelaine…
Même les sujets d’actualité sont traités dans un rapport au souvenir. Ton travail entretient-il un rapport à la mélancolie ?
Il est difficile de se positionner dans le monde dans lequel on vit sans devenir ni donneur de leçon, ni un fabricant de slogan. Les « Souvenir de… » sont une réponse à l’actualité migratoire. Ces assiettes montrent qu’une frontière n’est qu’un lieu de passage qui n’a aucune existence réelle, aucun autre caractéristiques qu’une image suburbaine. Le passage d’une frontière est un point de cristallisation de la mémoire.
Si mélancolie il y a, c’est face à l’ampleur de la tâche. Dans un même temps, j’ai l’impression que ce que je fais n’est que du papier et je me réveille chaque matin dans une urgence en me disant qu’il faut que je donne le meilleur de moi. Dans ces moments, je veux être le dessin. Je veux multiplier les questionnements : la fresque, le croquis, l’architecture, l’abstraction, la photographie. C’est une sorte de désespérance et d’égo surdimensionné qui produit une forme de mélancolie vitale qui me fait avancer et qui contient dans son affirmation toute la vacuité de la vie. Comment travailler une série qui regroupe une multitude de références qui s’autoalimente. Comment créer quelque chose de puissant, de circulaire si la question de chef d’oeuvre n’existe pas.
Entretien de Jean-Philippe Roubaud
Par Rébecca François
Nice/Le Cannet – 3 décembre 2018
Cinq and après ta sortie de l’École nationale des beaux-arts (Villa Arson, Nice) en 1997, tu travailles en binôme et développes un travail essentiellement de peinture à quatre mains. Depuis 2015, tu mènes une carrière solo tournée exclusivement vers le dessin. Dans quelle mesure le dessin est-il pour toi une pratique éminemment personnelle ?
Cette décision a été à la fois pragmatique et amoureuse. Sans atelier, j’ai été amené à utiliser des moyens rudimentaires pour me remettre au travail -la feuille de papier et le crayon- puis les choses se sont faites naturellement. J’ai redécouvert le dessin, recommencé à le penser, à le développer. La pratique s’est fabriquée au fur et à mesure, un peu comme quand on griffonne lorsqu’on est au téléphone.
Mon travail de professeur de dessin académique pendant dix ans à l’École municipale d’arts plastiques de Nice a forcément nourri ma pratique. De même, ma formation de sculpteur sur pierre, mon expérience pointue de la peinture ainsi que mes travaux plus alimentaires de peintre décoratif ou restaurateur ont enrichi ma manière de penser le dessin.
C’est également un espace que je n’avais pas abordé avec mon binôme, un espace vierge sur lequel je pouvais réfléchir.
Peux-tu revenir sur la technique que tu as mise au point ?
J’ai commencé à dessiner de manière extrêmement simple et classique : crayon gris-feuille ; sans désir de couleur afin de m’éloigner le plus de la question de la peinture. Et puis, en cherchant des contrastes, j’ai commencé à utiliser le graphite, à le mouiller, à le travailler en lavis. Ce n’est pas parce que j’utilise le pinceau que je peins. La peinture s’attache aux contrastes simultanés. Elle est affaire de lumières, de peaux et de couches, alors que le dessin n’est affaire que de dépôts et d’ombres.
Ce recentrement sur un medium unique est-il une manière pour toi de montrer la suprématie du dessin ?
Le dessin est souvent considéré comme un point de départ d’une oeuvre. Or, le dessin utilise les codes de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture ; il peut donc réunir l’ensemble de ces pratiques. Plus que sa suprématie, je revendique l’équité du médium et prône l’autonomie de la discipline.
Ma pratique est une sorte d’antithèse de la transversalité. Je trouve intéressant de revenir à quelque chose de simple et de basique en termes de technique –l’abécédaire du dessin en quelque sorte : feuille de papier, crayon et poudre de graphite- pour ensuite aller plus loin en termes de références et de questionnements.
Les pièces en volume, par exemple, sont une manière de structurer le regard et d’induire un rapport corporel au dessin. Elles abordent la question de l’installation dans le dessin. Une action simple (rouler une feuille de papier et la disposer dans l’espace de manière auto-stable) donne naissance à un volume, qui, répétée, multipliée, devient palissade, mur, bâtiment, architecture. Dans l’architecture, le dessin est considéré comme le point de départ ; ici le dessin est à la fois l’esquisse, le plan et le volume.
Ta pratique du dessin vise à englober toutes les disciplines, à l’image d’une conquête ? Peut-on parler d’une vision programmatique ?
Oui, c’est un projet global, sur le long terme, qui implique une multitude de séries qui ne sont pas encore réalisées. J’utilise la grammaire du dessin pour mieux la définir. Qu’est-ce qu’un dessin ? Quelle relation entretient-t-il avec l’image ou avec le politique ? Quel lien a-t-il avec la peinture, la sculpture l’architecture mais aussi l’installation, l’art urbain, etc. À quel moment, l’aquarelle doit-elle être considérée comme du dessin ? Il y a des questions que je n’ai pas encore abordées. Par exemple, comment parler du trait ? Qu’est-ce qu’un croquis ? À quel moment acquiert-t-il une importance ? Ce sont des problématiques fondamentales dont le dessin ne peut s’extraire. La question de l’usure du papier et sa conservation, aussi.
En terme de développement, la manière dont Gerhard Richter lie ses différentes séries de peinture jusqu’à redéfinir notre manière de voir les éléments qu’il peint m’intéresse fortement. Le fait qu’on retrouve certains détails abstraits dans les tableaux hyperréalistes est magistral. Tout se recoupe et s’intègre dans une vision globale.
Est-ce aussi une réponse à l’essor du dessin contemporain ?
Il y a une sorte de proximité dans le dessin qui fait qu’il parait moins intimidant que la peinture ou la sculpture par exemple. Mais ce n’est pas une sorte de fourre-tout, quelque chose qu’on gratouille quelques jours par an pour exposer dans une foire. Ce n’est pas une prime à la modestie. Pour ma part, je cherche à montrer la puissance du dessin. Attention, je ne suis pas le seul à faire cela ! Certains artistes le font magistralement comme Jean-Luc Verna, Jérôme Zonder, Abdelkader Benchamma... Robert Longo et Vija Clemens affirment aussi le médium dessin par rapport à la photographie de manière très puissante. Actuellement, on est cependant face à un paradoxe : l’éclosion du dessin dans l’art contemporain et en même temps l’absence de questionnement. On le considère souvent comme quelque chose de charmant. Or, il n’y a rien de léger dans le dessin et il n’y a rien de plus coupant qu’une simple feuille de papier.
De quelle manière questionnes-tu les codes de la peinture à travers le dessin ?
La peinture reste le moyen privilégié d’accéder à la lecture et à la compréhension des images. Même quand je traite de la photographie ou même de la sculpture, j’ai toujours dans un coin de ma tête les images produites par la peinture. On en revient au travail de l’historien d’art Aby Waburg sur la survivance des images à travers les siècles. Il y a des sujets qui ont tellement été puissamment utilisés par la peinture, comme l’imitation, que celle-ci sous-tend notre appréhension des images. L’intérêt est pour moi de montrer à quel point le dessin n’est pas de la peinture tout en utilisant ses codes. L’oeuvre La Fenêtre est constituée de feuilles de papier roulées et disposées verticalement jusqu’à former une architecture. Des cartes postales sont placardées sur des effets de faux-bois, tous deux en trompe l’oeil. Chacune fait référence à un moment de la peinture de paysage : marines à la Eugène Boudin, sous-bois à la Gustave Courbet, etc. Dans cette pièce, j’utilise l’architecture, la reproduction photographique, mais je parle clairement de l’illusionnisme de la peinture et de son rapport à la veduta. Appeler une oeuvre La Fenêtre, c’est déjà faire une référence à la peinture, sauf qu’ici celle-ci s’ouvre sur un mur blanc.
Peut-on dire que tu dessines la peinture ?
Dans Limitation du paysage, j’aborde la question de la fresque et la manière de dessiner la peinture. Une représentation, faisant référence aux fresques néogothiques comme celles d’Andrea Mantegna ou Benezzo Gozzoli, fait face à des « fenêtres architecturales » traitées en monochromes. Ces « zones noires » renvoient également à la peinture abstraite d’un Ad Reinhardt ou d’un Pierre Soulages, mais aussi à un espace forclos ou cramé ; c’est une projection fondamentalement ambiguë. Le dessin permet un écart, un pas de côté. Il ne s’agit pas de pastiche ou de citation mais plutôt d’emprunt à la peinture. Par contre la technique, l’emploi du noir et blanc et l’utilisation de la feuille de papier permettent de faire exister la question du dessin.
Tes dessins ne cessent de montrer ce qu’ils sont c’est-à-dire des dépôts de graphite sur du papier. Quelle place accordes-tu à leur accrochage ?
Le système d’accrochage de mes dessins insiste sur cette notion. Je travaille sur des feuilles de papier que je roule et pose au sol, ou que je fixe au mur par un système d’oeillets et de rivets. Ce mode d’accrochage permet de laisser la feuille libre et flottante de manière à montrer la matérialité même du support. Le dessin bouge, reste suspendu dans l’espace. Il n’est pas aplati, tendu ou figé par un cadre. Il n’est pas cloué ou aimanté sans aucune justification. Ces solutions restent dans une économie du travail. Tout est montré. Il y a une morsure du papier qui sépare l’espace du dessin de celui de l’accroche. J’aime cette proximité du dessin qui effraie les professionnels des musées. L’usure, la dégradation, les traces de doigt font partie de la vie du dessin. La plupart du temps, mes dessins sont montrés une première fois non encadrés et lorsqu’ils sont encadrés pour des raisons de conservation, ils restent flottants dans le cadre et montrent leur système d’accrochage. D’une contrainte nait un sens fort. De même, j’utilise le procédé de gaufrage quand je représente un objet grandeur nature. Cette sorte de morsure de réel inversée rend plus présente encore l’objet que je cite et le spécifie.
Ton travail met en abyme la question de la représentation. Pourquoi ce focus sur l’illusion ?
La question de l’illusionnisme est le point de départ de ma pratique. La première raison est affective. L’illusionnisme, l’hyperréalisme, c’est le truc qui épate. Au départ, j’ai commencé par recopier des tableaux florentins et en les recopiant j’ai appris à les aimer. Cependant, la technique, c’est comme les bagages, ce n’est pas tout d’en avoir, il faut savoir où les poser. Aujourd’hui, tout le monde produit des images. Pourquoi dessiner aussi précisément une image, y passer autant de temps, si ce n’est pour montrer plus spécifiquement cette image. Par exemple, comment expliquer que Van Eyck passait autant de temps à faire tous ces détails sinon par acte de foi, pour la peinture elle-même ? Et s’il y a bien un truc en lequel je crois c’est la puissance artistique, l’investissement par rapport à cette puissance intrinsèque qui arrête le temps.
Comme dans la série « Souvenirs de Tarkovsky » ?
Oui, les polaroïds d’Andreï Tarkosky, que je découvre par hasard, viennent taper à ma mémoire et à mon coeur alors même que je cherchais un sujet pour parler de la photographie et travailler le dessin comme la possibilité de reproduire un fac-similé. Ils ont cette évanescence propre au polaroïd qui rappelle les effets de flou que j’aime tant dans les peintures de Richter. Par ailleurs, j’aime le fait que Tarkosky ne les considérait pas comme des oeuvres d’art à part entière. Ainsi, réaliser un fac-similé d’un objet unique m’intéressait encore davantage -le polaroïd, c’est l’inverse de ce qu’est la photographie, puisque c’est une photographie unique-. Les fonds noirs traités à la brosse rappellent presque les traces des rouleaux des photocopieurs. Si in fine on regarde un dessin qui fait penser à la photocopie d’une photographie, on se retrouve face à un dessin difficile à déterminer. J’aime avoir ce trouble-là, ce temps de flottement pour le spectateur. Le polaroïd a ce côté futile mais il est intéressant de se cogner aux objets, de les travailler le plus sérieusement possible. Le dessin et l’hyperréalisme sont de bons outils de fixation.
Tu mets en scène le pouvoir illusionniste du dessin mais aussi celui des idéologies. Ton travail est-il une mise en abyme de la fin des illusions modernes ?
« Les Barricades » représentent des fac-similés de slogans de grèves passées placardés sur un effet « faux bois », de mai 68 aux revendications féministes aux réclamations des mineurs dans les années 1980 en Angleterre. Cette série permet d’expérimenter autant le trompe-l’oeill, que le graffiti, que le pochoir ; elle révèle les rapports entre le dessin et l’art urbain, aborde la question de l’art politique qui me tient à coeur depuis les beaux-arts. « Les Barricades » sont constituées d’un dessin de 9 mètres de long qui peut être en partie accroché au mur via des rivets ou être totalement autoportant. Le fait que le dessin s’enroule sur lui-même empêche de le voir en totalité. Malgré la souplesse et la fragilité de la feuille de papier, l’installation crée un volume qui influe, par convention, sur le mouvement des visiteurs. Les barricades deviennent dès lors mentales.
« Alamo » fait référence au fort des Texans, symbole de la résistance désespérée. Cette oeuvre me fait penser à un fort de rondins Playmobil®. Le système est tellement simple. Ce sont des petits rouleaux de papier simplement posés au sol à la verticale ; tout est faux, tout est léger, un peu comme chez Méliès. Les faux rondins sont placardés de fac-similés de manifestes artistiques (de Dada, du Bauhaus, etc). Il s’agit ici aussi de révoltes et de questions politiques. Les fac-similés sont représentés abîmés voire brûlés. Il y a quelque chose d’assez triste et mélancolique car finalement ce qui est montré n’est qu’une révolution de papier. Ces séries possèdent effectivement un caractère « fin des avant-gardes », « fin des illusions ». Mon travail questionne d’ailleurs le souvenir : la carte postale, le polaroïd, l’assiette en porcelaine…
Même les sujets d’actualité sont traités dans un rapport au souvenir. Ton travail entretient-il un rapport à la mélancolie ?
Il est difficile de se positionner dans le monde dans lequel on vit sans devenir ni donneur de leçon, ni un fabricant de slogan. Les « Souvenir de… » sont une réponse à l’actualité migratoire. Ces assiettes montrent qu’une frontière n’est qu’un lieu de passage qui n’a aucune existence réelle, aucun autre caractéristiques qu’une image suburbaine. Le passage d’une frontière est un point de cristallisation de la mémoire.
Si mélancolie il y a, c’est face à l’ampleur de la tâche. Dans un même temps, j’ai l’impression que ce que je fais n’est que du papier et je me réveille chaque matin dans une urgence en me disant qu’il faut que je donne le meilleur de moi. Dans ces moments, je veux être le dessin. Je veux multiplier les questionnements : la fresque, le croquis, l’architecture, l’abstraction, la photographie. C’est une sorte de désespérance et d’égo surdimensionné qui produit une forme de mélancolie vitale qui me fait avancer et qui contient dans son affirmation toute la vacuité de la vie. Comment travailler une série qui regroupe une multitude de références qui s’autoalimente. Comment créer quelque chose de puissant, de circulaire si la question de chef d’oeuvre n’existe pas.