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Performance - Photo Muriel Anssens © Cai Studio / MAMAC, Nice
« Cai Guo-Qiang. Travels in the Mediterranean. MAMAC Nice »
[en collaboration avec Gilbert Perlein]
in L’art de la performance, Revue Ligeia, n°117-120, juillet-décembre 2012.
et sur http://www.revue-ligeia.com/contenu.php.
La genèse du projet
Couvrant une vaste période allant de la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui, le MAMAC restitue la diversité des propositions artistiques de ces soixante dernières années. Si par son important fonds consacré à l’art de l’assemblage, l’objet occupe une place considérable, sa vocation est davantage généraliste. Au fil des ans, le musée crée un dialogue véritablement fécond entre la création locale, nationale et internationale. Ainsi, aux côtés du Nouveau Réalisme, de Supports/Surfaces et de Fluxus, le Pop Art, l’Arte Povera mais aussi l’abstraction américaine sont représentés... Parallèlement, le musée soutient un programme d’expositions temporaires en lien avec l’identité du musée et privilégie les projets in situ. Récemment, Wim Delvoye, Robert Longo, Richard Long ou encore Robert Rauschenberg ont réalisé une exposition personnelle au MAMAC de Nice. En 2010, Cai Guo-Qiang y est invité.
Cai Guo-Qiang est né à Quanzhou en Chine en 1957. Fils d’un historien et peintre, l’artiste fait ses études à l'école de théâtre de Shanghai, dans le département des Arts de la Scène. Il grandit pendant la Révolution culturelle et se familiarise très jeune avec l’art des feux d’artifices, qui marquent tous types d’événements en Chine (mariage, décès, naissance, fêtes…). De 1986 à 1995 il s’installe au Japon où il expérimente les propriétés de la poudre à canon appliquées au dessin, recherches qui le mèneront par la suite à l'expérimentation d'explosifs à plus grande échelle et au développement de son image identitaire symbolisée par des événements pyrotechniques, comme les séries Projects for Extraterrestrials. Il atteint rapidement une renommée internationale. En 1995 il obtient une bourse accordée par The Institute for Contemporary Art, P.S.1 à New-York, et il installe son atelier aux Etats-Unis. Cependant, il reste très fidèle à ses origines et à sa culture orientale.
Lion d'or de la Biennale de Venise en 1999, il se fait connaître auprès du grand public avec la cérémonie d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. L’exposition « I Want to Believe » présentée au Guggenheim Museum de New York en 2008 puis à Bilbao en 2009 atteint un record d’audience. Après deux expositions remarquables en France à la Fondation Cartier à Paris en 2000 et au MAC de Lyon en 2001, il participe en 2003 à « Alors la Chine ? » au Centre Georges Pompidou. Inspirées à la fois de la philosophie chinoise et de la culture occidentale, les installations de Cai Guo-Qiang mettent en scène les rapports entre l’Extrême-Orient et l’Occident, entre l’Homme et l’Univers. Bien loin de révéler leurs dichotomies, Cai explore les liens qui les unissent. Son oeuvre, aux antipodes du stéréotype de l’artiste chinois “authentique”, se lit comme la réflexion d’un expatrié face à un environnement de plus en plus globalisé et auquel nous sommes tous confrontés. Influencé par la peinture et la médecine traditionnelles chinoises, Cai parle de son histoire, de sa relation à son pays natal. Le métissage, le syncrétisme et le rapport à l’autre caractérisent sa démarche. Venice’s Rent Collection Courtyard ou Head On évoquent l’effondrement des idéologies du XXème siècle quand les Explosion Projects débordent d’universalité.
En présentant du 12 juin 2010 au 9 janvier 2011 une exposition de Cai Guo-Qiang, le MAMAC souhaitait mettre en évidence les relations existantes entre le travail de cet artiste chinois et celui du niçois Yves Klein, figure tutélaire de la scène artistique des années 1950 et emblématique du musée, puisque, fait unique au monde, une salle représentative de l’ensemble de sa démarche lui est consacrée de façon pérenne. C’est donc naturellement que ce projet s’est inscrit en adéquation avec la programmation artistique et scientifique du musée. Son travail où le feu et le corps humain jouent un rôle prépondérant, aussi bien dans les dessins que les événements pyrotechniques, entre en résonance avec les peintures de feu et les Anthropométries d’Yves Klein. Cai a été tout de suite conquis par la proposition de ce dialogue avec Yves Klein. Cai connaissait bien évidement le travail de son aîné. D’emblée, un lien avec la ville s’est instauré. Dès notre premier entretien au musée, Cai a proposé de réaliser lors d’une performance en public un dessin à la poudre à canon qui retranscrirait le ressenti d’une étudiante de Shanghai face à la découverte du territoire azuréen. L’artiste nous a montré une vidéo d’un événement similaire qu’il avait fait à Taipei. Nous avons tout de suite été séduits. Présenté au musée, le résultat de cette performance deviendrait l’axe directeur de l’exposition. Le nom du dessin titrera d’ailleurs cette manifestation. Travels in the Mediterranean nous invitera à une expérience spirituelle et sensorielle. Le voyage débutera par un dialogue entre la Méditerranée et la Chine au travers de ce dessin de feu pour nous emmener au large d’Iwaki au Japon où une gigantesque épave a été excavée des sables (Reflection - A Gift from Iwaki, 2009) avant de nous propulser dans l’immensité de l’univers par le biais des vidéo-projections de ses performances pyrotechniques. Autour : des dessins préparatoires, des reportages vidéo et une biographie illustrée confèrent à cette scénographie une dimension didactique. Restait maintenant à rendre cela réalisable...
Travels in the Mediterranean (2010)
Concernant le lieu de la performance, le site des anciens abattoirs frigorifiques de Nice s’est très tôt imposé à nous. Cette immense usine désaffectée est actuellement en projet de reconversion culturelle. Nous avons donc travaillé en collaboration avec le Chantier Sang Neuf qui oeuvre à la mutation de cet espace. « Y accueillir la réalisation de l'oeuvre de Cai Guo-Qiang destinée à être exposée au MAMAC relève pleinement de la logique à l'oeuvre sur cette future plateforme culturelle et sociale », nous expliquait le directeur du Chantier Sang Neuf. Cet événement y apparaissait comme une préfiguration, un nouveau champ d’existences possibles, en lien avec la population locale, comme le souhaitait Cai. Réaliser un dessin à la poudre à canon, qui plus est devant un public, est compliqué à mettre en place. Nous devions répondre à des normes de sécurité, mais la Ville de Nice s’est pleinement et nous a épaulé dans ces démarches. En fait, cela était moins difficile que de se procurer la poudre noire dont Cai avait besoin pour sa performance, mais nous y sommes parvenus avec le soutien d’artificiers. La venue d’un tel artiste et de ses assistants (près d’une quinzaine au total) nécessite une logistique imparable que la petite équipe du musée a réellement bien mené grâce à l’implication des autres services municipaux mais aussi de structures privées. Cet événement était aussi un défi pour l’artiste qui, certes maîtrise parfaitement son médium, mais ne connaissait pas les propriétés spécifiques des poudres françaises et n’avaient aucune solution de remplacement dans la scénographie de l’exposition, si le dessin ne remplissait pas les effets escomptés. C’était donc un véritable challenge aussi bien pour nous que pour lui !
Intitulé Travels in the Mediterranean, le dessin retrace le ressenti d’une jeune étudiante chinoise face à la découverte du territoire azuréen. Pour ce faire, l’artiste a invité Yuting Zhang, une élève de l’école de théâtre de Shanghai où il a lui-même été formé, à l’accompagner lors de son séjour sur la Côte d’Azur. Son impression sur ce voyage guidera la main de l’artiste dans la réalisation de son oeuvre. Pendant dix jours, Yuting qui n’était jusqu’alors jamais sortie de Chine, qui ne parle et ne comprend que sommairement l’anglais, découvre émerveillée un environnement totalement nouveau. Les membres de l’équipe du musée se succèdent pour lui faire partager leur quotidien : un repas familial, une partie de tennis, une journée à la plage ou sur une ballade sur le port de Nice... Yuting croque et photographie tout ce qui passe sous ses yeux, puis partage ses impressions avec Cai. Un dialogue s’initie alors entre l’artiste et la jeune étudiante. Ensemble, ils réalisent l’esquisse du dessin final.
La performance a eu lieu sur deux jours consécutifs cinq jours avant la présentation du dessin au musée. Le premier jour est destiné au travail graphique tel que la réalisation d’une série de motifs et la confection de pochoirs ; le second aux tests des propriétés de la poudre, à la préparation du support et à sa mise à feu. Réalisé les lundi 7 et mardi 8 juin 2010, devant une centaine de personnes, cet événement ouvert au public et à la presse a permis de mieux appréhender le mode de travail de l’artiste. Un vrai moment de partage.
Premier jour. D’abord le dessin introduit un travail au fusain fait d’ombres portées. Par un jeu de silhouettes évoquant le théâtre d’ombres chinoises, Cai saisit les contours du corps d’une femme et des végétaux locaux. D’autres figures (la flore, l’architecture et les paysages locaux…) sont esquissées sur du carton gris afin d’être découpées par les étudiants volontaires, pour servir de patrons. La jeune étudiante de Shanghai participe également à la réalisation des motifs. La vingtaine d’assistants, affairés ou à l’affût, participent au rituel, tout comme le public qui, par sa présence et son énergie, prend part à la création de l'oeuvre. Il faut dire que le visuel est primordial dans les prestations orchestrées par Cai. Tout semble à la fois calculé et imprévisible. L’atmosphère qui s’en dégage, la mise en scène chorégraphiée, l’implication du modèle et des spectateurs, nous renvoient de manière saisissante aux performances d’Yves Klein ou du groupe Gutaï.
Deuxième jour. Déposé au sol, le dessin est en partie recouvert de patrons cartonnés et de papier glacé afin de recevoir différents types de poudre dont la granulométrie et les propriétés chimiques attaqueront différemment le papier. Le dessin reçoit également des éléments naturels, tels que des branches d’olivier et de palmier, fonctionnant comme autant de pochoirs. L’artiste retravaille alors ces figures avec un mélange d’explosifs fait de salpêtre, de soufre et de charbon de bois, puis dispose les mèches. Peu à peu le dessin est rigoureusement recouvert d’une succession de couches de matériaux d’emballage (papier de calligraphie chinoise, kraft, carton…) conservant lors de la combustion la fumée qui créera l’empreinte du feu sur le papier. Des briques sont ensuite disposées par-dessus de façon à exercer une pression localisée et ainsi contrôler l’intensité de l’embrasement. L’allumage des mèches déclenche alors une série de détonations qui ne durent que quelques secondes mais dont l’intensité générée est énorme. La combustion file sous le carton, une fumée blanchâtre s’en dégage. La mise à feu par son bruit, son éclat, son odeur, impressionne. Elle donne le sentiment d’assister à un grand événement. Puis l’oeuvre se découvre, laissant apparaître des traces d’instants figés dans un mouvement vital.
Restituant le souffle de l’explosion, les empreintes végétales et humaines, le dessin se divise en plusieurs scènes : une végétation luxuriante composée d’oliviers ouvrant sur la promenade des anglais et ses palmiers ; la mer, avec des personnifications du ciel, de la terre et de la mer ; le Vieux-Nice avec ses maisons typiques et sa végétation ; puis à l’extrême droite, clôturant le dessin et symbolisant les racines et l’identité niçoises : le portrait d’un vieux couple niçois devant leur maison. Le dessin est nettement influencé par le ressenti de la jeune étudiante de Shanghai, incluant ainsi des émotions que l’artiste n’aurait pu expérimenter seul, tel que l’accueil chaleureux qu’elle a reçu lors de sa visite chez les grands-parents d’un membre de l’équipe du musée ou l’opportunité qu’elle a eu de se lier d’amitié avec un jeune homme tunisien, mais aussi des sujets nouveaux comme les petits yeux ailés de Yuting se baladant dans le ciel ou la stylisation des vagues.
Pouvoir assister en direct aux modalités de création, voir l’artiste à l'oeuvre sont des moments rares d’une extrême richesse qu’il convenait d’enregistrer et de documenter. Nous souhaitions conférer à cet événement d'envergure internationale la dimension documentaire et pédagogique qui lui était dûe. Gilles Coudert d’Après-Production a réalisé une captation vidéo de cette performance qui a pu être retransmise en salle, face à l’oeuvre finale.
Composé de huit feuilles de papier Japon fait main d’environ trois mètres par quatre totalisant donc une longueur de trentre-deux mètres de long, le dessin a ensuite été présenté dans la première salle de l’exposition du musée sur un mur incurvé qui épouse la forme de la baie des anges, et devant un parterre d’eau et d’huile d’olive de plus de 130 m² reflétant l’oeuvre de feu. Cette installation spectaculaire et poétique se présente comme un cyclorama donnant au spectateur l’impression d’immensité céleste et l’englobant au sein du processus artistique.
Le rapport à Yves Klein
Le contact du feu sur le papier donne naissance à des empreintes spectrales. Sur un fond laissé brut, la combustion forme une aura brûlante et fertile. Ce résidu palpable et volatil exprime à merveille la présence avant l’absence, concept cher à Yves Klein dans ses Anthropométries. Image durable et spontanée émanant d’une énergie vitale, les dessins à la poudre noire décrivent comme l’énonçait Yves Klein des « états-moments » de la chair, du feu et de la nature. On pourrait d’ailleurs rapprocher les dessins de Cai, où le végétal joue un rôle prépondérant, des Cosmogonies d’Yves Klein dont les empreintes de pluie et de vent sur le papier subliment la force créatrice de la nature. Klein, dans sa quête d’absolu, a été un peintre du feu. Réalisant des empreintes de feu sur papier ou carton (Peinture de feu sans titre (F55), 1961), l’artiste niçois superpose également à l’action de la flamme celle de l’eau (Carte de Mars par l’eau et le feu (F83), 1961), puis y allie des empreintes de corps nus (Peinture de feu sans titre (F80), 1961), des traces d’or ou de peinture (Peinture feu couleur sans titre (EC6), ca, 1961)[1].
Cai et Klein sont tous deux influencés par la peinture traditionnelle asiatique. Leurs oeuvres résultent d’un équilibre fragile entre le plein et le vide, l’ordre et le désordre, le maîtrisable et l’accidentel. Outre un séjour au Japon, ils partagent un certain art de la cérémonie et du rituel. Tous deux jouent littéralement avec le feu, avec sa signification culturelle et symbolique. Le feu, en tant que marqueur d’empreintes, les intéresse tout autant que son caractère spectaculaire et spirituel. En véritables démiurges, les artistes manipulent le souffle destructeur, transforment la matière, donnent naissance à un nouvel état. Créateur d’événement, élément primordial, le feu devient une arme maîtrisable. Pour la création de cette fresque, Cai l’alchimiste a manipulé une quinzaine de kilos de poudre noire dont le nom signifie littéralement en chinois « médecine par le feu ».
Cai Guo-Qiang et Yves Klein ont en commun cette volonté de capter « l’énergie fondamentale de l’univers »[2]. Basées sur les principes du Feng shui et du qi [3], les oeuvres de Cai font resurgir une émotion primordiale. Véritables oeuvres de l’instant, elles cherchent à créer un moment d’harmonie vitale, brisent de manière éphémère la limite entre l’homme, l’espace et le temps. Actives et unificatrices (aussi bien dans l’acte de création que de contemplation), elles parlent de l’organisation du monde, de la genèse. Chez Cai comme chez Klein, l’oeuvre exprime un phénomène en formation qui doit nous submerger. La redécouverte de cet ordre naissant engage les éléments fondamentaux qui sont à l’origine de l’univers. C’est sur ces phases primordiales, au nombre de quatre en Occident (le feu, la terre, l’eau et l’air) et de cinq dans la culture chinoise (le bois, le métal, l’eau, le feu et la terre) que leurs oeuvres se construisent. Cependant, la spiritualité des oeuvres de Cai prend ses sources non dans la recherche de l’Absolu, de l’invisible développé par Klein mais dans le caractère concret des actions participatives et relationnelles.
Travels in the Mediterranean parle de la rencontre entre une oeuvre et un lieu, entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Le dessin résulte d’une expérience territoriale et humaine, impliquant l’engagement de l’ensemble de l’équipe du musée fédéré comme jamais, mais aussi d’étudiants, de la population et de la main-d’oeuvre locale. Ainsi les élèves d'un lycée professionnel voisin spécialisé dans les métiers d'art et la mécanique de précision (Lycée Pasteur) et une école d’arts appliqués (Orbicom) ont assisté l'artiste dans sa création. La dimension internationale de la manifestation par la présence d'un des plus grands artistes chinois contemporains a donc été combinée à l'ancrage de cette création dans le tissu niçois. Cette synergie, ce besoin de travail communautaire est induit par l’oeuvre de Cai. Résultat d’une performance, ce dessin révèle aussi le caractère résolument social de l’oeuvre de cet immense artiste. Travels in the Mediterranean est l’oeuvre d’une collaboration métissée entre l’artiste, la jeune chinoise et la population locale. Elle implique une expérience à la fois corporelle, temporelle, spatiale, mais aussi participative et relationnelle. L’épave excavée et les projections vidéo des événements pyrotechniques présentés durant l’exposition du MAMAC, attestent également que l’oeuvre de Cai peut se lire comme autant de performances spectaculaires invitant à créer un lien entre différentes communautés autour d’un projet commun. Car c’est grâce à cette mobilisation que l’oeuvre est rendue possible.
Reflection – A Gift from Iwaki (2004)
Reflection – A Gift from Iwaki symbolise avec force la beauté de l’échange. Après une exposition en 1994 au musée des beaux-arts d’Iwaki et la réalisation de The Horizon from the Pan-Pacific : Project for Extraterrestrials n°14, Cai matérialise avec Reflection – A Gift from Iwaki les liens affectifs qui l’unissent à cette ville portuaire japonaise. Echoué sur les plages d’Iwaki, ce bateau a été sorti des sables en 2004 par sept volontaires japonais. Il est ensuite reconstitué pour chaque exposition et sur la demande de l’artiste par la même équipe avec l’aide de la main d’oeuvre locale. Après Iwaki, l’épave d’environ quinze mètres de long et de vingt-et-une tonnes a été présentée emplie de porcelaine brisée à la National Gallery à Ottawa, aux musées Guggenheim de New York et de Bilbao, puis au musée des beaux-arts de Taipei avant de s’amarrer à Nice. Cette oeuvre résulte donc bien d’une action en lien avec le tissu social, celle de son excavation puis de ses différents montages, histoire d’ailleurs retranscrite sur un moniteur durant chaque présentation de l’oeuvre.
Faite de trois types de bois (le chêne, le cèdre japonais et le Zelkova), l’épave est emplie de porcelaine brisée provenant du comté de Dehua, un des principaux lieux de production de céramique de la province de Fujian, d’où l’artiste est originaire. Ces Blancs de Chine, reconnaissables à leur aspect onctueux, font référence à l’âge d’or de la porcelaine chinoise sous la dynastie des Ming (XIV-XVIIème siècles). Certains fragments représentent la divinité bouddhiste Bodhisattva Guanyin. Datant d’une centaine d’années, l’épave nous invite à un périple historique. Marquée par le temps qui passe, elle évoque les échanges de marchandises, la transmission des idées mais aussi l’effondrement d’un certain nombre de valeurs. Vestige d’un temps révolu, cette archéologie marine nous rappelle que de nombreuses embarcations en bois ont été abandonnées ici, dans la ville portuaire d’Iwaki, au profit de navires nouveaux. Reflection - A Gift from Iwaki (2004) témoigne de la frénésie moderne. Les restes du bateau, les statuettes morcelées décrivent le déclin du sacré et l’uniformisation de notre société. A cela, s’ajoute la thématique hautement symbolique de la barque et de l’eau, lieu de passage, de traversée. La divinité évoquée est d’ailleurs réputée pour ses qualités d’intercesseur.
La participation des sept volontaires d’Iwaki véhicule également ce message. Leur venue à Nice a été une véritable expérience humaine pour l’équipe du musée et les manutentionnaires qui, chaque matin étaient invités à former un cercle pour un rituel d’étirement, élément à la fois anecdotique et révélateur de l’esprit engendré par les oeuvres de Cai. Le choc des cultures chinoises, japonaises et françaises et leurs engagements communs dans l’installation de cette sculpture colossale font partie intégrante du processus artistique. Quatre containers de douze mètres de long sont nécessaires à son transport. Le bateau est morcelé en près de quinze morceaux à reconstituer pour forme cette épave de quatorze tonnes au total auxquelles s’adjoignent les sept tonnes de porcelaine. Il aura fallu près de dix jours pour réaliser cette opération nécessitant un outillage, des appareils de levage et une manutention spécialisés. Car c’est bien l’histoire et les modalités d’activation de cette pièce qui donnent forme à l’oeuvre. Le montage du bateau dans les salles du musée a d’ailleurs été filmé et complètera les archives de cette épave itinérante.
Explosions Projects
Cinq vidéo ont offert dans l’exposition du MAMAC un aperçu du travail pyrotechnique de Cai, immergeant le spectateur au sein de cette oeuvre résolument spectaculaire et grandiose. Sur ces cinq vidéo, traces d’oeuvres éphémères, deux rendent compte de la réalisation de dessins à la poudre à canon alors que les trois autres donnent à voir des événements pyrotechniques à l’échelle de l’univers.
Les feux d’artifice pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008 ont nécessité une profusion époustouflante de moyens. Vue par des centaines de millions de personnes, cette mise en scène spectaculaire exprime parfaitement l’énergie et la force inhérentes au dépassement de soi. Composés en différents tableaux partant à la conquête de l’espace, le foisonnement de ces feux d’artifice assoit l’importance de l’événement. Pour cette 29ème édition, Footprints of History a déclenché une série de vingt-neuf empreintes de pied qui ont traversé le ciel de Pékin de la place Tian'anmen jusqu’au stade olympique où les explosions se sont déchaînées dans une apothéose exceptionnelle reliant l’humanité à l’univers. Sur une autre projection, une fumée noirâtre apparaît comme une ponctuation poétique dans l’espace (Black Fireworks, Project for Hiroshima, 2008). D’autres restituent le dialogue que Cai a entrepris avec les extraterrestres depuis 1990. Project to Extend the Great Wall of China by 10,000 Meters : Project for Extraterrestrials n°10 (1993), par exemple, prolonge durant une quinzaine de minutes l’extrémité ouest de la Muraille de Chine située dans le désert de Gobi par un mur de feu. Réalisé sur une base militaire, Fetus Movement II : Project for Extraterrestrials n°9 (1992) ressemble vu du ciel à une planète aplatie. Au sol, trois cercles concentriques et huit rayons transversaux d’explosifs encerclent l’artiste, assis au centre de l’installation sur un îlot. Lors de l’explosion alliant la terre, l’eau, le feu et la race humaine, les mouvements de la terre ainsi que le rythme cardiaque et cérébral de l’artiste sont enregistrés[4].
Les performances pyrotechniques de Cai Guo-Qiang nécessitent une infrastructure colossale à l’image des installations, elles aussi éphémères de Christo et Jeanne-Claude. A la tombée de la nuit, Cai Guo-Qiang, tel un magicien, met en scène de somptueux ballets chorégraphiques. Il utilise plusieurs dispositifs pyrotechniques, chacun produisant un effet différent. Leur couleur, leur forme et leur rythme donnent naissance à un paysage de feu coloré. Les thématiques du big-bang, du trou noir, de l’arc-en-ciel, des planètes mais aussi du champignon atomique et du dragon y sont récurrentes. Cai joue de l’ambivalence de la symbolique du feu. A la fois purificateur et destructeur, symbole du cosmos, le feu exprime la puissance, la verticalité (entre le haut et le bas, la terre et le ciel), la transcendance, l’ascension spirituelle et immatérielle.
Face à cette oeuvre en rapport direct avec l’univers, les fulgurances d’Yves Klein nous reviennent à l’esprit : l’aventure monochrome, le lâcher de 1001 ballons bleus devant la Galerie Iris Clert en 1957[5], Les Zones de sensibilité immatérielle, l’installation de feu réalisée lors de son exposition au musée de Krefled[6], les Cosmogonies, Le Vide [7].
Les dessins à la poudre noire présentés devant un parterre d’eau, l’épave de bois chargée de porcelaine brisée, les feux d’artifice métalliques reliant la Terre à l’univers, évoquent la thématique de la traversée, du voyage initiatique. Ensemble, ils créent une circulation de sens, un passage, une voie vers un état originel et extatique incluant à la fois la notion de dépassement et de retour sur soi.
Cette dimension spirituelle s’ancre dans une réalité sociale. Cai a ici développé une oeuvre résolument contextuelle, collaborative et processuelle nécessitant chaque fois l’engagement et la fédération d’une multitude de personnes venant d’horizons différents : des volontaires d’Iwaki pour le montage de Reflection – A Gift from Iwaki (2004), une étudiante chinoise pour la création du dessin Travels in the Mediterranean (2010), avec comme autre constante, la mise à contribution de la population locale et d’une manutention spécialisée. La performance dans les anciens Abattoirs municipaux tout comme le montage du bateau de pêche et la réalisation des feux d’artifice (présents dans l’exposition au travers des projections vidéo) ont concentré l’effort d’étudiants, de professionnels locaux et nationaux et des assistants chinois et japonais. Chaque oeuvre a son histoire et ses acteurs. Elle se développe à partir d’un site spécifique et en rapport avec lui. Chez Cai, c’est le résultat de ces collaborations qui fait oeuvre.
Ces actions sont d’ailleurs retranscrites par l’intermédiaire de captations vidéographiques et de reportages photographiques. Le catalogue de l’exposition a été envisagé comme un carnet de bord retraçant l’accrochage de l’exposition et la réalisation de la performance afin de coller au plus près de la démarche de l’artiste, qui considère la genèse du projet et son résultat comme une seule entité. L’exposition a été accompagnée de toute une série d’éléments didactiques permettant de restituer le processus de création : journal de l’exposition, aménagement de supports de documentation, présentation d’une biographie détaillée dans une salle de l’exposition… Enfin, le service de médiation et l’atelier de pratiques artistiques du musée ont complété ce travail de sensibilisation. Cette intervention à ce colloque en est une autre forme.
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[1] Les recherches plastiques de Cai comme celles de Klein sont liées à la couleur. Cai n’utilise pourtant pas de pigments. Les nuances sont rendues par la manipulation et la combustion des différentes poudres.
[2] Cai Guo-Qiang, entretien avec Jérôme Sana, in cat. Cai Guo-Qiang, Une histoire arbitraire, MAC, Lyon, 2001, p.45.
[3] Le Feng shui est l’art d’harmoniser l’énergie d’un lieu. Le concept du qi exprime cette énergie interne à toute chose.
[4] A l’aide respectivement d’un sismographe, d’un électrocardiogramme et d’un électro-encéphalogramme.
[5] Yves Klein, Propositions monochromes, 1957, Galerie Iris Clert, Paris, France.
[6] Yves Klein, Monochrome + Feuer, 1961, Musée Haus Lange, Krefled, Allemagne. L’installation se compose d’une armature de 50 becs Bunsen et d’un feu de Bengale de trois mètres de haut.
[7] La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée, Le Vide (époque pneumatique), Galerie Iris Clert, Paris, 1958.
[en collaboration avec Gilbert Perlein]
in L’art de la performance, Revue Ligeia, n°117-120, juillet-décembre 2012.
et sur http://www.revue-ligeia.com/contenu.php.
La genèse du projet
Couvrant une vaste période allant de la fin des années 50 jusqu’à aujourd’hui, le MAMAC restitue la diversité des propositions artistiques de ces soixante dernières années. Si par son important fonds consacré à l’art de l’assemblage, l’objet occupe une place considérable, sa vocation est davantage généraliste. Au fil des ans, le musée crée un dialogue véritablement fécond entre la création locale, nationale et internationale. Ainsi, aux côtés du Nouveau Réalisme, de Supports/Surfaces et de Fluxus, le Pop Art, l’Arte Povera mais aussi l’abstraction américaine sont représentés... Parallèlement, le musée soutient un programme d’expositions temporaires en lien avec l’identité du musée et privilégie les projets in situ. Récemment, Wim Delvoye, Robert Longo, Richard Long ou encore Robert Rauschenberg ont réalisé une exposition personnelle au MAMAC de Nice. En 2010, Cai Guo-Qiang y est invité.
Cai Guo-Qiang est né à Quanzhou en Chine en 1957. Fils d’un historien et peintre, l’artiste fait ses études à l'école de théâtre de Shanghai, dans le département des Arts de la Scène. Il grandit pendant la Révolution culturelle et se familiarise très jeune avec l’art des feux d’artifices, qui marquent tous types d’événements en Chine (mariage, décès, naissance, fêtes…). De 1986 à 1995 il s’installe au Japon où il expérimente les propriétés de la poudre à canon appliquées au dessin, recherches qui le mèneront par la suite à l'expérimentation d'explosifs à plus grande échelle et au développement de son image identitaire symbolisée par des événements pyrotechniques, comme les séries Projects for Extraterrestrials. Il atteint rapidement une renommée internationale. En 1995 il obtient une bourse accordée par The Institute for Contemporary Art, P.S.1 à New-York, et il installe son atelier aux Etats-Unis. Cependant, il reste très fidèle à ses origines et à sa culture orientale.
Lion d'or de la Biennale de Venise en 1999, il se fait connaître auprès du grand public avec la cérémonie d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. L’exposition « I Want to Believe » présentée au Guggenheim Museum de New York en 2008 puis à Bilbao en 2009 atteint un record d’audience. Après deux expositions remarquables en France à la Fondation Cartier à Paris en 2000 et au MAC de Lyon en 2001, il participe en 2003 à « Alors la Chine ? » au Centre Georges Pompidou. Inspirées à la fois de la philosophie chinoise et de la culture occidentale, les installations de Cai Guo-Qiang mettent en scène les rapports entre l’Extrême-Orient et l’Occident, entre l’Homme et l’Univers. Bien loin de révéler leurs dichotomies, Cai explore les liens qui les unissent. Son oeuvre, aux antipodes du stéréotype de l’artiste chinois “authentique”, se lit comme la réflexion d’un expatrié face à un environnement de plus en plus globalisé et auquel nous sommes tous confrontés. Influencé par la peinture et la médecine traditionnelles chinoises, Cai parle de son histoire, de sa relation à son pays natal. Le métissage, le syncrétisme et le rapport à l’autre caractérisent sa démarche. Venice’s Rent Collection Courtyard ou Head On évoquent l’effondrement des idéologies du XXème siècle quand les Explosion Projects débordent d’universalité.
En présentant du 12 juin 2010 au 9 janvier 2011 une exposition de Cai Guo-Qiang, le MAMAC souhaitait mettre en évidence les relations existantes entre le travail de cet artiste chinois et celui du niçois Yves Klein, figure tutélaire de la scène artistique des années 1950 et emblématique du musée, puisque, fait unique au monde, une salle représentative de l’ensemble de sa démarche lui est consacrée de façon pérenne. C’est donc naturellement que ce projet s’est inscrit en adéquation avec la programmation artistique et scientifique du musée. Son travail où le feu et le corps humain jouent un rôle prépondérant, aussi bien dans les dessins que les événements pyrotechniques, entre en résonance avec les peintures de feu et les Anthropométries d’Yves Klein. Cai a été tout de suite conquis par la proposition de ce dialogue avec Yves Klein. Cai connaissait bien évidement le travail de son aîné. D’emblée, un lien avec la ville s’est instauré. Dès notre premier entretien au musée, Cai a proposé de réaliser lors d’une performance en public un dessin à la poudre à canon qui retranscrirait le ressenti d’une étudiante de Shanghai face à la découverte du territoire azuréen. L’artiste nous a montré une vidéo d’un événement similaire qu’il avait fait à Taipei. Nous avons tout de suite été séduits. Présenté au musée, le résultat de cette performance deviendrait l’axe directeur de l’exposition. Le nom du dessin titrera d’ailleurs cette manifestation. Travels in the Mediterranean nous invitera à une expérience spirituelle et sensorielle. Le voyage débutera par un dialogue entre la Méditerranée et la Chine au travers de ce dessin de feu pour nous emmener au large d’Iwaki au Japon où une gigantesque épave a été excavée des sables (Reflection - A Gift from Iwaki, 2009) avant de nous propulser dans l’immensité de l’univers par le biais des vidéo-projections de ses performances pyrotechniques. Autour : des dessins préparatoires, des reportages vidéo et une biographie illustrée confèrent à cette scénographie une dimension didactique. Restait maintenant à rendre cela réalisable...
Travels in the Mediterranean (2010)
Concernant le lieu de la performance, le site des anciens abattoirs frigorifiques de Nice s’est très tôt imposé à nous. Cette immense usine désaffectée est actuellement en projet de reconversion culturelle. Nous avons donc travaillé en collaboration avec le Chantier Sang Neuf qui oeuvre à la mutation de cet espace. « Y accueillir la réalisation de l'oeuvre de Cai Guo-Qiang destinée à être exposée au MAMAC relève pleinement de la logique à l'oeuvre sur cette future plateforme culturelle et sociale », nous expliquait le directeur du Chantier Sang Neuf. Cet événement y apparaissait comme une préfiguration, un nouveau champ d’existences possibles, en lien avec la population locale, comme le souhaitait Cai. Réaliser un dessin à la poudre à canon, qui plus est devant un public, est compliqué à mettre en place. Nous devions répondre à des normes de sécurité, mais la Ville de Nice s’est pleinement et nous a épaulé dans ces démarches. En fait, cela était moins difficile que de se procurer la poudre noire dont Cai avait besoin pour sa performance, mais nous y sommes parvenus avec le soutien d’artificiers. La venue d’un tel artiste et de ses assistants (près d’une quinzaine au total) nécessite une logistique imparable que la petite équipe du musée a réellement bien mené grâce à l’implication des autres services municipaux mais aussi de structures privées. Cet événement était aussi un défi pour l’artiste qui, certes maîtrise parfaitement son médium, mais ne connaissait pas les propriétés spécifiques des poudres françaises et n’avaient aucune solution de remplacement dans la scénographie de l’exposition, si le dessin ne remplissait pas les effets escomptés. C’était donc un véritable challenge aussi bien pour nous que pour lui !
Intitulé Travels in the Mediterranean, le dessin retrace le ressenti d’une jeune étudiante chinoise face à la découverte du territoire azuréen. Pour ce faire, l’artiste a invité Yuting Zhang, une élève de l’école de théâtre de Shanghai où il a lui-même été formé, à l’accompagner lors de son séjour sur la Côte d’Azur. Son impression sur ce voyage guidera la main de l’artiste dans la réalisation de son oeuvre. Pendant dix jours, Yuting qui n’était jusqu’alors jamais sortie de Chine, qui ne parle et ne comprend que sommairement l’anglais, découvre émerveillée un environnement totalement nouveau. Les membres de l’équipe du musée se succèdent pour lui faire partager leur quotidien : un repas familial, une partie de tennis, une journée à la plage ou sur une ballade sur le port de Nice... Yuting croque et photographie tout ce qui passe sous ses yeux, puis partage ses impressions avec Cai. Un dialogue s’initie alors entre l’artiste et la jeune étudiante. Ensemble, ils réalisent l’esquisse du dessin final.
La performance a eu lieu sur deux jours consécutifs cinq jours avant la présentation du dessin au musée. Le premier jour est destiné au travail graphique tel que la réalisation d’une série de motifs et la confection de pochoirs ; le second aux tests des propriétés de la poudre, à la préparation du support et à sa mise à feu. Réalisé les lundi 7 et mardi 8 juin 2010, devant une centaine de personnes, cet événement ouvert au public et à la presse a permis de mieux appréhender le mode de travail de l’artiste. Un vrai moment de partage.
Premier jour. D’abord le dessin introduit un travail au fusain fait d’ombres portées. Par un jeu de silhouettes évoquant le théâtre d’ombres chinoises, Cai saisit les contours du corps d’une femme et des végétaux locaux. D’autres figures (la flore, l’architecture et les paysages locaux…) sont esquissées sur du carton gris afin d’être découpées par les étudiants volontaires, pour servir de patrons. La jeune étudiante de Shanghai participe également à la réalisation des motifs. La vingtaine d’assistants, affairés ou à l’affût, participent au rituel, tout comme le public qui, par sa présence et son énergie, prend part à la création de l'oeuvre. Il faut dire que le visuel est primordial dans les prestations orchestrées par Cai. Tout semble à la fois calculé et imprévisible. L’atmosphère qui s’en dégage, la mise en scène chorégraphiée, l’implication du modèle et des spectateurs, nous renvoient de manière saisissante aux performances d’Yves Klein ou du groupe Gutaï.
Deuxième jour. Déposé au sol, le dessin est en partie recouvert de patrons cartonnés et de papier glacé afin de recevoir différents types de poudre dont la granulométrie et les propriétés chimiques attaqueront différemment le papier. Le dessin reçoit également des éléments naturels, tels que des branches d’olivier et de palmier, fonctionnant comme autant de pochoirs. L’artiste retravaille alors ces figures avec un mélange d’explosifs fait de salpêtre, de soufre et de charbon de bois, puis dispose les mèches. Peu à peu le dessin est rigoureusement recouvert d’une succession de couches de matériaux d’emballage (papier de calligraphie chinoise, kraft, carton…) conservant lors de la combustion la fumée qui créera l’empreinte du feu sur le papier. Des briques sont ensuite disposées par-dessus de façon à exercer une pression localisée et ainsi contrôler l’intensité de l’embrasement. L’allumage des mèches déclenche alors une série de détonations qui ne durent que quelques secondes mais dont l’intensité générée est énorme. La combustion file sous le carton, une fumée blanchâtre s’en dégage. La mise à feu par son bruit, son éclat, son odeur, impressionne. Elle donne le sentiment d’assister à un grand événement. Puis l’oeuvre se découvre, laissant apparaître des traces d’instants figés dans un mouvement vital.
Restituant le souffle de l’explosion, les empreintes végétales et humaines, le dessin se divise en plusieurs scènes : une végétation luxuriante composée d’oliviers ouvrant sur la promenade des anglais et ses palmiers ; la mer, avec des personnifications du ciel, de la terre et de la mer ; le Vieux-Nice avec ses maisons typiques et sa végétation ; puis à l’extrême droite, clôturant le dessin et symbolisant les racines et l’identité niçoises : le portrait d’un vieux couple niçois devant leur maison. Le dessin est nettement influencé par le ressenti de la jeune étudiante de Shanghai, incluant ainsi des émotions que l’artiste n’aurait pu expérimenter seul, tel que l’accueil chaleureux qu’elle a reçu lors de sa visite chez les grands-parents d’un membre de l’équipe du musée ou l’opportunité qu’elle a eu de se lier d’amitié avec un jeune homme tunisien, mais aussi des sujets nouveaux comme les petits yeux ailés de Yuting se baladant dans le ciel ou la stylisation des vagues.
Pouvoir assister en direct aux modalités de création, voir l’artiste à l'oeuvre sont des moments rares d’une extrême richesse qu’il convenait d’enregistrer et de documenter. Nous souhaitions conférer à cet événement d'envergure internationale la dimension documentaire et pédagogique qui lui était dûe. Gilles Coudert d’Après-Production a réalisé une captation vidéo de cette performance qui a pu être retransmise en salle, face à l’oeuvre finale.
Composé de huit feuilles de papier Japon fait main d’environ trois mètres par quatre totalisant donc une longueur de trentre-deux mètres de long, le dessin a ensuite été présenté dans la première salle de l’exposition du musée sur un mur incurvé qui épouse la forme de la baie des anges, et devant un parterre d’eau et d’huile d’olive de plus de 130 m² reflétant l’oeuvre de feu. Cette installation spectaculaire et poétique se présente comme un cyclorama donnant au spectateur l’impression d’immensité céleste et l’englobant au sein du processus artistique.
Le rapport à Yves Klein
Le contact du feu sur le papier donne naissance à des empreintes spectrales. Sur un fond laissé brut, la combustion forme une aura brûlante et fertile. Ce résidu palpable et volatil exprime à merveille la présence avant l’absence, concept cher à Yves Klein dans ses Anthropométries. Image durable et spontanée émanant d’une énergie vitale, les dessins à la poudre noire décrivent comme l’énonçait Yves Klein des « états-moments » de la chair, du feu et de la nature. On pourrait d’ailleurs rapprocher les dessins de Cai, où le végétal joue un rôle prépondérant, des Cosmogonies d’Yves Klein dont les empreintes de pluie et de vent sur le papier subliment la force créatrice de la nature. Klein, dans sa quête d’absolu, a été un peintre du feu. Réalisant des empreintes de feu sur papier ou carton (Peinture de feu sans titre (F55), 1961), l’artiste niçois superpose également à l’action de la flamme celle de l’eau (Carte de Mars par l’eau et le feu (F83), 1961), puis y allie des empreintes de corps nus (Peinture de feu sans titre (F80), 1961), des traces d’or ou de peinture (Peinture feu couleur sans titre (EC6), ca, 1961)[1].
Cai et Klein sont tous deux influencés par la peinture traditionnelle asiatique. Leurs oeuvres résultent d’un équilibre fragile entre le plein et le vide, l’ordre et le désordre, le maîtrisable et l’accidentel. Outre un séjour au Japon, ils partagent un certain art de la cérémonie et du rituel. Tous deux jouent littéralement avec le feu, avec sa signification culturelle et symbolique. Le feu, en tant que marqueur d’empreintes, les intéresse tout autant que son caractère spectaculaire et spirituel. En véritables démiurges, les artistes manipulent le souffle destructeur, transforment la matière, donnent naissance à un nouvel état. Créateur d’événement, élément primordial, le feu devient une arme maîtrisable. Pour la création de cette fresque, Cai l’alchimiste a manipulé une quinzaine de kilos de poudre noire dont le nom signifie littéralement en chinois « médecine par le feu ».
Cai Guo-Qiang et Yves Klein ont en commun cette volonté de capter « l’énergie fondamentale de l’univers »[2]. Basées sur les principes du Feng shui et du qi [3], les oeuvres de Cai font resurgir une émotion primordiale. Véritables oeuvres de l’instant, elles cherchent à créer un moment d’harmonie vitale, brisent de manière éphémère la limite entre l’homme, l’espace et le temps. Actives et unificatrices (aussi bien dans l’acte de création que de contemplation), elles parlent de l’organisation du monde, de la genèse. Chez Cai comme chez Klein, l’oeuvre exprime un phénomène en formation qui doit nous submerger. La redécouverte de cet ordre naissant engage les éléments fondamentaux qui sont à l’origine de l’univers. C’est sur ces phases primordiales, au nombre de quatre en Occident (le feu, la terre, l’eau et l’air) et de cinq dans la culture chinoise (le bois, le métal, l’eau, le feu et la terre) que leurs oeuvres se construisent. Cependant, la spiritualité des oeuvres de Cai prend ses sources non dans la recherche de l’Absolu, de l’invisible développé par Klein mais dans le caractère concret des actions participatives et relationnelles.
Travels in the Mediterranean parle de la rencontre entre une oeuvre et un lieu, entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Le dessin résulte d’une expérience territoriale et humaine, impliquant l’engagement de l’ensemble de l’équipe du musée fédéré comme jamais, mais aussi d’étudiants, de la population et de la main-d’oeuvre locale. Ainsi les élèves d'un lycée professionnel voisin spécialisé dans les métiers d'art et la mécanique de précision (Lycée Pasteur) et une école d’arts appliqués (Orbicom) ont assisté l'artiste dans sa création. La dimension internationale de la manifestation par la présence d'un des plus grands artistes chinois contemporains a donc été combinée à l'ancrage de cette création dans le tissu niçois. Cette synergie, ce besoin de travail communautaire est induit par l’oeuvre de Cai. Résultat d’une performance, ce dessin révèle aussi le caractère résolument social de l’oeuvre de cet immense artiste. Travels in the Mediterranean est l’oeuvre d’une collaboration métissée entre l’artiste, la jeune chinoise et la population locale. Elle implique une expérience à la fois corporelle, temporelle, spatiale, mais aussi participative et relationnelle. L’épave excavée et les projections vidéo des événements pyrotechniques présentés durant l’exposition du MAMAC, attestent également que l’oeuvre de Cai peut se lire comme autant de performances spectaculaires invitant à créer un lien entre différentes communautés autour d’un projet commun. Car c’est grâce à cette mobilisation que l’oeuvre est rendue possible.
Reflection – A Gift from Iwaki (2004)
Reflection – A Gift from Iwaki symbolise avec force la beauté de l’échange. Après une exposition en 1994 au musée des beaux-arts d’Iwaki et la réalisation de The Horizon from the Pan-Pacific : Project for Extraterrestrials n°14, Cai matérialise avec Reflection – A Gift from Iwaki les liens affectifs qui l’unissent à cette ville portuaire japonaise. Echoué sur les plages d’Iwaki, ce bateau a été sorti des sables en 2004 par sept volontaires japonais. Il est ensuite reconstitué pour chaque exposition et sur la demande de l’artiste par la même équipe avec l’aide de la main d’oeuvre locale. Après Iwaki, l’épave d’environ quinze mètres de long et de vingt-et-une tonnes a été présentée emplie de porcelaine brisée à la National Gallery à Ottawa, aux musées Guggenheim de New York et de Bilbao, puis au musée des beaux-arts de Taipei avant de s’amarrer à Nice. Cette oeuvre résulte donc bien d’une action en lien avec le tissu social, celle de son excavation puis de ses différents montages, histoire d’ailleurs retranscrite sur un moniteur durant chaque présentation de l’oeuvre.
Faite de trois types de bois (le chêne, le cèdre japonais et le Zelkova), l’épave est emplie de porcelaine brisée provenant du comté de Dehua, un des principaux lieux de production de céramique de la province de Fujian, d’où l’artiste est originaire. Ces Blancs de Chine, reconnaissables à leur aspect onctueux, font référence à l’âge d’or de la porcelaine chinoise sous la dynastie des Ming (XIV-XVIIème siècles). Certains fragments représentent la divinité bouddhiste Bodhisattva Guanyin. Datant d’une centaine d’années, l’épave nous invite à un périple historique. Marquée par le temps qui passe, elle évoque les échanges de marchandises, la transmission des idées mais aussi l’effondrement d’un certain nombre de valeurs. Vestige d’un temps révolu, cette archéologie marine nous rappelle que de nombreuses embarcations en bois ont été abandonnées ici, dans la ville portuaire d’Iwaki, au profit de navires nouveaux. Reflection - A Gift from Iwaki (2004) témoigne de la frénésie moderne. Les restes du bateau, les statuettes morcelées décrivent le déclin du sacré et l’uniformisation de notre société. A cela, s’ajoute la thématique hautement symbolique de la barque et de l’eau, lieu de passage, de traversée. La divinité évoquée est d’ailleurs réputée pour ses qualités d’intercesseur.
La participation des sept volontaires d’Iwaki véhicule également ce message. Leur venue à Nice a été une véritable expérience humaine pour l’équipe du musée et les manutentionnaires qui, chaque matin étaient invités à former un cercle pour un rituel d’étirement, élément à la fois anecdotique et révélateur de l’esprit engendré par les oeuvres de Cai. Le choc des cultures chinoises, japonaises et françaises et leurs engagements communs dans l’installation de cette sculpture colossale font partie intégrante du processus artistique. Quatre containers de douze mètres de long sont nécessaires à son transport. Le bateau est morcelé en près de quinze morceaux à reconstituer pour forme cette épave de quatorze tonnes au total auxquelles s’adjoignent les sept tonnes de porcelaine. Il aura fallu près de dix jours pour réaliser cette opération nécessitant un outillage, des appareils de levage et une manutention spécialisés. Car c’est bien l’histoire et les modalités d’activation de cette pièce qui donnent forme à l’oeuvre. Le montage du bateau dans les salles du musée a d’ailleurs été filmé et complètera les archives de cette épave itinérante.
Explosions Projects
Cinq vidéo ont offert dans l’exposition du MAMAC un aperçu du travail pyrotechnique de Cai, immergeant le spectateur au sein de cette oeuvre résolument spectaculaire et grandiose. Sur ces cinq vidéo, traces d’oeuvres éphémères, deux rendent compte de la réalisation de dessins à la poudre à canon alors que les trois autres donnent à voir des événements pyrotechniques à l’échelle de l’univers.
Les feux d’artifice pour la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin en 2008 ont nécessité une profusion époustouflante de moyens. Vue par des centaines de millions de personnes, cette mise en scène spectaculaire exprime parfaitement l’énergie et la force inhérentes au dépassement de soi. Composés en différents tableaux partant à la conquête de l’espace, le foisonnement de ces feux d’artifice assoit l’importance de l’événement. Pour cette 29ème édition, Footprints of History a déclenché une série de vingt-neuf empreintes de pied qui ont traversé le ciel de Pékin de la place Tian'anmen jusqu’au stade olympique où les explosions se sont déchaînées dans une apothéose exceptionnelle reliant l’humanité à l’univers. Sur une autre projection, une fumée noirâtre apparaît comme une ponctuation poétique dans l’espace (Black Fireworks, Project for Hiroshima, 2008). D’autres restituent le dialogue que Cai a entrepris avec les extraterrestres depuis 1990. Project to Extend the Great Wall of China by 10,000 Meters : Project for Extraterrestrials n°10 (1993), par exemple, prolonge durant une quinzaine de minutes l’extrémité ouest de la Muraille de Chine située dans le désert de Gobi par un mur de feu. Réalisé sur une base militaire, Fetus Movement II : Project for Extraterrestrials n°9 (1992) ressemble vu du ciel à une planète aplatie. Au sol, trois cercles concentriques et huit rayons transversaux d’explosifs encerclent l’artiste, assis au centre de l’installation sur un îlot. Lors de l’explosion alliant la terre, l’eau, le feu et la race humaine, les mouvements de la terre ainsi que le rythme cardiaque et cérébral de l’artiste sont enregistrés[4].
Les performances pyrotechniques de Cai Guo-Qiang nécessitent une infrastructure colossale à l’image des installations, elles aussi éphémères de Christo et Jeanne-Claude. A la tombée de la nuit, Cai Guo-Qiang, tel un magicien, met en scène de somptueux ballets chorégraphiques. Il utilise plusieurs dispositifs pyrotechniques, chacun produisant un effet différent. Leur couleur, leur forme et leur rythme donnent naissance à un paysage de feu coloré. Les thématiques du big-bang, du trou noir, de l’arc-en-ciel, des planètes mais aussi du champignon atomique et du dragon y sont récurrentes. Cai joue de l’ambivalence de la symbolique du feu. A la fois purificateur et destructeur, symbole du cosmos, le feu exprime la puissance, la verticalité (entre le haut et le bas, la terre et le ciel), la transcendance, l’ascension spirituelle et immatérielle.
Face à cette oeuvre en rapport direct avec l’univers, les fulgurances d’Yves Klein nous reviennent à l’esprit : l’aventure monochrome, le lâcher de 1001 ballons bleus devant la Galerie Iris Clert en 1957[5], Les Zones de sensibilité immatérielle, l’installation de feu réalisée lors de son exposition au musée de Krefled[6], les Cosmogonies, Le Vide [7].
Les dessins à la poudre noire présentés devant un parterre d’eau, l’épave de bois chargée de porcelaine brisée, les feux d’artifice métalliques reliant la Terre à l’univers, évoquent la thématique de la traversée, du voyage initiatique. Ensemble, ils créent une circulation de sens, un passage, une voie vers un état originel et extatique incluant à la fois la notion de dépassement et de retour sur soi.
Cette dimension spirituelle s’ancre dans une réalité sociale. Cai a ici développé une oeuvre résolument contextuelle, collaborative et processuelle nécessitant chaque fois l’engagement et la fédération d’une multitude de personnes venant d’horizons différents : des volontaires d’Iwaki pour le montage de Reflection – A Gift from Iwaki (2004), une étudiante chinoise pour la création du dessin Travels in the Mediterranean (2010), avec comme autre constante, la mise à contribution de la population locale et d’une manutention spécialisée. La performance dans les anciens Abattoirs municipaux tout comme le montage du bateau de pêche et la réalisation des feux d’artifice (présents dans l’exposition au travers des projections vidéo) ont concentré l’effort d’étudiants, de professionnels locaux et nationaux et des assistants chinois et japonais. Chaque oeuvre a son histoire et ses acteurs. Elle se développe à partir d’un site spécifique et en rapport avec lui. Chez Cai, c’est le résultat de ces collaborations qui fait oeuvre.
Ces actions sont d’ailleurs retranscrites par l’intermédiaire de captations vidéographiques et de reportages photographiques. Le catalogue de l’exposition a été envisagé comme un carnet de bord retraçant l’accrochage de l’exposition et la réalisation de la performance afin de coller au plus près de la démarche de l’artiste, qui considère la genèse du projet et son résultat comme une seule entité. L’exposition a été accompagnée de toute une série d’éléments didactiques permettant de restituer le processus de création : journal de l’exposition, aménagement de supports de documentation, présentation d’une biographie détaillée dans une salle de l’exposition… Enfin, le service de médiation et l’atelier de pratiques artistiques du musée ont complété ce travail de sensibilisation. Cette intervention à ce colloque en est une autre forme.
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[1] Les recherches plastiques de Cai comme celles de Klein sont liées à la couleur. Cai n’utilise pourtant pas de pigments. Les nuances sont rendues par la manipulation et la combustion des différentes poudres.
[2] Cai Guo-Qiang, entretien avec Jérôme Sana, in cat. Cai Guo-Qiang, Une histoire arbitraire, MAC, Lyon, 2001, p.45.
[3] Le Feng shui est l’art d’harmoniser l’énergie d’un lieu. Le concept du qi exprime cette énergie interne à toute chose.
[4] A l’aide respectivement d’un sismographe, d’un électrocardiogramme et d’un électro-encéphalogramme.
[5] Yves Klein, Propositions monochromes, 1957, Galerie Iris Clert, Paris, France.
[6] Yves Klein, Monochrome + Feuer, 1961, Musée Haus Lange, Krefled, Allemagne. L’installation se compose d’une armature de 50 becs Bunsen et d’un feu de Bengale de trois mètres de haut.
[7] La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée, Le Vide (époque pneumatique), Galerie Iris Clert, Paris, 1958.