« La Quatrième Dimension »[en collaboration avec Gilbert PERLEIN].
in Petit Journal de l'exposition, « La Quatrième Dimension : Julien Crépieux, Stéphane Graff, Laurent Grasso, Bertrand Lamarche, Stéphane Thidet», 9 février - 26 mai 2013, MAMAC, Nice.
L’exposition « La Quatrième Dimension » fait référence à une série télévisée américaine de science-fiction écrite par Rod Serling dans les années 1960 (The Twilight Zone dans sa version originale) dans laquelle de petites histoires en apparence banales basculent dans le domaine du surnaturel grâce au puissant pouvoir de l’imagination et du suspens. La programmation vidéo donne ainsi la part belle à l’inquiétante étrangeté qui peut jaillir du quotidien. Un tourne-disque prend l’allure d’une soucoupe volante ou d’une immense lame de scie circulaire. Le jardin d’une villa devient le décor d’un théâtre étrange. Un célèbre film de Samuel Fuller est projeté à travers les yeux d’un autre (ceux de l’artiste). De splendides paysages côtiers basculent dans le domaine de la surveillance omnipotente. Un artiste se prend pour un savant fou sorti tout droit des années cinquante et fait de son modèle un sujet d’expériences.
Ici, l’étrange rejoint le fantastique. On y voit des expériences surnaturelles et des phénomènes paranormaux. L’imagination, l’émerveillement et la divagation sont sans cesse sollicités. La foi dans la connaissance et dans les sciences exactes est mise à l’épreuve chez Stéphane Graff par une série de tests occultes. Méthodiquement orchestrées, les actions irrationnelles du Professore sont aussi bien des tours de passe-passe rappelant les prémices du cinéma que ceux de l’univers de la magie. De manière plus discrète, Julien Crépieux s’immisce dans une oeuvre préexistante jusqu’à opérer un glissement de sens qui porte atteinte au principe d’originalité et de véracité. Ce fait en apparence banal devient très vite troublant. Dans Half Moon de Stéphane Thidet, le magnétisme de la demi-lune exerce son pouvoir phagocytaire sur le monde, les sculptures maléfiques complotent sur le destin de l’univers et les animaux sauvages prennent possession du monde des humains. L’influence des phénomènes cosmiques ou météorologiques est récurrente et parfois teintée d’animisme.
Mais la Quatrième Dimension, c’est aussi celle du Temps pour Einstein. Le temps semble ici suspendu ou plutôt distendu. Rien ne nous ramène à l’immédiateté de notre société. Tout est hors du temps. Il est d’ailleurs difficile d’assimiler ces vidéos à une époque. Réalisées entre 2010 et 2012, elles renvoient toutes au passé : par le noir et blanc, par des objets, des architectures ou une esthétique désuets, etc. ; et évoquent en même temps un futur, mais un futur qui prend ses sources dans le passé. Ce futur non advenu puis oublié suite à l’avortement des grands mythes de la modernité, ce futur moderne et utopique dans lequel il était encore possible de rêver, est réactivité par les artistes en quête de merveilleux. Par l’interpolation de différentes temporalités, entre regards sur le passé et anticipations, ces oeuvres brouillent notre rapport à l’espace-temps et parasitent nos repères.
Cette forme de rétro-futurisme rend finalement poreuse la frontière entre le réel et le surnaturel tout en mettant en abîme le pouvoir des images et notre volonté de gouvernance. Dans cette culture du soupçon –dans laquelle on retrouve aussi Le Temps désarticulé de Dick (1959), le film Matrix (1999), le jeu-vidéo Mass Effect (2007) et les installations de Markus Schinwald par exemple-, les dispositifs de contrôle et de surveillance sont repris, réutilisés pour mieux être dénoncés. Le contrôle et la surveillance sont omniprésents chez Laurent Grasso. À la manière d’un George Orwell qui crée le personnage de Big Brother dans 1984 (1949), il met en place un dispositif panoptique1. Cette impression d’omniscience invisible qui permet de « tout observer sans être vu » est au coeur de ses réflexions. Les constructions militaires, les mouvements de caméra et le dispositif scénique participent à cette observation scrupuleuse et insistante qui renvoie à notre société de plus en plus sécuritaire et intrusive. Tout semble nous regarder et nous manipuler comme dans la retranscription de ce film de Fuller par Julien Crépieux ou comme dans cette sorte d’écran de surveillance à caméra infrarouge mis en place par Stéphane Thidet. Tout savoir sur tout, c’est aussi ce que semble nous dire l’oeil de ce gigantesque disque rotatif de Bertrand Lamarche, sorti tout droit d’un film de science-fiction, ou les tentatives inexplicables du Professore qui joue sur les systèmes de perception. Il est toujours difficile de présenter des oeuvres vidéographiques, même dans une enceinte muséale, même à une époque dominée par les images animées, tant la question de la visibilité et du temps de lecture d’une oeuvre sont problématiques. Ces contraintes sont assimilées par les artistes qui proposent des dispositifs scéniques et s’interrogent dans leurs réalisations sur les codes de perception. À l’image des arts de la scène, la vidéo s’appréhende dans le temps et dans l’espace. La durée et le lieu conditionnent sa réception. Des aménagements particuliers favorisant des états d’attention privilégiés ont été réalisés. Tantôt ouvertes sur l’espace d’exposition, tantôt repliées dans une Black
Box, les projections vidéo s’ouvrent sur l’architecture et invitent à la déambulation. Chaque univers est différent de l’autre et pourtant de nombreuses arborescences les connectent.
Ces cinq vidéos fonctionnent comme autant de portes s’ouvrant « de l’autre côté du miroir » (Lewis Caroll). Elles injectent de la magie et du merveilleux à l’ère objective et rationnelle du « tout contrôle ». Elles mettent en doute le principe de réalité et de vraisemblance, relativisent notre rapport au temps et à l’espace, utilisent le pouvoir des images pour mieux réinterroger les modes de perception et de croyance qui sous-tendent notre société.
Face au marasme ambiant, ces artistes ont choisi de délaisser le constat distancié et cynique au profit d’une réévaluation d’un merveilleux partout incrusté dans notre réalité. Ainsi, un futur mais avec des effets Low Tech et une iconographie mêlant les époques et les univers se fait jour. Face à la dématérialisation et à la virtualité croissante de notre société ainsi qu’à sa volonté de transparence totale, la magie, le merveilleux et la cosmologie reviennent au devant de la scène.
1 . Le panoptique désigne en premier lieu les architectures carcérales érigées à la fin du XVIIIe de telle façon qu’à partir d’un point du bâtiment on puisse voir tout l’intérieur tout en restant à couvert. Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975) analyse cette vision en regard de notre société.
Julien Crépieux
Microfilm, 2012
Vidéo noir et blanc, son, 87’
Courtesy galerie Jérôme Poggi, Paris
Microfilm est une transcription vidéographique d’une oeuvre cinématographique : Pickup on South Street (1953) de Samuel Fuller. Il ne s’agit pas d’un remake, ni d’une adaptation, mais bien d’une transcription comme on l’entend en musique. Transcription dans le sens où la structure modèle est respectée mais où l’objet final diffère de l’original par la mise à distance et la contextualisation de ce dernier, dans une sorte de mise en abîme de la situation de tournage, et par le médium employé.
Le film de Samuel Fuller est utilisé comme une partition pour la réalisation -on pourrait aussi bien parler d’exécution, comme pour les instrumentistes- de l’oeuvre. Le projet consiste à filmer un film. Pour autant il ne s’agit pas ici d’un plan séquence et le cadrage n’exclut pas le contexte mais l’intègre, au contraire, dans une nouvelle composition. Microfilm reprend chacune des coupes, chacun des mouvements et axes de caméra, chacune des valeurs de plan du film « modèle », en mettant en scène non pas des acteurs mais un ou plusieurs moniteurs diffusant l’original, mis en espace dans les différents intérieurs et extérieurs d’une maison inhabitée. Il y a ainsi synchronisation de mouvement et de durée entre l’image et l’image contenue dans l’image. Avec ce dispositif de mise en scène dans et autour de la maison, c’est le film de Samuel Fuller, qui pourrait être aussi bien le souvenir d’un film, qui habite ce décor dépeuplé et seulement hanté par la présence hors-champ du corps filmant.
J.C.
Stéphane Graff
Professore : La méthode expérimentale à l’étude des phénomènes de la vie, 2010
Vidéo, 11’45’’
Courtesy galerie Odile Ouizeman, Paris
Stéphane Graff substitue l’atelier de l’artiste au laboratoire du savant fou, et son statut à celui de scientifique ou plutôt d’expérimentateur totalement marginal et génial. En écho à ce dédoublement de la personnalité, le modèle féminin devient à la fois une assistante dévouée et un animal de laboratoire. Les hommes apparaissent davantage comme des patients ou des cas pratiques renforçant la « véracité du reportage ». Car loin d’être comiques ou parodiques, les personnages conservent tout leur sérieux pour rendre ce scénario plausible. Devant un tableau noir recouvert d’équations, tout un attirail d’instruments à la fois inoffensifs et teintés de perversité, complètent le dispositif de persuasion. Les tests auxquels la jeune femme se prête sont réalisés à partir de techniques photographiques et cinématographiques anciennes. L’image peut être dédoublée par des jeux de miroir et d’inversion, diffusée en reverse, etc. Les scénettes s’enchaînent tels des flashs ou des images rémanentes puis se mêlent aux impressions de déjà-vu.
Les paroles et la musique (composées par l’artiste) nous bercent dans une atmosphère étrange qui semble étirer ou annuler le temps. Les thématiques de l’hypnose et de l’ensevelissement accentuent l’érotisme macabre du nu féminin. Les corps sont toutefois déshumanisés, morcelés au profit de l’observation et de l’expérimentation. La vidéo est bien sûr en noir et blanc. Proche de l’univers de Man Ray, elle évoque, derrière sa part magique, l’époque victorienne (Duchenne et Charcot) jusqu’à la guerre
froide.
Laurent Grasso
The Silent Movie, 2010
Film 16 mm transféré sur blu-ray,
Couleur, son, 23’27
Courtesy galerie Chez Valentin, Paris / Sean Kelly Gallery, New York
The Silent Movie s’attache aux constructions militaires de la ville de Carthagène en Espagne. La vidéo consiste en une approche silencieuse des bâtiments de défense, tapis dans le paysage. Important port commercial et base navale, Carthagène a fait l’objet d’une protection massive de son littoral, depuis le XVIe siècle jusqu’au franquisme. Les différentes typologies des constructions en place révèlent l’évolution de cette architecture et de son utilisation. À la fois massives, discrètes et inaccessibles, elles s’incrustent dans le territoire à la manière d’un troglodyte et semblent monstrueuses.«Aujourd’hui, certaines sont en activité et d’autres abandonnées ou en ruine ; d’autres encore ont été reconverties en lieu de promenades touristiques –comme Berlin et ses bunkers-. […] C’est justement cette confluence de plusieurs narrations sur un même endroit, ou sur un même sujet qui opère un glissement de sens que j’essaie de réarticuler à partir de différents dispositifs » (Laurent Grasso : Uraniborg, Skira Flammarion/Jeu de Paume/Musée d’art contemporain de Montréal, Paris, 2012, p.124). Empruntant tour à tour le point de vue de l’attaquant et celui de l’assiégé, The Silent Movie suggère l’idée d’un ennemi potentiel invisible, d’un risque toujours sous-jacent, d’une surveillance omnisciente. Les mouvements de caméra et la bande son, en jouant sur les visions rapprochées et lointaines, fonctionnent comme des missiles dont nous serions la cible. Le dispositif mis en place par Laurent Grasso dirige notre perception, crée une fiction stratégique et paranoïaque totalement amplifiée ; car, réellement, rien ne se passe. L’absence crée une latence insoutenable, une menace impalpable qui nous éloigne de la raison pour nous faire basculer du côté de l’étrange et de la croyance. Il faut dire que la guerre, le cinéma et la manipulation vont souvent de pair.
Bertrand Lamarche
Cosmo disco, 2012
Vidéo, 10’
Courtesy galerie Jérôme Poggi, Paris
Cosmo disco est une projection vidéo qui donne à voir une platine disposée sur un tourne-disque en fonctionnement, captée elle-même par une caméra prise dans un mouvement spiralé. Ce double mouvement rotatif est hypnotique. L’image est à la fois toujours identique et toujours différente. Elle exerce une distorsion de l’espace-temps, amplifiée par la taille de la projection qui est à l’échelle de l’espace d’exposition. Un bruit sourd de discothèque nous assaille comme un parasite supplémentaire. Dans le dispositif à la fois extatique et déroutant, un sentiment d’apesanteur ou d’entropie peut nous submerger, comme si nous étions transportés dans une autre dimension. Le focus monumental, quasi cinématographique, confère une dimension abstraite à l’image qui se prête volontiers à notre imagination : soucoupe volante, éclipse, anneaux de Saturne, tourbillon, trou noir, tout un champ sémantique propre à la cosmologie. Ces lentes métamorphoses demandent une immersion particulière. D’une image banale, désuète et vintage, celle d’un tourne-disque en fonctionnement, nous voilà projetés dans un film de science-fiction tout droit sorti des années soixante-dix. Le magnétisme de la machine rotative opère. Le bras de l’électrophone poursuit sa course effrénée, son oeil semble tout voir et tout contrôler. Le sample détruit toute échappatoire. Nous sommes comme aspirés dans une éternelle oscillation aléatoire, similaire à celle qui génère l’Univers.
Stéphane Thidet
Half Moon, 2012
Vidéo, 9’
Courtesy galerie Aline Vidal, Paris
Ce projet a été réalisé par l’artiste en 2012 à la villa Montalvo à Saratoga en Californie, dans le cadre de la résidence Lucas Art Program. Dans Half Moon, le jardin d’une maison méditerranéenne devient le décor d’un théâtre étrange qui réactive des contes et des légendes, aussi bien urbains que mythologiques. À partir de détails inframinces (Thierry Davila), Stéphane Thidet fait basculer « la réalité » dans un univers fantasmagorique. Il fait nuit, le chant des grillons est si fort qu’il en est inquiétant. Le magnétisme de la demi-lune exerce son pouvoir phagocytaire sur le monde, les sculptures maléfiques complotent sur le destin de l’univers et les animaux sauvages prennent possession du monde des humains. Les plans fixes se succèdent comme si la scène était filmée par une caméra de surveillance. Mais qui espionne qui ? Dans cette mise en scène de notre société de contrôle, le temps semble pourtant suspendu. Rien ne se passe et tout résonne. Chaque image, chaque détail est amplifié et se mêle aux impressions de déjà-vu.
Le mouvement d’oreille d’une biche, un banquet champêtre déposé en guise d’offrande ou le retentissement d’une sirène mêlée à des hurlements de coyotes deviennent autant de signes évidents de quelque chose qui demeure indéfinissable. Ces interférences dont Stéphane Thidet se délecte, mettent en jeu notre rapport au réel et au surnaturel, notre capacité à imaginer et à nous projeter.